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REFLEXIONS SUR LA QUESTION DE L'UNITE
- Pouvez-vous dire, M. le Président, que la cause de l'unité progresse encore aujourd'hui malgré le reflux enregistré en Egypte, en Algérie et dans le Moyen-Orient en général ?A mon avis, malgré tous les déboires que connait le monde arabe, l'unité progresse. Dans les années soixante, les conditions de sa réalisation n'étaient pas réunies, mais cette expérience demeure néanmoins tout-à-fait capitale pour comprendre les mécanismes de l'unité et pour tirer des leçons pour l'avenir.
Cependant plus que la compréhension du sens de l'unité ellemême, il est nécessaire d'appréhender parfaitement les rouages de l'ordre mondial, car c'est lui, en fait, qui nous impose le choix entre la réalisation de l'unité et celui de rester des nains. Cela dit, l'unité a d'ores et déjà commencé à se cristalliser culturellement. Il est évident que l'unité, en tant qu'idée, est plus plausible aujourd'hui qu'à n'importe quel moment du passé.
Au cours des années soixante, le mouvement unitaire s'appuyait sur un seul homme: Gamal Abdel Nasser. Cet homme a eu le mérite de faire descendre cette idée dans la rue, mais nous autres Arabes n'étions pas totalement conscients de cette nécessité. Aujourd'hui, en revanche, l'unité est devenue une
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nécessité absolue qui ne s'appuie pas seulement sur l'histoire, la langue et la religion, mais également sur des données et des chiffres.
Nous sommes aujourd'hui placés devant une alternative : ou nous nous unifions et nous existons, ou bien nous ne nous unifions pas et nous nous effaçons. D'autre part, nous ne devons pas nous arrêter au stade de l'unité arabe. Il y a un monde islamique qu'il faut unir et aussi un monde non-aligné qui doit également s'unir.
- Quelle est la formule d'unité que vous estimez la plus juste et la plus adaptée ? Est-ce l'unité intégrale ou l'unité confédérale ? Doit-on tenir compte de certaines particularités locales ?
Je souhaite personnellement que nous puissions appliquer immédiatement la formule de l'unité organique-intégratrice ; ce serait l'idéal. J'estime cependant qu'il faudrait commencer par une unité qui tiendrait compte des expériences passées et de la complexité des réalités. A mon avis, la meilleure formule d'unité, celle qui aurait les plus grandes chances de réussite, serait celle qui tiendrait compte des fondements et du génie spécifique de chaque région. Si on tombe dans le piège d'ignorer ou de vouloir effacer ces particularités propres à chaque région, on en vient à créer une situation conflictuelle, ou pire on en vient à la répression. La formule fédérative se présente comme la plus satisfaisante de ce point de vue. Il paraît logique que se constitue une entité maghrébine avec son génie et ses affinités propres. Par ailleurs, qui pourrait nier que le Soudan et l'Egypte aient plus d'affinités entre eux qu'avec toutes les autres régions arabes ? Qui pourrait nier la profonde ressemblance qui existe entre la Syrie, le Liban, la Palestine, la Jordanie et l'Irak ? Ou encore celle qui existe entre les pays du Golfe, de la péninsule arabique et du Yémen ?
Un principe essentiel doit fonder le processus de l'unité et l'Etat de l'Union : c'est la choura, c'est-à-dire la démocratie. C'est à travers la choura que nous parviendrons à la meilleure forme d'unité.
S'il est certain que les particularités doivent être respectées dans leurs différences, les questions essentielles doivent être unifiées, comme par exemple : la monnaie, la défense,
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l'enseignement, l'économie de marché. De même, l'application du pouvoir local doit se généraliser.
Pour ce qui est des particularités, les minorités doivent conserver leurs formes spécifiques au sein du système arabe unifié. Sans chercher à exaspérer des sensibilités, je suis, par exemple, pour que les Kurdes constituent une entité propre au sein du système arabe et sous la bannière de l'Islam. C'est dire que nous ne devons pas rester figés dans les frontières et les partitions héritées du colonialisme.
- Comment réaliserons-nous l'unité ?
Il faut d'abord démanteler les gouvernements.
- Nous avons pourtant dans le passé fait tomber des gouvernements réactionnaires et consolidé des gouvernements révolutionnaire au nom de l'unité, mais, une fois installés au pouvoir, ces gouvernements sont devenus les pires ennemis de l'unité... Quelle est la meilleure solution ?
A cette époque, la maturité au niveau de l'homme de la rue n'était probablement pas suffisante, je veux parler d'une conscience structurée, organisée. Mais ce qui n'était pas possible dans les années soixante pourrait le devenir dans les années quatre-vingt. Il ne faut pas désespérer, au contraire, il faut lutter et poursuivre le combat.
- Vous êtes partisan de l'unité arabe et de l'édification d'un nouvel ordre mondial fondé sur l'idéologie islamique et s'appuyant sur les structures constituées par l'unité arabe, l'unité islamique, l'unité afro-asiatique, l'unité tiers-mondiste ou SudSud. Par ailleurs, avec Gamal Abdel Nasser, vous avez joué un rôle dans la préparation de l'édification de cet ordre mondial. Comment conceviez-vous cet édifice unioniste d plusieurs niveaux ?
Pourquoi avez-vous échoué dans le passé ? Comment y parvenir maintenant ?
Pourquoi avons-nous échoué ? Parce que l'affaire n'était pas aisée. C'était une oeuvre colossale comme toutes les grandes mutations de l'histoire, tel un passage de l'ère agricole à l'ère industrielle. L'ordre mondial actuel existe depuis cinq siècles, il
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est inconcevable que nous parvenions à le changer en quelques années seulement. Dès le début, notre souhait se limitait à obtenir quelques résultats. Nous avons réalisé cet objectif partiel.
Naturellement, il y a eu des erreurs. Par exemple, nous avons agi plus que nous avons réfléchi. Cela dit, Dieu seul sait combien nous étions sincères ! En réalité, tous nos efforts entrepris reposaient sur quelques hommes comme Nasser, Sukarno, N'Kruma, Ben Bella et quelques autres qui, de surcroît, n'étaient alors pas en mesure d'appréhender les données culturelles et civilisationnelles en fonction des exigences de la confrontation avec cet ordre mondial. Cet ordre tout puissant qui a su phagocyter tout ce qui s'est dressé sur son chemin pour l'affronter - en particulier le socialisme pseudo-scientifique - n'a pourtant pas pu résorber l'Islam. L'Islam est en effet le seul phénomène culturel irréductible qui a échappé à la boulimie de cet ordre mondial, il n'a jamais été jugulé ni éradiqué.
- De la nécessité d'un programme et d'une stratégie.
Nous ne luttons pas pour défendre uniquement les Arabes et l'Islam. Non, nous défendons le monde non occidental dans sa totalité et même ce qu'il reste encore de pur et de vivant en Occident. C'est là notre blason d'honneur! Les Arabes ont contribué, particulièrement à l'époque de l'alliance entre le nassérisme et la révolution algérienne, à la constitution de structures internationales postulant un changement de l'ordre mondial. Bandoeung, la naissance de l'OUA, le non-aligement, en ont été les grands moments. L'effort dans cette voie se poursuit encore au niveau de la réflexion, intellectuelle et scientifique, et se clarifient peu à peu les dimensions culturelles de certains problèmes. De même que commencent à se dessiner les voies et les moyens de la confrontation : nécessité de définir un champ théorique ; nécessité--de poursuivre conjointement
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l'action et la réflexion. II faut aussi définir clairement certains repères sur cette voie.
Premièrement : la nécessité de sortir de l'ordre mondial et de lui en substituer un autre, non pour les Arabes et les musulmans seulement, mais pour le monde entier. Cela nous amène à nous interroger sur nos alliés et nos amis. Par exemple, nous refusons l'Occident dans sa totalité, mais, dans notre confrontation avec l'impérialisme américain, nous devons traiter avec le bloc socialiste. Nous avons en effet un dénominateur commun avec le bloc socialiste : il a besoin de nous, comme nous avons besoin de lui. Ne pouvant affronter, dans le même temps, l'Occident dans sa totalité, il nous faut élaborer une stratégie et une tactique.
Deuxièmement : la nécessité de l'unité. Nous nous trouvons devant l'alternative impérative, ou nous nous unifions et rassemblons nos énergies et nos ressources pour faire face, ou nous restons morcellés, réduits à l'éparpillement tribal et confessionel et c'est la mort pour nos pays.
Troisièmement : la nécessité de parer aux coups de l'ordre mondial dans une situation d'affrontement. Notre situation peut être comparée à celle d'un boxeur poids mouche qui affronte un champion poids lourd de la trempe de Mohammed Ali. Nous sommes incapables de l'affronter directement et nous devons parer à ses coups. Mais comment ?
1) En créant une agriculture qui nous permette de nous soustraire au chantage de la faim et de la domination de l'ordre mondial dans l'agro-alimentaire. Nous devons nous préparer à l'éventualité d'une crise alimentaire prochaine.
2) En fondant une recherche scientifique au service d'un autre modèle de développement postulant une meilleure qualité de la vie et non pas la consommation et l'abondance. Une recherche libérée des entraves de la logique du PNB et du modèle de la croissance imposé par l'Occident. Concepts cartésiens (quantitatifs) qui sont d'ailleurs maintenant critiqués et de plus en plus dénoncés en Occident même, en raison de leurs effets souvent catastrophiques sur l'homme et son, environnement.
3) En refusant la conception philosophique de la recherche du profit pour le profit qui a conduit à l'hégémonie et à l'exploitation.
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4) En fixant des étapes définissant rigoureusement le cours de cette action de sauvegarde, car il s'agit bien de sauvegarde, qui permettrait de sortir du système mondial et d'échapper à ses lois d'airain implacables de domination et de servitude.
5) En constituant un marché commun entre nous qui, progressivement, s'étendrait à d'autres.
6) En récupérant nos fonds monétaires déposés dans les banques occidentales pour les utiliser à financer en priorité la recherche scientifique et l'agriculture.
Ce ne sont là bien sûr que les lignes générales d'un programme en pointillé qui devront être approfondies. Cette orientation ne récuse cependant pas l'industrialisation qui est un passage obligatoire pour l'humanité. Tout obligatoire qu'il soit, il peut néanmoins être envisagé différemment. Nous ne sommes pas obligés d'en payer le prix exorbitant qui a été versé par la société occidentale. Tout comme il y a des médecines douces, il y a des voies douces pour l'industrialisation. Même en Occident, le passage à l'industrialisation aurait pu être moins brutal, moins traumatisant. Mais une culture, une vision particulière de la vie, le darwinisme transposé mécaniquement en sociologie, a pesé lourd dans le choix qui a été fait en Occident. Nous pouvons éviter en grande partie les aberrations de ce choix. Notamment celles qui ont caractérisé le produit sociologique de cette industrie, à savoir la bourgeoisie et son expression achevée d'aujourd'hui : les multinationales.
Le parcours industrie-bourgeoisie-multinationales-société de consommation, habité par l'idée terrible de l'exploitation, doit être révoqué en doute. La révolution de l'informatique mise au service d'une autre conception de la vie ancrée sur les idées de sobriété, de solidarité, le souci de sauvegarder le patrimoine sacré de la nature, offre des choix plus qualitatifs. Ce sujet important mériterait un développement plus poussé, mais il prendrait ici trop de place et devrait être étudié à part.
- L'étoile des coalitions non-alignées, afro-asiatiques, afrounitaires a cessé de briller. Vingt ans après le début de ces expériences, pouvez-vous nous éclairer sur leurs insuffisances et leurs dysfônctions ?
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Avant de faire le bilan du non-alignement, il faut connaître l'histoire de ce mouvement, les conditions de sa naissance et l'idée qui y a présidé. C'était l'époque de la guerre froide, alors qu'apparaissait à l'horizon le spectre de nouvelles armes nucléaires et que tous les dangers de confrontation entre les deux Grands semblaient plausibles. L'idée de non-alignement a émergé comme une invitation à se soustraire à ce danger et à sortir de la bipolarisation des deux géants. Mais, à cette idée servie par de fortes personnalités et qui s'appuyait essentiellement sur la présence de Nasser, Tito, Nehru et Chou En-laï, manquait cependant une conception culturelle et une approche civilisationnelle pour faire réellement face à cet ordre mondial.
La disparition de ces hommes qui étaient les piliers du nonalignement laissa place aux contradictions internes sur l'attitude à tenir à l'égard du communisme. Cela a concouru à l'affaiblissement du mouvement non-aligné qui, cependant, a évolué vers l'idée que j'avais soutenue, à savoir la création d'un nouvel ordre mondial. Donc, à l'époque, cette formule avait atteint ses objectifs en préparant le terrain à une évolution de la conscientisation des problèmes.
Cependant elle ne tardera pas à se vider de son contenu véritable en raison de la diversité de ses membres qui vont de Castro au roi Fahd. Depuis 1975, l'action du non-alignement a dérivé vers le dialogue Nord-Sud sans parvenir à des résultats tangibles. Dans ce cas, le mot dialogue est d'ailleurs impropre. Il signifierait que les deux partenaires, le Nord et le Sud engagent des pourparlers sur un pied d'égalité ; or, dans la pratique, seul le Nord fait entendre sa voix. Il s'agit en fait d'un monologue qui finit par s'essouffler et finalement trépasser à l'occasion de la conférence de Cancun.
Mes préférences vont au dialogue Sud-Sud. Ce n'est qu'une fois qu'il aura porté ses fruits que nous pourrons envisager alors de mener un dialogue entre le Sud et le Nord. Nous devons prendre conscience que si nous avons besoin d'un monde nouveau où le Sud doit pleinement remplir la place qui lui est dûe, l'Occident n'acceptera pas de participer à sa réalisation au détriment de ses propres intérêts. C'est pourquoi le Sud doit s'unir, se comprendre, savoir ce qu'il veut exactement et compter sur ses seules forces. Il doit, par exemple, refuser de régler les
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dettes qu'il doit à l'Occident et qui sont sur le point de l'étouffer. Nous ne sommes nullement responsables de ces dettes. Le fonctionnement du système mondial, inspiré par le Nord, présuppose que la crise dans le Nord soit automatiquement réfléchie dans le Sud et ait pour conséquence directe un endettement phénoménal atteignant une situation de non-retour. Qui peut croire en effet que le Brésil va pouvoir rembourser sa dette de 105 milliards de dollars, le Mexique ses quelque 85 milliards ou encore les autres pays d'Amérique du Sud dont la dette atteint 165 milliards de dollars ? Le seul service de la dette du tiers-monde s'élève à 100 milliards de dollars, alors que pour la même période l'aide au tiers-monde n'était que de 30 milliards et n'est finalement utilisée que pour faire face aux échéances les plus urgentes de cette dette. On le voit, cette situation est sans issue. Le système financier mondial est déjà en banqueroute qui se voile derrière un artifice d'écriture.
- Vous avez eu, avec Nasser, l'idée de l'édification d'un ordre régional arabe qui devait ensuite déboucher sur un ordre régional arabo-africain...
Oui, nous avons réussi en réalité à donner un commencement d'application à ces deux idées. Pour la première fois, les deux Afrique, la noire et la blanche, ont été profondément liées.
- En somme, un Nord-Sud en Afrique. Mais pourquoi cette expérience a-t-elle échoué ?
Elle n'a pas échoué. Au contraire, elle a remporté dès le début un succès éclatant. Malheureusement, la roue de l'Histoire s'est inversée à la suite du coup d'Etat de 1965 en Algérie, suivi en Afrique par vingt-deux coups d'Etat puis les événements de 1967 en Egypte. A partir de cette période, les coups ont commencé à pleuvoir et la coalition afro-asiatique, où les Arabes étaient le levier non négligeable, a vu sa route barrée.
Nous avions pourtant, à cette époque, élaboré un schéma de l'évolution des différents degrés de l'unité afin de pouvoir nous dégager du carcan de l'ordre mondial
1) Une union regroupant les Arabes dans un ordre régional indépendant.
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2) Une union arabo-africaine fondée sur l'équilibre et la coopération dans la solidarité.
3) Un ordre afro-asiatique qui aurait appelé les peuples à se coaliser en vue de changer l'ordre mondial. C'est pourquoi nous avions prévu l'intégration de l'Amérique du Sud dans notre coalition.
- Si vous aviez parachevé le système afro-asiatique en y intégrant l Amérique latine, cette coalition aurait été semblable d celle du non-alignement. Pourquoi donc former deux coalitions ? Y a-t-il une différence entre les deux idées ?
C'est une différence d'ordre méthodologique. La coalition afro-asiatique, comme son nom l'indique, était africaine et asiatique, donc plus sensible à ce problème, plus consciente et son objectif était d'édifier un autre ordre mondial plus juste. Le but du non-alignement, quant à lui, était d'atténuer les effets néfastes de l'échange inégal entre les grandes puissances et les pays pauvres, ainsi que d'éloigner le spectre de la guerre froide. C'està-dire qu'il s'employait à changer l'ordre mondial en traitant avec lui de l'intérieur.
En réalité, dans la pratique, il n'y avait pas de possibilité de changement à partir de l'intérieur, c'était une illusion, tout comme le fameux dialogue Nord-Sud initié par nos adversaires. J'ai comparé ce dialogue au tandem cavalier-cheval. Le cheval, c'est nous, eux sont les cavaliers. Tout ce que nous pouvions réclamer, c'était une plus grande quantité de fourrage ! Il était inconcevable de demander au cavalier d'inverser les rôles et de prendre la place du cheval !
- A propos de l'Afrique, le nombre d'Etats indépendants a augmenté par rapport d celui des années soixante. Pourtant la situation du continent ne cesse de se détériorer, au point que l'OUA a tenté trois fois en vain de tenir un sommet.
Le coup est parti du Nord, puis la régression a commencé et a atteint tout le continent. Nous avons eu le coup d'Etat de 1965 en Algérie, puis l'un après l'autre disparurent N'Khruma, Modibo Keita, Nasser, toutes les grandes figures qui avaient marqué l'Afrique et insufflaient un souffle nouveau. A cela, vingt-deux coups d'Etats se sont succédés, défigurant le visage de notre
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continent. Ces coups n'ont pas été portés par hasard. Ce que nous avions dit au sujet du processus de dégradation sur la scène arabe est valable aussi pour l'Afrique. C'est parce que nous étions parvenus à créer une brèche dans l'ordre mondial que le système a réagi et nous a porté des coups décisifs avant que nous ne parvenions à réaliser une unité effective.
- Avez-vous proposé officiellement d Nasser de vous unir avec l'Egypte ?
Nous étions déjà unis mentalement et politiquement. Mais quand je lui ai posé la question : quand allons-nous nous réunir pour élaborer le cadre de notre unité ? II m'a répondu : "Frère Ahmed, donne moi un peu de temps, je me sens las et éprouvé après l'épreuve de la partition de la Syrie. De toutes manières, je suis plus proche de vous et nous sommes plus unis encore que si nous avions une seule Constitution et un même drapeau. Attends un peu encore, il est inutile de nous faire d'autres ennemis." Oui, j'ai réclamé cette unité deux ou trois fois, mais à chaque fois le frère Nasser me répétait : "Laisse-moi un peu de temps, l'essentiel n'est-il pas que nous soyons en réalité des partenaires plus unis que si nous l'étions officiellement ?"
Mes propos sur l'unité en Afrique étaient d'ailleurs semblables et dans le même esprit. Nous avions des rapports très étroits avec par exemple Modibo Keita, nous échangions des visites et nous étions liés aussi par des liens organiques. A cette époque, il faut dire que nous n'avions pas établi une codification des rapports commerciaux, ni avec l'Egypte, ni avec certains pays africains du Sud-Sahara. Il s'agissait plutôt d'échanges fraternels, dénués de calculs sans qu'interviennent les ministres du Commerce ou de l'Industrie. Par exemple, j'envoyais à Nyerere un bateau de blé et il me le réexpédiait chargé d'un produit tanzanien ; les bateaux allaient et venaient sans cesse entre nos deux pays. De même Castro m'envoyait du sucre sans même que nous en fassions la demande, sans négociations officielles et sans même nous en avertir. Il n'y avait alors, ni enregistrement, ni prix, ni calculs, ni enchères. Nasser est allé jusqu'à nous donner une usiné pour laquelle nous n'avons pas déboursé un centime et pourtant, Dieu seul sait combien elle était importante !
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- Quelle usine ?
C'était une usine de textile, et Nasser m'avait conseillé de l'implanter en Kabylie. Elle fonctionne toujours à Draâ Ben Khedda.
- Un cadeau de l'Egypte ?
Oui, de l'Egypte... Jusqu'à ce jour, c'est notre usine de textile la plus importante ; elle produit des tissus d'excellente qualité et nous en exportons même une partie en Europe.
En fait, nous sommes incapables de dire combien nous avons reçu de l'Egypte ; nous rien tenions pas le compte et l'Egypte non plus. Nous n'étions pas de ceux qui tiennent des comptes d'apothicaire. Mais nous savons combien fut importante l'aide de l'Egypte !
- Parmi les expériences qui se sont déroulées en Afrique, il y en a une qui se poursuit depuis votre époque : celle de Julius Nyerere. Comment a-t-elle pu survivre ? Qu'en pensez-vous ?
Nyerere était à la fois un homme intègre et d'une grande modestie. Pour soustraire son pays à l'hégémonie de l'ordre mondial, il a mené l'une des rares expériences privilégiant l'agriculture à une grande échelle. Cette expérience était basée sur le système de l' ugéma, appellation dérivée du mot arabe al Jama'a qui rappelle que la moitié des mots en swahili sont d'origine arabe. Le sytème de la jama'a ou ugéma implique la pratique de la choura. Mais Nyerere a commis deux erreurs.
La première fut de croire qu'une expérience valable et indépendante était possible au sein de l'ordre mondial. C'est une erreur fondamentale.
La seconde est l'institution du parti unique et son cortège de contradictions et de pesanteurs irréductibles.
Parmi les Arabes, certains reprochent à Nyerere son hostilité à l'Islam en se référant à la guerre contre Idi Amin. Pour ma part, je ne suis pas d'accord avec cette opinion. J'ai bien connu Nyerere, c'est un homme profondément sincère même si son expérience comporte certaines des graves erreurs que j'ai signalées plus haut.
Son attitude, en ce qui me concerne, témoigne d'une droiture inébranlable. Il a toujours refusé de se rendre en visite en Algérie
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depuis le coup d'Etat de 1965, et même après ma libération il a refusé d'améliorer ses rapports avec le régime algérien. D'autre part, il fait partie des grandes figures qui ont cru à l'unité de l'Afrique et qui ont oeuvré à resserrer les liens entre l'Afrique noire et l'Afrique blanche.
- Dernière question... Le reflux et les régressions que nous venons d'évoquer ne provoquent-ils pas des dysfonctions dans la plupart des Etats arabes et africains ? Par exemple, le rétrécissement de leur champ culturel ?
C'est là une question capitale. Notre culture est condamnée de par le lien même - que je qualifierai d'organique - qu'elle entretient avec l'ordre mondial occidental. Notre situation culturelle n'est plus ancrée sur la base d'un effort intellectuel propre, d'un génie créateur particulier fondé sur nos propres potentialités, sur notre conception de la vie. Notre savoir est désormais lié à ce que l'on a appelé le développement. Or, le développement est une donnée culturelle, car toute production économique est aussi une production culturelle. Nous sommes soumis à une autre culture que la nôtre parce que le développement touche aux moyens, or ces moyens ne sont pas neutres, loin s'en faut. Les moyens concernent la culture car ils sont porteurs de valeurs. Ils sont les produits d'une certaine conception de la vie et d'un patrimoine culturel précis. Voilà ce que je reproche au monde oriental dont nous faisons partie, quand il achète sans réfléchir des moyens comme les ordinateurs ou des usines. Une usine, par exemple, comporte quatorze catégories ou niveaux qui commencent par l'administration et s'achèvent avec les salaires. Quand vous achetez une usine, vous l'achetez dans son intégralité, c'est-à-dire, que vous faites l'acquisition des méthodes de travail en même temps que du matériel. En définitive, c'est un piège qui vous entraîne à acquérir les valeurs inhérentes à ce système de travail. Système de travail qui débouche directement sur la société de consommation. En même temps que les outils matériels, vous achetez des idées, des méthodes et le génie de votre vendeur.
Quel est le contenu de l'enseignement chez nous ? Notre enseignement est destiné à faire fonctionner des usines fabriquées à l'extérieur. Nous avons besoin d'un enseignement différent.
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A ce sujet, je suis d'accord avec la révolution iranienne pour ce qui est de la fermeture des universités, à condition toutefois, qu'auparavant une vision théorique claire ait été élaborée. Mais, malheureusement, je doute que l'Iran y soit encore parvenu. Cela dit, les universités sont vraiment à l'origine du mal. Chaque année, elles déversent leur lot d'acculturés et d'aliénés qui ne font que grossir les rangs des chômeurs et aggraver la diffusion de l'aliénation culturelle. Ce type d'enseignement est la cause de la fuite des cerveaux. Certes, d'autres raisons y concourent, dont l'absence de démocratie, mais fondamentalement, le contenu même de cet enseignement prodigué à grands frais dans nos écoles, colléges, universités ou instituts, prédispose au premier chef à cette fuite des cerveaux.
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