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[202 -- "Sur l'Irak", Gazette du Golfe et des banlieues, n.2, Paris, mars 1991, p. 1 et 14-5.]

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SUR L'IRAK

 

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Avant la crise, l'Irak était notre allié. On ne nous disait pas ce qu'était réellement l'Irak, car le régime n'était pas très présentable. Depuis la crise, l'Irak est notre ennemi. On ne nous dit pas non plus ce qu'est l'Irak, puisque c'est maintenant le lieu du Mal.

Ces pudeurs et ces simplicismes ne sont pas les nôtres. Quelques mots suffiront ici, quitte à revenir sur le sujet dans des articles ultérieurs.

Il faut commencer par dire que l'Irak n'existe pas, pas plus que le Koweit. Ces constructions artificielles sont nées dans l'esprit des Anglais qui ont organisé la région à la chute de l'empire ottoman, lors de la première guerre mondiale. La conquête britannique de l'Irak s'est faite à partir de Bombay, avec des troupes indiennes: ceci montre bien le statut de sous-colonies que pouvaient avoir ces territoires. La tradition du grand califat abbasside de Baghdad était perdue depuis longtemps. Les morceaux qui composent aujourd'hui l'Irak étaient des provinces périphériques de l'empire ottoman où le pouvoir se partageait entre une administration purement fiscale et symbolique et des chefs locaux, cheikhs, émirs et autres principicules hostiles les uns aux autres et soucieux d'attirer sur eux la protection et l'or des puissances maritimes qui commerçaient dans la région. En un mot, c'était l'Ancien Régime. Et sans donner au mot de sens péjoratif, il était essentiellement féodal.

Dès la fin du XlX e siècle, les premiers nationalistes arabes ont voulu changer cette situation. Ils furent abominablement trompés par les Anglais qui les utilisèrent contre le Sultan et leur imposèrent ensuite leur propre joug colonial. La résistance en Irak fut terrible et les Anglais n'en vinrent à bout, dans les années 20 que grâce à leur aviation. Déjà.

Ce régime féodal, toujours dans la main des Anglais, présents aussi en Iran et sur les côtes du Golfe ne fut abattu qu'en 1958. Le 14 juillet, Depuis lors, différents clans et groupes se sont disputé le pouvoir, non sans terribles violences. Ils avaient en commun d'avoir la même ambition: forger en Irak une nation et son Etat, une sorte de république arabe, une et Indivisible. Ils se sont servis de l'Etat comme d'un instrument pour créer une économie. Ils y ont intégré de force les minorités ethniques, les groupes religieux, les paysans déracinés, les clans féodaux, les sociétés marginales. Ils ont brisé les résistances par la terreur. Ils ont fabriqué de grands instruments d'intégration, armée, éducation, industries, fermes d'Etat, planification centrale, etc. Ils ont baptisé cette politique "socialisme" en s'inspirant de l'URSS. Dans le domaine de l'idéologie, ils ont été éclectiques, empruntant à droite et à gauche, adoptant tel où tel langage au gré des circonstances.

Ils ont déporté les populations quand ils ont jugé que c'est le meilleur moyen de les forcer dans le moule national. Ils ont fait la guerre, à l'intérieur et à l'extérieur. Saddam Hussein n'est que l'expression de ce mouvement, de cette ambition forcenée de forger un Etat, un vrai, solidement incrusté dans la conscience populaire, capable de grandir et de donner au monde arabe l'armature politique qui lui manque et dont l'absence garantit la faiblesse. Socialement, l'Irak est l'Etat le plus avancé de la région, et le moins corrompu.

S'il y a des modèles de référence, il faudrait plutôt chercher du côté soviétique, ou plus sûrement encore dans le kémalisme qui a entrepris de forger la Turquie nouvelle, à partir des fragments de l'ancien Empire, là aussi par des méthodes dont la brutalité est connue. Il faudrait regarder du coté de la Prusse, se dotant d'un appareil d'Etat implacable et d'une armée forte pour créer, par le fer et par le sang, le noyau de la nation allemande et le prototype de son Etat national. En réalité, tous les grands Etats modernes qui existent, l'Angleterre, les Etats-Unis, la Russie. la France se sont ainsi formés, dans la guerre, la violence civile, l'extermination des dissidents, la centralisation, l'homogénéisation culturelle, la négation des minorités, l'écrasement des particularismes, la répression des "classes dangereuses". Hitler n'a rien à voir dans cette histoire, mais Richelieu, Cromwell, Lincoln, Pierre le Grand, Bismark, oui. Il faut parfois des siècles de violences pour en arriver là. Pensez une seconde à la façon dont les protestants ont été violentés, rabaissées et intégrés de force dans la société française. Pensez à la Vendée, à Bonaparte, à la Commune. L'Irak est entré depuis trente ans dans ce processus. Evidemment, les Droits de l'Homme, là-dedans, sont un luxe réservés à ceux qui ont déjà effectué tout le parcours, qui connaissent une manière de paix civile, après "les grands cimetière sous la lune".

L'accouchement de l'Etat moderne a partout été affreusement violent car il doit détruire les anciennes solidarités et les anciens modes de vie. La modernité, quand elle est installée, se trouve ensuite, sous d'autres formes, des violences plus subtiles, moins sanglantes, plus légales, mais tout autant nécessaires à sa survie.

Nous n'éprouvons aucune espèce de fascination ou d'attirance pour ce processus. L'Irak qui s'efforce, par tous les moyens, comme les autres, de forger un Etat moderne, ne peut guère séduire ceux qui, comme nous, veulent le dépassement de cet Etat, son extinction au profit d'autres formes politiques où la liberté ne serait plus une abstraction de pacotille. Mais nous pouvons comprendre quelle urgente nécessité pousse à certains moments des groupes ou des peuples à vouloir sortir de l'Ancien Régime, à choisir l'aliénation du pouvoir et du travail en refusant de rester dans la servitude et l'inexistence sociale où les confinaient les pouvoirs anciens. Il y a, dans le Moyen-Orient arabe, la place pour un grand Etat arabe, regroupant tout le Croissant fertile (Irak, Syrie, Palestine) et peut-être aussi l'ensemble de la péninsule arabique. L'Egypte et le Maghreb ont, pour des raisons géographiques, des destins différents. L'Irak d'aujourd'hui, qui contrôle moins de 2% de la production mondiale d'énergie, ne menace pas le monde. Le monde industriel exerce sur la région une terrible pression qui consiste à faire de leurs habitants des consommateurs dénués de capacité de production: ils échangent leurs biens contre une énergie fossile appartenant aux banques et aux grands féodaux. Ce faux échange a déjà fait sauter le régime du Shah. La Guerre du Golfe ne sera jamais qu'un épisode de plus, ajouté à cette longue et sanglante histoire, par l'aveuglement d'un Occident qui se prend pour le maître du monde.

Quels que soient les résultats de cette guerre, plus ou moins liés aux calculs et aux appréciations, plus ou moins erronées, des dirigeants irakiens, cette nécessité d'un Etat moderne et fort, intégrant, dans la violence s'il le faut, les mille morceaux du puzzle géopolitique du Moyen-Orient, se fera jour à nouveau parce qu'elle est la seule solution réelle, capable de changer concrètement la condition de dizaines de millions de déshérités en faisant d'eux, à terme, ce que nous sommes, c'est-à-dire, pour le meilleur et surtout pour le pire, des citoyens.

Le Koweit sera le Valmy des Arabes, le moment où dans le militaire, symbolique ou non, s'inscrit la volonté d'un destin commun, le désir de nation. Il nous est loisible, parce que nous l'expérimentons depuis deux cents ans, de juger cette formule absurde ou funeste. Elle ravage, on le voit tous les jours, la majorité de nos beaux esprits. Souvenons-nous seulement que les Impériaux, à Valmy, ont vu surgir devant eux une force nouvelle, qu'ils ne comprenaient pas et qui, en un siècle, a balayé leur millénaire arrogance.

En attendant, et pour l'immédiat, nous sommes solidaires, à raison de l'injustice qui lui est faite, du peuple irakien qui vit l'enfer des bombardements. C'est avec un sentiment de honte que nous lui présentons nos pauvres excuses.


17 février 1991


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