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LE REVISIONNISME A CHAUD

 

Serge Thion

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Nombreux auront été ceux qui ont passé quelques fiévreuses journées, en décembre 1989, à "zapper" les journaux télévisés et à sauter d'une radio à l'autre pour avoir des nouvelles fraîches de Roumanie et tâcher de suivre les événements au plus près. On sait bien que dans tout pays privé d'une presse multiple -- notez que je n'utilise pas le terme de "presse libre", ces deux termes étant à peu près inconciliables dans la pratique -- les
rumeurs circulent sans frein. Pour peu que s'ajoute à cela un état de guerre, elles se déchaînent sans limite. La Roumanie offrait, et depuis très longtemps, un beau champ d'expérience pour qui aurait voulu s'intéresser au
phénomène de la rumeur.


On allait donc voir la presse à l'oeuvre, non seulement la presse occidentale mais la presse des pays de l'Est, agités désormais par la glasnost, que l'on rend généralement par "transparence". La plus grosse affaire fut peut-être celle de la ville où les événements avaient commencé, Timisoara. Les caméras nous montraient quelques corps exhumés d'un charnier et les chiffres tombaient, très précis, 4350 morts. On pouvait se demander
comment il était possible d'exhumer en une nuit autant de corps. Mais ensuite, les chiffres allaient monter. La Securitate avait arrêté, disait-on, des milliers de manifestants, et les avaient froidement massacrés. On arrivait ensuite au chiffre de 12.000 morts, pour une répression qui avait duré, semblait-il, 48heures et qui avait clairement échoué puisque les gens étaient toujours dans la rue et que les usines étaient en grève; 12.000 morts et les gens toujours dans la rue! Il y avait des gens pour nous dire cela sans broncher, à la radio et à la
télévision. Certains étaient même sur place, à Timisoara. Aucune répression au monde n'a atteint un tel chiffre dans un tel laps de temps. Aucun reporter n'a été terrassé par le sentiment de l'absurde. A Bucarest, les
chiffres se gonflaient aussi d'heure en heure. On arrivait rapidement à 5.000 morts. Pourtant, les images qui nous parvenaient en direct montraient quelques maladroits bidasses qui tiraillaient un peu au hasard sur des
fenêtres. Les chars tiraient de rares rafales de mitrailleuse. Les hommes de la Securitate, dont l'armement était, nous disait-on, bien supérieur, tiraient de-ci de-là quelques rafales de PM. On n'a pas vu un seul char tirer un seul coup de canon. Ils auraient pourtant vite réglé le problème avec quelques obus bien placés. Les commentateurs nous dirent alors que l'armée manquait de munitions. On avait pourtant vu sur des images des piles de caisses d'obus. Et si les chars en avaient tiré, la télévision n'aurait pas manqué de nous les montrer. C'est très joli à voir, un char qui tire des obus; ça fait de la belle image. On voyait en même temps les dégâts causés à la ville de Panama par l'intervention américaine: c'était autrement sérieux, des quartiers entiers étaient rasés. On comptait les civils tués par centaines. Les Américains ont même utilisé pour la première fois en
opération réelle le dernier bijou de la technique du meurtre de masse, le bombardier "furtif" F117. Il n'a pas été montré à la télévision. C'est dommage pour le spectacle.

Bref, il n'y avait pas besoin d'être un grand stratège pour voir que la gue-guerre de Bucarest, menée par quelques poignées de soldats sans instruction, sans officiers sur le terrain, sans téléphone de campagne et sans héroisme outrancier, ne pouvait pas faire beaucoup de victimes. Quelques-unes frappées au hasard, tout au plus. Les chiffres atteignirent 10.000 pour la seule ville de Bucarest, au moment même où les médecins occidentaux disaient que les hôpitaux avaient la situation bien en main et qu'il n'y avait pas besoin de personnel supplémentaire. L'agence Tass annonçait de son côté l'arrivée imminente d'une colonne de chars de la
Securitate qui venait attaquer l'immeuble de la télévision. Ces chars ne se sont jamais matérialisés. Pour qui sait un peu à quoi une vraie guerre ressemble, on assistait à des combats d'opérette, n'engageant qu'une fraction infime de l'armée, qui servaient à l'évidence à masquer les tractations intenses qui se déroulaient entre les héritiers du défunt régime et dont on a vu les résultats par la suite. La veille de Noel, la télévision hongroise annonça 60.000 morts et 300.000 blessés, à un moment où cela était déjà palpablement faux. Ces chiffres étaient aussitôt repris sans l'ombre d'une réserve par l'ensemble de la presse occidentale. On allait d'ailleurs aussitôt les reprocher à Ceaucescu lors de son procès-bidon. Le premier chef d'accusation et de condamnation allait être le "génocide" de 60.000 morts. Ahurissement du Conducator quand il s'entend jeter ce chiffre à la figure. Il ne savait pas encore qu'il allait être le premier condamné de l'histoire à être exécuté pour "génocide" individuel. Mais le révisionnisme est là. Il est dans toutes les têtes. Bernard Kouchner, secrétaire d'Etat, qui nous avait habitués à moins de sobriété lors de ses anciens ébats journalistiques, s'est dépêché de citer le chiffre du ministère de la Santé, 500 morts à Bucarest, et de rappeler qu'on n'avait vu qu'une soixantaine de corps ensemble à Timisoara. Ce qui fait, si l'on accepte que ces chiffres sont un peu sous-estimés, que l'on ne dépasse sans doute pas de beaucoup le millier de morts pour la première semaine de la nouvelle révolution roumaine (Le Monde du 29 décembre cite les chiffres du ministère roumain de la Santé: 776 morts recensés, 1600 blessés hospitalisés). C'est considérable, mais c'est heureusement soixante fois moins que les chiffres entérinés par le nouveau pouvoir et utilisés pour justifier l'assassinat de l'ancien dictateur. De plus, une certaine proportion de ces morts et blessés doit être attribuée à l'armée et aux partisans civils, surtout à leur nervosité et leur incompétence militaire.
On a même entendu Kouchner se justifier à la télévision en insistant sur le fait que c'était une bonne nouvelle, que cela signifiait beaucoup moins de deuils et de peine que ce que l'on avait cru. Il reprenait ainsi mot pour
mot ce que le professeur Faurisson avait écrit, il y a dix ans, lorsqu'il avait fait part de sa conviction que les chambres à gaz n'avaient pas existé.

Les autres canards ne nous ont pas été épargnés. La vieille rumeur, qui avait déjà fait surface dans la presse plusieurs mois auparavant, selon laquelle les leaders de l'insurrection de Brasov, en 1987, avaient été
soumis à des "radiations", à leur insu, et qu'ils en étaient morts quelques mois plus tard, s'est trouvée réactualisée. Sans la moindre preuve, évidemment, alors qu'il aurait été si facile de nous montrer ces
installations homicides dans les palais désormais occupés par le peuple. L'organisation "Médecins du Monde" (créée par le même Kouchner) a aussi entériné la rumeur de l'empoisonnement des eaux de la ville de Sibiu. Cette rumeur a pourtant couru chaque grande ville roumaine, tant le phantasme de la toute-puissance diabolique de la Securitate a fait vivre les Roumains dans la terreur. Apparemment, les hôpitaux de Sibiu ont soigné plusieurs cas d'intoxication mais personne n'est mort de cet "empoisonnement".

Le plus énorme canard était sans doute celui des "mercenaires arabes". Certes, les Roumains ont vécu plusieurs siècles sous le joug ottoman. Pour eux, l'"ennemi héréditaire" est le Turc, bien davantage que le Russe ou le Hongrois. Il est probable que le "terroriste arabe" qui joue le rôle de premier plan que l'on sait dans l'imaginaire occidental se soit surimposé à une figure terrorisante de Turc issue du passé. Peu importe ici. La plupart des envoyés spéciaux en Roumanie ont rapporté comme du bon pain les nouvelles selon lesquelles des "bataillons" de Syriens, de Libyens, et même de Palestiniens et d'Iraniens -- comme par hasard les ennemis "officiels" de l'Occident -- préparaient des offensives contre la révolution. La télévision nous a montré un cadavre, marqué "terrorist" au crayon à bille, qui pouvait raisonnablement passer pour un Arabe, en dépit du fait évident que nombre de Roumains, au physique méditerranéen, peuvent facilement ressembler à des Arabes. Un médecin roumain, le chef de l'hôpital des urgences, nous a même dit qu'on les reconnaissait facilement et que des blessés de la Securitate, sous l'empire de la drogue, avaient prononcé des mots qui n'étaient pas roumains. A la suite de ces rumeurs, complaisamment rapportées par une presse qui était bien en peine de fournir le premier élément de preuve, sauf celle d'une immonde "chasse aux Arabes", certaines chancelleries ont commencé à sonder l'opinion en parlant d'"ingérences étrangères" qui pouvaient peut-être justifier une intervention. Roland Dumas a même parlé, avec une mâle assurance, de "brigades internationales". Cet excité prenait-il la Roumanie pour les Comores?

Toutes ces âneries ont été scrupuleusement rapportées par les médias, surtout par l'audiovisuel, comme si elles étaient des faits vérifiés. Certains commentateurs ont été forcés, la mine contrite, de reconnaître que les chiffres avaient été exagérés mais, comme le disait l'un d'entre eux, "c'est toujours comme ça dans ce genre de circonstances". Ce fut la même chose, l'année précédente, avec le tremblement de terre en Arménie où les chiffres initiaux (100.000 morts) furent ensuite réduits d'un facteur 10 (sauf chez certains nationalistes arméniens).

L'horreur du régime, on nous la montre par les résidences des Ceaucescu. Ces salopards vivaient dans un confort luxueux. J'attends qu'une révolution nous montre ici comment vivent nos présidents et nos ministres ... On nous a même dit que la fille du dictateur, Zola, "pesait la viande de ses chiens dans une balance en or", balance que malheureusement nous n'avons pas vue... On
nous dit aussi qu'on a trouvé, dans une ville de province, toutes les fiches que la Securitate avait rédigées sur les citoyens. Horreur et damnation! Que les chers citoyens français s'avisent donc d'aller demander communication de leur fiche à la police! Quelles fiches? Une démocratie tenir des fiches comme un vulgaire totalitarisme? De tels propos sont indécents.

Ce régime roumain était abominable. Il l'était depuis très longtemps. Il mentait énormément. Ses successeurs se sont empressés de mentir aussi beaucoup. Et la presse leur a emboîté le pas sans la moindre réticence.

Le révisionnisme, c'est aussi à chaud, devant le poste de télévision, devant l'article de journal encore humide de son encre, qu'il faut le pratiquer. N'attendons pas vingt ou quarante ans. Tous ces mensonges, ces travestissements de la réalité ont un but immédiat: nous décerveler chaque jour un peu plus pour obtenir de nous ce qu'aucun Ceaucescu n'a pu obtenir de son peuple, quels que soient les rudes moyens qu'il a employés: nous faire croire ce que la raison d'Etat nous susurre en agitant les petites marionnettes qu'on appelle journalistes.

(29 décembre 1989)



A ces quelques lignes, rédigées "à chaud", les semaines écoulées ont
apporté d'amples confirmations. Beaucoup de journalistes ont été contraints
de revenir sur leurs affirmations, en se cherchant toutes les excuses du
monde. Le mythe qui affirme qu'un journaliste ne donne que des informations
vérifiées et recoupées a été piteusement abandonné au nom des
"circonstances". Même son de cloche -- c'est le cas de le dire -- chez
Jean-François Kahn (émission "Arrêt sur enquête" du 5 janvier 1990 sur
France-Culture) qui a expliqué que les chiffres sont toujours exagérés, que
c'est une façon symbolique pour les gens de dire que le drame qu'ils vivent
est affreux, que les chiffres ne traduisent dans le fond que la souffrance
des subjectivités. Pour un peu, JFK nous ferait croire que les journalistes
prennent leurs chiffres dans la rue. Il n'a fait aucune allusion au passé et
à ses chiffres symboliques.

On sait pourtant qu'il n'en est rien et que seule l'"autorité" est une
source valable. On a vu ainsi en janvier, alors que tous les renseignements
d'origine médicale donnaient des chiffres situés entre 1.000 et 2.000 morts,
les journaux continuer à donner le chiffre de 10.000, "de source
diplomatique", ce qui désignait évidemment, pour les journalistes français,
l'ambassade de France. Il fallait conforter l'image d'une "révolution"
roumaine, soeur de la nôtre, et justifier la noria des hommes politiques
français faisant le pèlerinage de Bucarest pour les besoins de leur image
médiatique. Le chiffre de 60.000, qui avait servi à fusiller Ceaucescu,
devait de même être conservé à tout prix. La nouvelle direction roumaine le
collait alors à la totalité de la période Ceaucescu, ce qui n'est jamais
qu'une absurdité de plus, un mensonge historique tout frais, qui fera
sûrement carrière puisque la presse occidentale l'a repris sans sourciller.

Le plus incroyable canard a fini par exploser. Déconfits, les journalistes
de la télévision ont été obligés d'avouer que le spectacle des "corps
suppliciés" de Timisoara était un montage pur et simple. Il a fallu montrer
de très brefs extraits d'un film en allemand où la directrice de la morgue
et un médecin légiste de Timisoara ont expliqué qu'un individu avait déterré
des corps et monté toute cette mise en scène. L'individu en question est
parfaitement identifié par la directrice de la morgue. Mais curieusement les
télévisions françaises n'ont pas donné l'identité du maquilleur de cadavres
ni enquêté sur la façon dont elles étaient tombées dans ce piège grossier.
D'ailleurs, à l'embarras des journalistes se mêlait comme un soupçon de sens
critique qui tendait à faire croire qu'il y avait peut-être quelque chose de
vrai derrière cette désinformation et qu'il ne fallait donc pas leur en tenir rigueur. On aura rarement vu un tel chef-d'oeuvre de tartufferie.

La politique, hier comme aujourd'hui, c'est la manipulation des émotions.
Mais les vastes opérations de ces dernières années (le Cambodge, l'Ethiopie,
le Liban, l'Arménie, la Roumanie, etc.) se caractérisent toutes par une
dimension nouvelle: le camouflage des opérations politiques derrière le
paravent des causes humanitaires. Une opération qui a pour but de sauver des
vies humaines, de soigner et de nourrir, est au-dessus de toute critique.
Jusqu'au fin fond du plus petit village, les gens sont requis de faire des
gestes symboliques qui les engagent bien au-delà de leurs opinions ou de
leurs volontés réelles


(6 février 1990).


P.S.-- D'après Le Monde du 1er février 1990, l'acte d'accusation contre
quatre grotesques comparses du couple Ceaucescu fait le bilan des événements
de décembre: 689 morts et 1200 blessés, et quelques disparus. Les accusés
"étaient tout simplement inculpés de "complicité de génocide"". Après une
forte inflation, le terme de génocide subit une dévaluation presque totale.
La mauvaise monnaie chasse la bonne.



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