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LOUIS-FERDINAND CELINE

 

 

BAGATELLES POUR UN MASSACRE

 

[34] (p. 351-360)

[351] des meurtres!... d'amples massacres bien amenés... Peut-être au surplus pourrais-je prévoir dans mon histoire, quelques passages en dialogues... Ah! voilà qui serait innover!... du dialogue!... des paroles dansantes!... Une danseuse par mot... par lettre! A pays neuf, des spectacles de "choc"!... Et puis d'autres conseils... éviter comme le choléra... comme trente-six mille pestes!... l'Evasion!... Ah! plus d'Evasion!... plus de Romantisme!... d'éplorées Elégies!... Plus de ces gigoteries en Parnasse mythologique! Fini! ... Les Ballets doivent faire "penser"! comme tous les autres spectacles!... et penser "sozial"!

Emouvoir... certes!... charmer... mais charmer "sozial" n'est-ce pas? Plus le poème est réussi... plus il est z sozial"!...

"Voici, cher Monsieur Céline, le point de réalité que nous devons toujours atteindre, le "sozial" au coeur des foules... Le "sozial" en charme et en musique... Poème dansé! vigoureux! émouvant! tragique! sanglant! émeutier!... libérateur!... Voici le souffle!... voici le thème!... et "sozial" par dessus tout!... Voici la ligne!... la commande!... Artiste! celui qui nous comprend! Voici les oeuvres attendues par les Ballets russes du "Plan ". Et plus du tout, plus jamais! ces grêles perfides anémies! ces languissements mélodieux!... Honteuses tricheries, cher Monsieur Céline, du Devenir "sozial"!... Peut-être vers 1906... vers 1912 ces agaceries pouvaient-elles encore se défendre... mais de nos jours... pouah!..."

Je me tenais l'oreille très basse... je l'avoue... sur mon tabouret... Peu sensible au ridicule, nullement vexé, je n'éprouvais de cet échec qu'un chagrin très sincère... Au seuil du Temple je m'effondrais... Je me faisais saquer, par les connaisseurs parfaits, comme un cotillon miteux... J'en aurais pleuré...

Tous alors, devant ma mine déconfite, changèrent à l'instant de ton... Redressement à toute vapeur!...

-- Mais non! Mais non! monsieur Céline! C'est nous comprendre tout de travers! Espoir! Espoir! au contraire! cher monsieur Céline! Grands espoirs! Ce sont là, paroles amicales! Nous comptons sur vous pour la saison prochaine! Revenez nous voir au printemps prochain!... Nous serons toujours si heureux de vous accueillir!... toujours prêts à vous entendre, je vous assure... infiniment favorables... je ne peux pas mieux vous dire...

Le petit directeur se montrait à présent plus encourageant que tous les autres...

"Ne nous oubliez pas... Revenez!... Apportez-nous de Paris [352] un autre manuscrit... dans la note... Nous connaissons vos dons admirables!... Ce sera réellement sublime! Nous le savons!... ".

Tous en choeur: "Nous le savons! Rien est perdu! Tout au contraire! Nous l'étudierons aussitôt tous ensemble!... Nous le monterons, il va de soi! Et comme ceci!... Et comme cela!... "

Je suis prompt à me requinquer... un petit compliment me suffit... me rambine comme une strychnine... Je me tétanise... Je me trouve à l'instant reprêt... aux plus rebutantes performances... en un clin d'oeil... Pour un peu, j'allais recommencer tout! Ils m'ont calmé gentiment... joyeusement... Nous ne parlions plus que de l'année prochaine! Nous étions devenus si aimables, si extrêmement copains... que c'était un genre de féerie... Ils ont bien vu mon caractère... La façon que je reprends confiance... Tout en dégustant le thé... les petits fours... les cigarettes et cigares... Et les voila tous qui s'enveloppent dans une fumée si épaisse, massés au rebord de la table, que je les apercevais plus... Ils me parlent très fort, dans les nuages... leur langage de locomotive... Arracho! ... Harracho! ... Harracho! ... arrou! ... Harrou! ... de plus en plus violemment... à emporter tout!... Ça pouvait pas être un complot... Le petit Juif, il arrêtait pas de m'expliquer, encore, toujours, les thèmes de la danse de l'Avenir!... la tête dans les mains... il monologuait: "Vous me comprenez, cher monsieur Céline... une facture plus vigoureuse... "sozial "... C'est le mot!... pas trop historique! ... pas trop d'actualité non plus... Mais cependant bien moderne... et puis surtout qui fasse penser!... "

A ce moment le secrétaire politique fut pris de quintes... il toussait fort... à s'étouffer... dans ses crayons... L'entretien devait prendre fin... Nous nous séparâmes, ravis...

En bourrasque, j'ai repris la porte... voltigeant... effréné de zèle... à travers d'infinis couloirs... des kilomètres de dédales... à chaque détour... chaque tambour... un corps de garde en alerte... Ce merveilleux opéra, dans l'intimité: une forteresse!... une citadelle en transe!... tous les labyrinthes traqués!... sur la défensive!... tous les boyaux en qui-vive... l'attentat rôde... Des yeux vous suivent du fond de toutes les ombres, vous épient... Vite dans la rue!... Ah! l'allégresse, le délire m'emporte!... j'effleure les trottoirs à peine... en plein essor... souffle d'allégresse!... admirablement résolu!... L'esprit me possède...

"Dine! Paradine! Crèvent! Boursouflent! Ventre dieu!... 487 millions! d'empalafiés cosacologues! Quid? Quid? Quod? Dans [353] tous les chancres de Slavie! Quid? de Baltique slavigote en Blanche Altramer noire? Quam? Balkans! Visqueux! Ratagan! de concombres!... mornes! roteux! de ratamerde! Je m'en pourfentre... Je m'en pourfoutre! Gigantement! Je m'envole! coloquinte!... Barbatoliers? immensément! Volgaronoff!... mongomoleux Tartaronesques!... Stakhanoviciants!... Culodovitch!... Quatre cent mille verstes myriamètres... de steppes de condachiures, de peaux de Zébis-Laridon!... Ventre Poultre! Je m'en gratte tous les Vésuves!... Déluges!... fongueux de margachiante!... Pour vos tout sales pots fiottés d'entzarinavés!... Stabiline! Vorokchiots! Surplus Déconfits!... Transbérie!... " Voilà comment je me cause dans l'enthousiasme!... Et puis d'ailleurs résolu admirablement décidé! brasé! à toutes les plus suprêmes prudences!... Jamais ne plus rien marmonner... insinuer... le plus susurré soupir... qui puisse être compris de travers... Vicieusement interprété... péjoratif!... Ah! pas du tout!... Ah! méprise!... Palinodies!...

Tout d'effrénées louanges, je serai ruisselant!... Favorable aux Soviets?... Phénoménal!... diantre!... Epris au point d'ébullition!... depuis mes chaussettes qui ne tiennent jusqu'à mes cheveux qui repoussent... Hosanna!... Ah! comme je veux les chanter!... credissimo!... Les "réalisations " sublimes!... Les vocaliser sur vingt et cent autres gammes... Dominus! ... m'en rompre les cordes... m'en faire éclater toutes les bronches... Et exploser pour eux!... Et puis les contradicteurs, ces fourbes morveux cancres rances, je les étourdirai sur place!... Aux "vils douteux", c'est juré! Je répondrai tout comme l'autre! de tout mon creux: "Tout va très bien! Très fort! très loin! de plus en plus mieux!... fortissime!..." J'irai militer dans les cours de tout Paris, avec Popaul... Nous serons deux!... Je me donnerai corps et âme au plan "quadricentenal"... Je veux enfiévrer, bouleverser de "soziologie" toute la banlieue sud et ouest... la Seine-et-Oise jusqu'à Conflans... peut-être Pontoise... Déjà Nathalie me tenait en haleine, me dotait du rudiment... ne manquait une occasion de croiser le fer... de la controverse dialectique!... la "matérialiste"... brutale et sans merci... J'arriverai chez Popaul bardé de casuistique!... à bloc! pour toute rivalité!... Je stockais en cours de promenade tous les arguments invincibles... J'avais des slogans plein la bouche... Je répétais dans ma chambre (la si coûteuse)...

"Ils ont pas un clou qui leur manque!" Je l'affirmerai... pour commencer aux journalistes... froncé... buté... des sourcils... un vrai [354] boeuf de Contradicteur!... Je m'étudierai dans la glace... "Pas une étrivière... pas un petit knout!... pas un licol de trop court!... Pas une meule trop légère!... C'est merveilleux ce qu'ils peuvent moudre! et broyer... Ah!... Vendu! que j'assaillerai instantanément le moindre muqueux détracteur!... Je le laisserai pas retrouver sa glotte!... Survendu!... Pantelant!... Tabétique fumant!... Gonocolose! Gravelle! Lâche trou d'ignoble!... Cancéreux volontaire! Caiman lesbianique!... Voilà! Pas un clou qui ne soit absolument droit planté! Je réitère! profondément! ... Entendez-moi! ... inaltérablement! ... rivé! ... fidèle à tout l'URSS! en toutes portes de chaque prison de la glaciale Vladivostock à la plus atrocement frigide encore Mer Esthonique!... Gueules salophages! Tenez-vous pour interdites! Précisément! fanatiques, coites! désormais!... perturbatrices à crapauds!... Pas un mouton! tout au long des herbages tendrelets des quarante et huit républiques sans faveurs! aux couleurs!... De la Protection des Kalmouks à la Réserve du Bidjean! Fixe! De Gourgoulie en Tartarêve! Ah! Du même! fidèlement... Repos!... Tel que je cause! dans n'importe quel Sokose! ces fières parcelles du Paradis!... Pas une vache sans son train!... Pas une roue sans sa trente et deux bicyclettes!... Célérifères!... Pas une corne sans Korku! Pas un seul flacon sans ivrogne! ... Pas une croûte sans estomac!... Pas un goujat sans astrakan!... Pas une pancarte sans Staline!... Pas un poteau sans son Trotzky! Pas un défilé sans traîtres! Pas un bonheur sans Staline! Pas un seul traître sans pancarte! Pas un seul manche sans bannière! Pas un seul Staline sans traître! Pas de Paradis sans serpent! Pas un Staline sans photo! Pas de bonheur sans bourreau! Photo! Poto! Ma-Tire-laine! Tirolo!" Voilà comment que je causerai!... quand on sera bien tombé d'accord! du moment précis! sur toutes les choses si délicates...


[355]


Je pouvais faire un tour, j'avais le temps, chaque matin, avant que Nathalie arrive...

Elle finissait son ménage et puis elle grimpait en vitesse au Rapport... à la Police... J'avais deux bonnes heures devant moi pour vadrouiller... C'est pas drôle les rues de Leningrad, les gens sont minables... désolants... je l'ai dit... les boutiques de même... Autant de pauvres guitounes, décrépites... mal rafistolées... parquets usés jusqu'aux membrures... antiques comptoirs en bois massif... somptueux... luisants d'avant-guerre... encore vaguement décorés de cornes d'abondance... d'altières armoires à rayons... décoration "petits bouquets" et flots rubanneux... Imitations fanées, moisies des chichis parisiens 1900... Leur camelote?... Un immense fatras de rogatons infiniment déjetés... absolument insoldables partout ailleurs qu'en Russie... Un terrible "fonds" de brocante... tout l'invendable pathétique des très vieilles merceries de village... comme on en trouvait en France encore vers 1910 au cours des "manoeuvres"... Je me souviens... Mais là-bas c'est le dernier cri... Tous ces rogatons pas regardables, ce dépotoir hors de prix, c'est leurs fournitures essentielles, la production sovietico-monstre des géantes coopératives... A Monrovia, en Libérie, ils se fournissent en cotonnade et quincaille chez John Holt, à Liverpool, je vous assure que ça se défend... C'est pas comparable!... C'est de l'article extrêmement loyal. "Came" pour "came" de traite, y a des limites en banditisme... Moi aussi, j'ai fait du commerce avec les sauvages... A Bikobimbo, sous paillotte, dans la fin tréfonds du Cameroun. J'en ai trafiqué pour des tonnes... J'avais pas de concurrence non plus... Mais jamais j'aurais osé... j'aurais rougi. [356] Quand je dis que leur came aux Soviets c'est de la pauvre ordure, je sais ce que j'avance. Je les ai faites toutes leurs boutiques, des grandes rues, avec Nathalie... C'est pas croyable comme immondice le genre qu'ils exposent... Faut du génie à une personne pour arriver à se vêtir... C'est tellement de l'étoupe leurs étoffes que ça tient pas la couture... Et c'est pas donné! Faut savoir!... Faut des roubles à la brouette pour se payer du très médiocre... quelques coupons cotonneux!... En définitive, c'est simple pour drainer la sueur et le sang du peuple, les Soviets chéris c'est les pires, les plus intraitables des patrons, les plus diaboliques, les plus acharnés des suceurs!... Les plus ravageurs exploitants... Je dis diaboliques, parce qu'ils ont en plus des autres, des idées de supercharognes. Ils font crever pertinemment leur peuple... leur peuple "rédempté", de toute cette abracadabrante misère, par pur calcul et système... Préméditée manigance. Ils savent très bien ce qu'ils font!... Décerveler, affamer, annihiler, broyer, le peuple chéri!.. le pétrir toujours davantage! jusqu'aux ultimes bribes de vertèbres, jusqu'au plus intime des fibres! l'imbiber d'angoisse, qu'il en dégorge!... l'avoir infiniment en poigne comme une lavette toute consentante à n'importe quelle destinée... L'orgasme juif, la grande contracture de bâtards nègres au délire, de nous conchier tous dans la mort, plus avilis, mieux piétinés, plus immondes, putrides abjects, que tous les cauchemars de tous les crapauds en Sabbat. Et puis nous fourguer en latrines quand on nous aura tout pompé, torturés de millions de manières... Notre fatalité charmante! Quant à la croque à Leningrad, c'est encore pire que l'habillage si possible... Leurs boucheries, presque toutes en sous-sol, en contre-bas de la rue, au fond, grottes sous les immeubles... bien puantes... Le peuple dans le ruisseau séjourne... il attend son tour... la "queue" massée devant le rideau des mouches... dense... ondoyant... tout bleu... il jabote le peuple... Il bourdonne avec les mouches... Il se débat contre l'essaim de mouches... entre les mouches...

L'une après l'autre, la concierge, la commère en bottes, la "baba" emmitouflée, la petite fille à lunettes, plongent dans le caveau... crèvent l'étendard des mouches... filent dans le tunnel... Rappliquent aux jour triomphales... Au poing leur petit bout de gras! Les mouches foncent dessus tout de suite... les gens avec... tout ça tripote, pique, ronfle... dans l'essaim... C'est un nuage, une mêlée autour de la commère en bottes.


[357]


En rentrant de mes excursions, je jetais toujours un petit coup d'oeil dans les bureaux de "Vox"... si je voyais rien... L'immeuble vis-à-vis de l'hôtel... le "Bon accueil aux Etrangers"... Je suis assez curieux de nature. Ces bureaux qui ouvraient si tard, jamais beaucoup avant midi, m'intriguaient. Un matin, comme ça, filant un regard dans cette pénombre... J'entends une musique... J'écoute... un piano... Je m'assois sur les marches... C'était fort bien joué... Je veux me rendre compte de plus près... Je fais tout le tour de la cambuse... Je descends les degrés... au sous-sol je trouve une porte... un petit passage... Je veux voir un peu la personne... Je m'y connais en piano, j'ai pianoté autrefois, un petit peu moi-même... Ça me tracasse toujours... Me voici dans la maison... Tous ces bureaux strictement vides ça fait bien de l'écho... J'arrive au premier étage... ça vient de ce côté-là... Un paravent... Je m'arrête... sur la pointe des pieds, je fais le détour. Maintenant je la vois la pianiste... C'est la petite vieille, je la connais bien... C'est la "grand'mère", c'est elle qui cause le français dans ce "Bon accueil"... Elle fait même des phrases, elle fignole... elle parle précieux... C'est elle qui me donne les renseignements pour les visites que je désire... Je me planque dans un coin de la pièce... je ne fais aucun bruit... J'écoute bien attentivement... Elle m'en avait jamais parlé, qu'elle en touchait merveilleusement du piano... Jamais... C'était trop d'effacement. Je lui en tenais rigueur... Nous étions pourtant bons amis... Ça faisait trois semaines au [358] moins que chaque jour sur les midi je traversais toute l'avenue... pour lui présenter mes devoirs... et puis cancaner un petit peu... casser du sucre... Elle était fine comme de l'ambre cette petite vieille, et puis aimable au possible...

Là, sur ma chaise, je mouftais pas... l'écoutant... J'ai tout entendu... une exécution parfaite... d'abord presque tous les "Préludes" et puis Haydn, la "cinquième"... Je dis pas Haydn pour prendre un genre. En plus de mes dons personnels, j'ai fréquenté une pianiste, des années... Elle gagnait sa vie sur Chopin et sur Haydn... Vous dire que je connais les oeuvres... et sensible à la qualité... Eh bien, je l'affirme comme je le pense, la grand'mère c'était une artiste...

Au bout d'un moment, je suis parti, comme j'étais venu, sur les pointes. Le lendemain d'abord, je voulais pas lui en parler de cette indiscrète audition... et puis je suis bavard à me faire pendre... J'ai risqué quelques allusions... enfin je l'ai félicitée... qu'elle touchait l'ivoire en virtuose... et même infiniment mieux!... Sans aguicheries, sans clinquant, sans bouffées de pédales... Elle a compris par mes paroles que je savais apprécier... et puis que vu mon raffinement j'étais bien capable d'une réelle conversation... En parlant bien bas, plus bas, elle m'a mis un peu au courant... "Je suis "nouvelle" dans ce pays, vous me comprenez, Monsieur Céline?... "Nouvelle" non par l'âge, hélas!... Mais par la date de mon retour... Je suis restée absente vingt ans!... Voici un an que je suis revenue... J'ai fait beaucoup de musique à l'étranger... Je donnais parfois des concerts... et toujours des leçons... J'ai voulu rentrer... les voir... me voici... Ils ne m'aiment pas beaucoup, Monsieur Céline... Je dois demeurer cependant... C'est fini! ... Il faut!... Ils ne veulent pas de moi comme musicienne... Mais ils ne veulent pas que je parte... Je suis trop vieille pour le piano... me disent ils... Mais surtout mon absence depuis tant d'années... leur semble suspecte... Heureusement je parle plusieurs langues étrangères... cela me sauve... me vaut ce petit emploi... Je ne veux pas me plaindre, Monsieur Céline, mais vraiment je ne suis pas heureuse... Vous voyez, n'est ce pas? J'arrive au bureau avant l'heure, bien avant les autres, à cause du piano... Ils ont un piano ici... Chez moi, il n'y a pas moyen... bien sûr... pas de piano... Nous sommes trois vieilles personnes à loger ensemble dans une petite pièce... C'est déjà très bien... Si vous saviez... Je ne veux pas me plaindre...".

[359] La veille de mon départ, je la trouvai gênée la grand'mère, anxieuse, avec quelque chose à me confier encore... Elle chuchotait:

"Monsieur Céline, vous me pardonnerez... Puis-je me permettre de vous demander... Oh! une petite question... peut être très indiscrète... Oh! je ne sais trop... si je dois?... Enfin vous ne me répondrez pas si je suis fâcheuse... Ah! Monsieur Céline! je ne suis pas très heureuse... Mais il y a beaucoup de gens, n'est ce pas Monsieur Céline, qui ne sont pas très heureux?... Cependant que pensez-vous?... à votre opinion, Monsieur Céline?... Une personne en ce monde, absolument sans famille... sans aucun lien... qui n'est plus utile à personne... Vieille... invalide déjà... malheureuse, plus aimée par personne... qui doit endurer bien des misères, bien des affronts... n'a-t-elle pas le droit à votre avis?... bien sincère?... sans ménagement, je vous prie, d'attenter à ses jours?...".

Ah! Je ne fis qu'un bond!... sur ces mots... quel sursaut!...

"Holà! Madame! voici le véritable blasphème!... Comment! Grande honte et remords! Ah! Je ne vous écoute plus!... Un tel projet! aussi sauvage! insensé! sinistre!... Vous capitulez Madame?... devant quelques arrogances de minces bureaucrates imbéciles... Je vous trouve à tout extrême, pour quelques niaises taquineries... Pfoui!... Quelques fredaines de cloportes... Déroutant! Madame, déroutant! ... en vérité... Un parfait talent comme le vôtre doit revenir aux concerts!... Voici le devoir impérieux! Demandez à être entendue! Madame!... Et vous triompherez!.. Tous ces gens du bolchévisme, dans l'ensemble, je vous l'accorde ne sont pas très aimables... Ils sont peut-être un peu cruels... un peu grossiers... un peu sournois... un peu sadiques... un peu fainéants... un peu ivrognes... un peu voleurs... un peu lâches... un peu menteurs... un peu crasseux... je vous l'accorde!... C'est à se demander par quel bout il vaudrait mieux les pendre?... Mais le fond n'est pas mauvais!... dès que vous réfléchissez!...".

La grand'mère, comme tous les Russes, c'était sa passion de réfléchir. Nous avons réfléchi ensemble... passionnément...

"Vous voyez, ai-je gaiement conclu, vous voyez! Je peux vous assurer, Madame, je peux vous faire le pari, cent mille roubles! que votre talent si précieux, si finement délié, si sensible, si intimement nuancé, ne sera pas longtemps méconnu!... Ah! que non!... Vous reviendrez au public, Madame! je vous le prédis!... Je vois [360] ça d'ici!... Et dans toutes les grandes villes de la Russie du "Plan"! Vous irez partout, triomphale, attendue, acclamée, désirée!.. redemandée! ..."

-- Vous croyez, Monsieur Céline?... Ils se méfient tellement de nous, de tous ceux qui reviennent... de ceux qui connaissent l'étranger...

Nathalie à ce moment entrait... il fallait se taire.

-- Au revoir, Madame, au revoir! Je reviendrai! absolument!

J'ai juré, deux ou trois fois.


Ce texte comporte les pages 351-360 du pamphlet de Louis-Ferdinand Céline, intitulé Bagatelles pour un massacre. Le "massacre", dans la pensée de l'auteur, est évidemment celui qu'il prévoit, en 1937, comme ce qui arriverait s'il éclatait une deuxième guerre mondiale.

Contrairement à la rumeur, les pamphlets ne sont pas interdit par des lois, des règlements ou des tribunaux. Ils n'ont pas été réédités par des maisons d'édition ayant pignon sur rue parce que l'auteur, revenu en France, voulait pouvoir vendre les livres qu'il écrivait alors pour gagner sa pitance. Cette mesure d'opportunité n'a plus lieu d'être après la disparition de l'auteur, en 1961. Personne n'a la droit de soustraire à la légitime curiosité des générations suivantes ce qui a été le noyau incandescent de la littérature française vers le milieu du vingtième siècle.

Le texte ici reproduit est celui d'une édition probablement pirate. Les détenteurs d'une éditions réellement authentique voudront bien nous signaler les éventuelles différences.

D'autres groupes de 10 pages suivront.

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