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Roger Garaudy
L'AVENIR
MODE D'EMPLOI
(Livre)

Chapitres: | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 10 | 

I -- D'où vient le danger de mort du XXIe siècle?

1) -- La planète est malade: un monde cassé

2) -- L'Occident est un accident: Il a cassé le monde par trois

3) -- Hitler a gagné la guerre.

-- La destruction de l'Union soviétique.

-- La vassalisation de l'Europe.

-- L'exclusion des races inférieures dans le monde.

II -- Comment construire l'unité humaine pour empêcher ce suicide planétaire

1) -- Par une mutation économique

A Un contre Bretton-Woods

B pour un nouveau Bandoeng

2) -- Par une mutation politique

- Qu'est- ce qu'une démocratie? (Le monothéisme du marché détruit l'homme et sa liberté.)
-- D'une Déclaration des droits à une Déclaration des devoirs
-- La télévision contre la société

3 -- Par une mutation de l'éducation

- qu'est-ce que l'éducation? (Lire des mots ou lire le monde?)

-- Mythologie ou histoire?

a -- La mystification de l'idée de nation.

b -- Le colonialisme culturel

c -- Le mythe et l'histoire en Israël

- Philosophie de l'être ou philosophie de l'acte?

4 -- Par une mutation de la foi

Et maintenant?

- ... Ce que les corrompus d'aujourd'hui appellent mes rêves.
 


ANNEXES
I -- Trajectoire d'un siècle et d'une vie

1 -- Avoir vécu un siècle en feu

2 -- Les rencontres sur le chemin d'en haut

3 -- 1968: Soyons raisonnables: demandons l'impossible

4 -- Philosophie de l'Etre et philosophie de l'Acte

II -- L'Occident est un accident (ses trois sécessions)

1re sécession: de Socrate à la Renaissance

2e sécession: les trois postulats de la mort:

a -- d'Adam Smith au monothéisme du marché. (De la philosophie anglaise.)

b -- de Descartes à l'ordinanthrope. (De la philosophie française)

c -- de Faust au monde du non-sens. (De la philosophie allemande)

3e sécession:

a) -- Les Etats-Unis, avant-garde de la décadence

b) -- Les Etats-Unis, colonie d'Israël

III -- Une autre voie était possible

a) -- Les précurseurs: de Joachim de Flore au cardinal de Cues.

b) -- Les occasions manquées: de Thomas More à Montaigne.

IV -- L'avenir a déjà commencé

Graines d'espoir:

-- Le réveil de l'Asie: la nouvelle route de la soie.

-- Le réveil de l'Amérique Latine: la civilisation des tropiques.

Bibliographie


Introduction

Le but de ce livre:
Arrêter la marche au chaos

 

Le XXe siècle est derrière nous, avec ses incendies ses ruines, ses déserts.

Le XXIe siècle, s'il continue cette marche au chaos, ne durera pas cent ans.

Que faire?

Ce livre essaie d'apporter un commencement de réponse à cette question: comment bâtir le XXIe siècle pour qu'il n'assassine pas nos petits enfants?

Nous ne sous-estimons pas l'immensité de la tâche. Nous vivons l'angoisse de tout un cycle historique où l'Occident a cru constituer la seule culture et la seule civilisation et, en sa qualité de peuple élu, imposer au monde sa domination.

Il faut donc retrouver le moment où s'est produite l'erreur d'aiguillage, et les successives catastrophes qui en ont résulté: trois sécessions de l'Occident conduisent à un monde cassé.

Deux millénaires à repenser et un troisième à bâtir pour en créer l'unité.

Une entreprise folle! Oui, mais qu'il est nécessaire d'aborder au moment où la sagesse des sages nous a conduits au bord du gouffre.

Prendre conscience de l'absurdité de ce qui est, et de ce que l'on peut faire pour retrouver un sens à nos vies, un sens à notre monde.

- Mais, direz-vous, ce n'est pas mon métier d'être philosophe!

- Ni le mien d'être veilleur de nuit. Mais j'ai vu le feu prendre aux maisons voisines et la tempête le pousser vers vous.

Alors, ayant vécu la totalité du siècle maudit, je n'ai pas voulu mourir sans pousser ce cri d'éveil. Debout! Ouvrez vos yeux. Il les faut clairs pour voir l'horizon. Il faut aussi des mains pour empoigner la barre, tourner le dos à la nuit, et n'attendre pas midi pour croire au soleil.
 

 

* * *

 

I -- D'où vient le danger de mort du XXIe siècle?

Le problème central de cette fin de siècle est celui de l'unité du monde. C'est un monde interdépendant, et un monde cassé. Contradiction mortelle.

Interdépendant, car lorsqu'il est militairement possible à partir de n'importe quelle base d'atteindre n'importe quelle cible; lorsqu'un krach boursier à Londres, à Tokyo ou à New-York entraîne crise et chômage en tous les points du monde; lorsque par télévision et satellite toutes les formes de culture ou d'inculture sont présentes sur tous les continents, aucun problème ne peut être résolu de façon isolée et indépendante ni à l'échelle d'une nation, ni même à celle d'un continent.

Cassé parce que, du point de vue économique (selon le rapport du Programme de développement des Nations Unies de 1992) 80 % des ressources de la planète sont contrôlées et consommées par 20 %. Cette croissance du monde occidental coûte au monde, par la malnutrition ou la faim, l'équivalent de morts de un Hiroshima tous les deux jours.

* * *

 

Trois problèmes majeurs semblent à l'heure actuelle insolubles: celui de la faim, celui du chômage, celui de l'immigration. Les trois n'en font-ils pas qu'un? Tant que trois milliards d'êtres humains sur cinq demeurent insolvables, peut-on parler d'un marché mondial? ou d'un marché entre occidentaux correspondant à leurs besoins et à leur culture et exportant dans le Tiers-monde leurs surplus? Faut-il admettre l'inéluctabilité de ce déséquilibre et accepter cette réalité qui engendre les exclusions, les violences, les nationalismes, les intégrismes, sans remettre en question les fondements de l'actuel désordre?
 

 

* * *

 

Une époque historique est en train de mourir: celle qui fut dominée, depuis cinq siècles, par l'Occident (le pays où le soleil se couche, selon l'étymologie).

Une autre est en train de naître, du côté où le soleil se lève: l'Orient.

Le cycle, commencé a la renaissance, arrivait, par la logique de son développement, à son terme, par la domination d'un seul, comme il advint de tous les pillards: de l'empire romain à celui de Napoléon ou d'Hitler, de celui de Charles Quint ou de l'empire britannique qui, tous, crurent invincibles leurs armadas et éternelles leurs hégémonies.

Aujourd'hui, seuls les géopoliticiens des services spéciaux américains et de leurs maîtres, peuvent essayer de nous masquer la réalité profonde de cette fin de millénaire: nous sommes témoins de la décadence et de l'agonie du dernier empire.

Comment se caractérise, objectivement, cette décadence? L'événement le plus significatif de cette deuxième partie du XXe siècle ce n'est pas l'implosion de l'Union soviétique, caricature de socialisme et du marxisme, c'est la faillite du capitalisme après une domination d'un demi millénaire sur un monde qu'il conduit aujourd'hui, si l'on n'en stoppe la course à la mort, vers un suicide planétaire.

Pourquoi?

Parce que le capital, amassé d'abord par cinq siècles de brigandage colonial, puis limité aux investissements dans les pays surindustrialisés de la vieille Europe, même en y créant, par la publicité et le marketing, les besoins les plus artificiels, et les plus nocifs, ce capital, créateur à ses origines en s'investissant dans des entreprises de production ou de services réels, est devenu un capital spéculatif, c'est à dire purement parasitaire.

L'argent ne sert plus à créer des marchandises mais à créer de l'argent.

Maurice Allais (Prix Nobel d'économie) se fondant sur les données de la Banque internationale pour le développement, a montré que les flux financiers correspondant à des spéculations boursières sur les devises, les matières premières ou les produits dérivés (assurance sur les risques spéculatifs), sont aujourd'hui quarante fois supérieurs aux investissements et aux transactions correspondant à l'économie réelle, c'est à dire à la production des marchandises ou des services. En langage simple: l'on gagne ainsi (à condition d'en avoir les cautions bancaires ou les moyens financiers) 40 fois plus à spéculer qu'à travailler.

Il ne saurait y avoir de meilleur critère objectif de la décadence que celui-là: le travail créateur ne sert plus au développement de l'homme, de tous les hommes, mais au gonflement d'une bulle financière pour une infime minorité qui n'a plus d'autre finalité que l'accroissement de cette bulle. Les problèmes du sens du travail, de la création, de la vie, ne s'y posent plus.

Le sens même des mots se trouve perverti. L'on continue d'appeler progrès une aveugle dérive, conduisant à la destruction de la nature et des hommes.

L'on appelle démocratie la plus redoutable rupture qu'ait connu l'histoire entre ceux qui ont et ceux qui n'ont pas.

L'on appelle liberté un système qui, sous prétexte de libre échange et de liberté du marché, permet aux plus forts d'imposer la plus inhumaine des dictatures: celle qui leur permet de dévorer les plus faibles.

L'on appelle mondialisation non pas un mouvement qui, par une participation de toutes les cultures, conduirait à une unité symphonique du monde, mais au contraire à une division croissante entre le Nord et le Sud découlant d'une unité impériale et niveleuse, détruisant la diversité des civilisations et de leurs apports pour imposer l'inculture des prétendants à la maîtrise de la planète (1).

L'on appelle développement une croissance économique sans fin produisant de plus en plus vite n'importe quoi: utile, inutile, nuisible ou même mortel, comme les armements ou la drogue, et non pas le développement des possibilités humaines, créatrices, de l'homme et de tout homme.

Dans un tel non-sens s'impliquent mutuellement le chômage des uns qui ne peuvent plus produire parce que les deux tiers du monde ne peuvent plus consommer, même pour leur survie. L'immigration des plus démunis est le passage du monde de la faim à celui du chômage et de l'exclusion.

L'erreur d'aiguillage fut commise il y a cinq siècles lorsqu'avec la faim de l'or et l'ivresse de la technique pour la technique, pour la domination de la nature et des hommes, est née une vie sans but, une véritable religion des moyens qui arrive aujourd'hui à son terme: le monothéisme du marché, générant une polarisation croissante de la richesse spéculative, sinon maffieuse, d'une minorité, et de la misère des multitudes.
 

* * *

 

Il est encore temps de vivre, mais au prix d'une grande inversion. Les maîtres de notre provisoire chaos ne nous parlent que de nous adapter (c'est à dire de nous soumettre) à ces dérives d'un monde sans homme, d'hommes sans projets, sans finalité humaine, alors qu'une renaissance ou même une simple survie de l'humanité exige non pas une adaptation à ce destin de mort, mais une rupture radicale avec lui. Au réalisme assassin et fataliste, nous n'échapperons que par la militance de l'espoir.

Au lieu de considérer l'actuelle logique économique de Maastricht, de l'Euro, et de l'économie de marché, comme un destin, il s'agit de rompre avec cette logique, c'est à dire passer de la logique de la spéculation à la logique de la production et de la création humaines à l'échelle du monde total et non d'une Europe, hier coloniale et aujourd'hui vassale, mais toujours usurière par son exploitation des dettes d'un monde qu'elle a sous-développé au profit de son propre développement déshumanisé.
 

* * *

 

1) -- La planète est malade: un monde cassé

Le mode de croissance occidental coûte au Tiers-Monde l'équivalent de morts d'un Hiroshima tous les deux jours. Répétons-le car ceci doit être le point de départ de toute pensée politique.

La cause majeure de cette gestion désastreuse de la Terre, c'est une économie de marché sans limite qui, n'ayant pas pour but de satisfaire les besoins mais de maximiser les profits, ne répond qu'aux besoins solvables. Son objectif premier est de soutenir les prix en réduisant la culture des céréales, en payant les éleveurs pour produire moins de lait, en étendant les friches.

Par le jeu du même système l'inégalité grandit, même dans les pays riches. En 1991, 5% des américains détiennent 90 % du patrimoine national. Trente cinq millions de citoyens y vivent au dessous du seuil de pauvreté (l'équivalent de cinq mille francs par mois pour une famille de quatre personnes). Aux Etats-Unis un enfant sur huit ne mange pas à sa faim.

En France 6% de la population dispose de 50% du patrimoine; 94% se partagent l'autre moitié (2).

Une minorité de 20% détient:

-- 82,7% du produit national brut mondial. (les 20% les plus pauvres de 1,4% de ce revenu.)
-- 81,2% du commerce mondial.
-- 94,6% de tous les prêts commerciaux.
-- 80,6% des économies.
-- 80,5% des investissements.
-- 94% de la recherche-développement.
(Source: Programme de développement des Nations Unies (PNUD) rapport de 1991.)

Un milliard et demi de personnes vivent en condition de pauvreté absolue (c'est à dire ne peuvent se procurer le nombre de calories nécessaires à l'alimentation) avec moins d'un dollar par jour (Chiffre du PNUD en 1997).

13,5 millions d'enfants de moins de cinq ans sont morts de malnutrition ou de faim en 1996, dont treize dans le tiers-monde. (Source: UNICEF. Le Progrès des Nations 1993 et 1996.)

Espérance de vie:

-- 76 ans en Amérique du Nord
-- 53 ans en Afrique

1 médecin pour 674 habitants en Suisse

1 médecin pour 57.300 habitants au Burkina Faso.

(Source: PNUD. Rapport sur le développement humain 1992.)

La cassure continue à s'accroître entre le Nord et le Sud

En trente ans l'écart entre les pays pauvres et les pays riches est passé de: 1 à 30 à 1 à 150.

(Source: PNUD, 1992)

Tel est le résultat de ce qu'il est convenu d'appeler: les trois décennies du développement (1950-1980).

Cette chute se poursuit: Etaient sous alimentés 33% de la population du Tiers-monde en 1980, et 37 % en 1988.

(Source: UNICEF, Situation mondiale de l'enfance , 1990.)

Les échanges inégaux

En 1954 il suffisait à un Brésilien de 14 sacs de café pour acheter aux Etats-Unis une Jeep. En 1962, il lui en fallait déjà 39. En 1964 un Jamaïcain achetait un tracteur américain avec 680 tonnes de sucre, en 1968 avec 3.500 tonnes. Les pays pauvres continuent de subventionner les pays riches. Le PNUD note: "De 1989 à 1991, l'indice pondéré d'un groupe de 33 produits de base (hors énergie) a pratiquement diminué de moitié, de l'indice 105 à l'indice 57. Entre 1989 et 1991, les prix d'exportation des produits de base des PED (pays en développement) ont baissé de 20%. En 1991, les prix du café et du thé en valeur réelle étaient à leur niveau le plus bas depuis 1950."

Entre 1970 et 1987 le produit national brut (P.N.B.)

-- a diminué de 9 dollars en moyenne dans les pays sous-développés.
-- a augmenté de 2,71 dollars dans les pays occidentaux industrialisés.
(Source: Banque mondiale, Rapport sur le développement mondial. 1989. Cahier IV, p. 188-189.)

Commencer l'avenir c'est d'abord inverser ces dérives de la mort en ouvrant aux richesses de la terre et aux créations des hommes, non plus les perspectives de la spéculation stérile mais de l'investissement productif pour créer les infrastructures nécessaires au développement de l'homme et de tout homme, à l'inverse des dépendances coloniales et post-coloniales qui polarisent la richesse et la misère, en des proportions férocement inégales. Les Wall Street de New York ou les City de Londres, utilisent le reste du monde comme fournisseur de matières premières et de main d'oeuvre à bon marché, pour bâtir, à des milliers de kilomètres, quelques îlots de paradis artificiels.

Telle est l'alternative de la vie.

Substituer à la spéculation le travail créateur au service de tous: ce projet prométhéen, remodelant la terre, métamorphosant les deux tiers du monde, peut seul mettre un terme au chômage des uns et à la famine des autres.

En finir avec la rupture du monde entre un Nord, avec ses minorités florissantes, et un Sud dépouillé de ses richesses par les rapaces dégénérés de banques transformées en casinos jouant sur le taux des devises, des matières premières, ou des produits dérivés.

Continuer l'histoire de l'humanisation de l'homme en ne fabriquant plus des systèmes économiques accroissant les inégalités parce que la richesse des uns ne peut naître que de l'appauvrissement des autres, créant ainsi un univers difforme composé de quelques centaines d'élus et de milliards d'exclus, avec la masse informe, entre les deux, de ceux qui sont condamnés à un travail dépourvu de sens pour se procurer, par une augmentation quantitative de la consommation, un bonheur de supermarché comme ersatz d'une vie désormais sans but.

Appellera-t-on le monde en naissance un socialisme ou un régime d'un autre nom? Ce n'est pas là le problème: il s'agit d'abord d'en finir avec un individualisme prédateur qui réduit à l'exclusion, à la famine, au chômage, au désespoir, à une vie sans horizon, une masse croissante d'êtres humains, de moins en moins humains, de plus en plus manipulés par les médias et réduits au néant par les maîtres du chaos.

Notre but premier est de passer de cet individualisme à une communauté véritable, c'est à dire mondiale, où chacun se considère comme responsable de l'avenir de tous les autres.

Le système actuel fonctionne à sens unique: protéger le marché américain, et lui ouvrir les marchés du monde entier.

Cette satellisation politique, matérielle et morale de l'Europe ,a fait entrer le monde dans une étape nouvelle du colonialisme. La puissance de l'Est et de l'Europe étant mises hors-jeu ou vassalisées, le champ est libre pour un colonialisme de type nouveau: un colonialisme qui n'est plus celui des impérialismes rivaux de l'Europe, désormais soumise, mais un colonialisme centralisé et totalitaire, à l'échelle mondiale, sous hégémonie américaine.

Ce que Bush appelait le Nouvel Ordre mondial, c'est l'extension et le renforcement de ces rapports colonialistes entre une métropole désormais unique et le reste du monde. Rapports colonialistes cela signifie: dépendance économique, militaire et politique permettant aux dominants, soit de faire de leur colonie un appendice de l'économie de la métropole, soit d'imposer des règles d'échange et de tarifs douaniers unilatéralement favorables au dominateur.

Tel est l'objectif maintes fois proclamé par les dirigeants américains, surtout au cours des dernières années (depuis l'effondrement de l'Union soviétique): assurer l'hégémonie mondiale des Etats-Unis.

Quels sont les moyens mis en oeuvre?

Le mécanisme est simple: l'on accorde des investissements, des prêts, et même des dons, aux pays pauvres -- en principe pour les aider à s'industrialiser --, en réalité pour permettre aux multinationales du Nord d'accroître leurs profits en s'implantant dans des pays où la main d'oeuvre est bon marché et où les infrastructures sont payées par les gouvernements dépendants. En même temps les prix des matières premières venues de ces pays sont abaissés, rendant ainsi les échanges de plus en plus inégaux.

Le paiement des intérêts de la dette représente plusieurs fois le capital reçu. Chaque dollar donné en a rapporté deux ou trois au donateur, et le paiement des intérêts équivaut le plus souvent à la totalité des exportations, rendant ainsi tout développement impossible. Il ne s'agit donc pas de pays en voie de développement, ainsi qu'on les appelle hypocritement, mais de pays condamnés à une misère croissante par une dépendance croissante.

La prétendue aide aux pays du tiers monde est un des facteurs les plus efficaces de leur régression.

La discrimination à l'égard du tiers monde en ce qui concerne toutes les formes d'aide est significative: l'aide reçue par le bastion avancé de l'Occident, Israël, est telle qu'avec un millième de la population mondiale, il reçoit un dixième de l'aide totale, soit cent fois plus, par habitant, que les pays du tiers monde.

L'industrialisation des pays du Tiers-Monde et les transferts de technologie sont un autre moyen de domination et d'accroissement des profits pour les pays riches.

Le procédé le plus sûr est l'instauration d'une dictature militaire. Le pouvoir impérial des Etats-Unis s'exerce d'abord à travers les multinationales: quand la menace d'un pouvoir socialiste se précisa au Chili, un memorandum de l'I.T.T. proposa d'appliquer des pressions économiques afin d'obtenir l'effondrement du régime.

Cette méthode n'exclut pas l'intervention militaire directe de l'armée américaine, comme au Guatemala en 1954, pour y sauver les intérêts de l'United fruit, à Cuba où Kennedy organisa, en 1961, le débarquement de la Baie des cochons avec les partisans émigrés de l'ancien dictateur Batista; en 1964, en Guyane britannique; en 1965 dans la République dominicaine; et, plus près de nous, la Grenade et Panama.

Mais il est plus efficace encore de faciliter l'arrivée au pouvoir, dans chaque pays, d'une dictature militaire: au nom de la doctrine américaine de la sécurité nationale contre le communisme au temps de la puissance soviétique, l'on pouvait ainsi faire croire aux peuples, en les enchaînant aux Etats-Unis, qu'ils défendaient la démocratie et l'indépendance nationale. C'est ainsi que les généraux purent régner au Brésil depuis Castelo Branco en 1964 jusqu'à Geisel.

Sous leur règne, par le jeu combiné d'une industrialisation pharaonique réalisée par les multinationales américaines, et d'un armement permettant d'exercer la répression et la terreur contre le peuple, la dette ne cessa de croître: par exemple, de 1972 à 1982, elle passa de douze à soixante milliards de dollars, multipliée par cinq en dix ans: "Rien de tel qu'une dictature militaire pour saigner un pays à blanc." (3)

Sur la dette de l'Argentine, de cinquante-quatre milliards de dollars, dix milliards ont été consacrés à l'armement sous le régime des généraux. Le remboursement de la dette et l'achat d'armes, avant la présidence d'Alan Garcia, représentait 50% du budget péruvien. Le record était détenu par le Chili du général Pinochet, avec mille cinq cents dollars de dette par habitant.

Mais Pinochet détenait un autre record: celui du libéralisme. En bon fidei-commis de la grande démocratie américaine, il avait réalisé la plus totale liberté de l'économie de marché (y compris le marché des monnaies) par un système de privatisation total, créant ainsi les conditions idéales, grâce à une répression forcenée contre son peuple, de la liberté, pour les multinationales dominantes américaines, de régenter l'économie du pays.

Grâce à ces dictatures militaires la dépendance économique de l'Amérique latine à l'égard des Etats-Unis devenait irréversible, et, avec elle, la dépendance politique en raison de la puissance de la pression économique sur les pouvoirs par le refus des prêts ou des investissements.

Désormais, les Etats-Unis pouvaient poursuivre leurs fins: la liberté du marché, par d'autres moyens que la dictature militaire.

Il était possible d'accepter des dirigeants élus, en faisant la relève de la répression par la corruption: ainsi furent acceptés au pouvoir des dirigeants élus comme Collor au Brésil ou Menem en Argentine. Prenant le relais des généraux on leur demandait seulement de payer leurs dettes et d'oublier leurs crimes.

Le règne du Fonds Monétaire international (F.M.I.) pouvait se perpétuer sans risque dans des pays enchaînés par la dette et dont l'économie était aux mains de firmes étrangères.

Le F.M.I. peut donc impunément imposer non seulement au tiers-monde, et, dans la perspective, au monde entier, le mode de développement le plus conforme aux intérêts de la métropole mondiale: développement des monocultures et des monoproductions, recul des cultures vivrières et des artisanats autochtones de subsistance, dépendance, exploitation accrue de la main-d'oeuvre, aggravation de la dette du fait de l'importation grandissante.

La défense du droit international et de la démocratie, sont aussi d'autres noms pour masquer les interventions, les ingérences de ce nouveau colonialisme.

Les massacres du Golfe en sont l'illustration la plus éclatante. Défendre le Koweït c'était défendre le droit et la démocratie.

Le droit est celui du plus fort: le Koweït n'a jamais été un Etat indépendant jusqu'en 1961 où, sous la menace d'une intervention militaire, le gouvernement anglais l'a arraché à l'Irak dont le président d'alors, le général Kassem, avait décidé de retirer aux occidentaux de l'Irak Petroleum les concessions qui leur attribuaient 94 % du territoire national. Les Anglais enlevaient ainsi la moitié de la production pétrolière de l'Irak et tout accès de l'Irak à la mer pour en écouler le reste. Bien entendu l'Angleterre fit entrer son protégé aux Nations-Unies pour rendre irréversible sa dernière rapine coloniale.

La défense du droit, en 1990, était la reprise, à une échelle beaucoup plus grande, de l'opération coloniale anglaise de 1961, et la volonté de maintenir le statu-quo.

Ceci après avoir déversé sur l'Irak, au cours de la guerre, l'équivalent d'explosifs de quatre Hiroshima, tuant, selon le chiffre minimal retenu par la Croix-Rouge Internationale, 210.000 personnes.

Tel est le bilan de la Défense du droit international, fonctionnant à sens unique: elle s'applique, par exemple, impitoyablement à l'annexion du Koweït, et oublie l'annexion de Jérusalem. Il est vrai que Jérusalem n'est qu'une ville sainte, mais Koweït-City est une ville mille fois sainte puisqu'elle est entourée de puits de pétrole!

La méthode, appliquée pour l'Irak, est celle de la destruction massive afin de faire un exemple dissuasif pour tout le tiers-monde, notamment pour l'Iran et la Libye, cibles les plus probables puisque ce sont les derniers pays au monde disposant de ressources pétrolières qui échappent encore au contrôle américain.

Une autre méthode, moins coûteuse, est appliquée lorsqu'il suffit d'attiser des nationalismes ou de prétendus affrontements ethniques ou religieux.

Aujourd'hui, avec l'effondrement de l'Union soviétique, la désintégration du pays est, d'une manière providentielle pour ses adversaires, accomplie par les guerres internes des Etats périphériques, par exemple entre Arméniens et Azéri, à la fois pour affaiblir tout Etat proche des gisements de pétrole du Caucase, et pour faire obstacle au projet chinois de pont eurasiatique. (4).

Là, il suffit de laisser faire, et, à la rigueur de passer ou de laisser-passer des armes lorsque l'un des deux paraît fléchir, afin que l'autodestruction se poursuive.

Les théoriciens du Pentagone, comme Samuel Huntington, se font les hérauts de cet appel aux morts en prêchant le choc des civilisations, l'antagonisme mythique d'une civilisation judéo-chrétienne contre une collusion islamo-confucéenne.

Ces idéologies de la fin d'un monde se dissipent aujourd'hui, même dans des pays qui furent leur terreau mortel, comme les brumes des bas-fonds se dissipant lorsque les premiers rayons du soleil illuminent les cimes: celles d'où l'on appelle l'homme, tous les hommes, à accomplir leur destin celui de l'unité divine du monde.

Nous avons tenté de dégager le fil conducteur permettant de relier les principaux problèmes internationaux, à la fin de ce XXe siècle, en remontant à leur cause profonde et unique malgré la diversité des apparences: l'hégémonie mondiale des Etats-Unis et le monothéisme du marché qu'elle veut imposer universellement.
 


* * *


 


Lassé par le dépouillement de ces statistiques et de ces analyses qui montrent le comportement réel et l'hypocrisie de notre ethnie occidentale s'exprimant, à contre sens du réel, dans le carcan de la pensée unique et du politiquement correct, j'ai essayé de prendre du recul, de m'évader un instant dans l'exotisme, et j'ai voulu savoir comment se comportaient d'autres ethnies.

Je me plongeais donc dans un ouvrage célèbre d'ethnologie où l'on m'expliqua savamment les normes de l'exogamie et de l'endogamie dans les lointaines tribus du Pacifique et de l'Amazonie. Je n'y trouvais rien qui put m'aider à résoudre ou même à poser les problèmes de notre temps en me montrant par exemple, comme le firent Thomas Moore ou Montaigne au moment de l'invasion européenne de l'Amérique après 1492, ce qu'aurait pu être une autre rencontre, (5) comme dit Montaigne, suggérant d'autres modèles d'évolution sociale comme le fit Thomas Moore (6), en technicien de l'économie et de la politique. Je ne tardais pas à m'endormir sur ma lecture, et je fis un rêve: j'assistais, en l'an 2050 (le chiffre était inscrit sur une banderole au dessus de la tribune), à un congrès d'ethnologie.

Un Indien d'Amérique prononçait le discours inaugural:

"Ce n'est pas, dit-il dès ses premiers mots, dû a mes mérites personnels. Mais j'appartiens à la première communauté qui ait constitué l'une des plus grandes civilisations de l'histoire, c'est à dire l'une des rares, jusqu'ici, qui aient offert à l'homme d'agrandir et d'embellir son existence: celle du "Tahuantin-Suyu". Ses destructeurs l'appelèrent, dans leur langage: l'empire inca, habitués qu'ils étaient à l'opposition du maître et de l'esclave, du pouvoir impérial et de la soumission. Le modèle, pour eux, était l'empire romain, et ses troupeaux d'esclaves où une métropole de 200.000 citoyens tenait, sous le talon de fer de ses légions, vingt millions de sujets et, enfermée dans la forteresse de son limes, considérait tout le reste de l'humanité comme barbares.
Ce que ces aventuriers poussés par la fièvre de l'or ont ensuite appelé l'Amérique fut la première terre qu'ils firent régresser jusqu'à la préhistoire.
Dans une lettre au roi d'Espagne, le premier de ces pourrisseurs d'âmes, un certain Christophe Colomb, écrivait aux Rois d'Espagne: "L'or est le plus précieux de tous les biens... celui qui le possède a tout ce dont il a besoin en ce monde et également les moyens de sauver les âmes du purgatoire et de les envoyer un jour au paradis"
Il nous a simplement apporté l'enfer.
Il répète à maintes reprises dans son Journal de bord: "J'étais attentif et m'employai à savoir s'il y avait de l'or" lorsqu'il voyait des colliers en or sur les autochtones.
Car, jusqu'à l'invasion, l'or ne fut jamais une monnaie comme il l'était en Europe.
Tout comme la terre n'était pas une propriété. Lorsque les envahisseurs ne la volèrent pas à ceux qui la travaillaient, ce qui était en général le cas, surtout lorsqu'on y soupçonnait un gisement d'or -- ils proposèrent de l'acheter. Alors, comme le déclara l'un des chefs indiens dans l'autre Amérique, celle du Nord: "Notre terre vaut mieux qu'aucune monnaie... nous ne pouvons la vendre parce qu'elle ne nous appartient pas.... Aussi longtemps que le soleil brillera et que l'eau coulera, cette terre sera ici pour donner vie aux hommes et aux animaux. Nous ne pouvons vendre cette vie, c'est pourquoi nous ne pouvons vendre cette terre."
Il s'agissait de toute terre: celle de la communauté de base, l'Ayllu, qui était indivisible et inaliénable, la terre du soleil destinée à la construction des temples et au service du culte, celle de l'Inca dont le fruit était réservé aux grands travaux, tels que le réseau routier, plus beau que ne le furent jamais les chaussées romaines, reconnurent même les conquérants.
"La barbarie est venue d'Europe", écrivait l'un des premiers témoins de la conquête, l'évêque Bartholomé de Las Casas (1484-1566) témoin oculaire qui déclare: "Depuis les années 1500 je vois et je parcours ces Indes et je sais ce que j'écris."
Ce fut d'abord le pillage de l'or et de l'argent: les archives de la Casa de contratacion de Séville révèlent que, de 1503 à 1660, cent quatre-vingt-cinq mille tonnes d'or et seize millions de kilogrammes d'argent, furent volés par la même Europe qui, il y a un siècle encore osait parler de dettes du Pérou à une banque dévoreuse de vie qui s'appelait, en cet age préhistorique, il y a un siècle, le Fonds Monétaire International.
Cet or et cet argent volés à notre terre donna une impulsion si grande à ce qu'ils appelaient l'économie de marché (c'est à dire à un système où tout s'achète et se vend, depuis les armes pour tuer les corps, jusqu'à la conscience pour tuer les âmes) que les aventuriers marchands de l'Europe appelèrent cela du nom dérisoire de Renaissance.
Ce vol, à l'échelle d'un continent, les aventuriers, après Colomb, l'appelèrent la Découverte de l'Amérique, comme s'il s'agissait de l'invention de peuples qui cultivaient cette terre depuis dix mille ans!
Les soudards l'appelèrent la conquête.
Les prêtres de chez eux, commandés par un pape, l'appelèrent l'Evangélisation.
Les colons l'appelèrent la civilisation, c'est à dire l'introduction de l'économie de marché.
Sous quelque nom que ce soit, cela commença par un massacre. Les historiens évaluent à environ cinquante-sept millions la population des Indiens lors de l'invasion, dont la plupart moururent des maladies importées d'Europe: la variole, la syphilis, le typhus, mais aussi des boucheries de la guerre et, plus encore, du travail forcé, en particulier dans les mines et les plantations accaparées par l'occupant colonial (les encommenderos).
Cela commença par la capture, par trahison, de l'Inca, sa torture et sa mort pour lui extorquer de l'or, puis la mise en esclavage du peuple entier pour l'extraction du métal. Quelques prêtres héroïques, comme le père Montesinos, le dominicain Pedro de Cordoba, l'évêque Bartolomé de Las Casas, dénoncèrent en vain cette sauvagerie qui fit croire aux Indiens que les européens n'avaient d'autre Dieu que l'or. Les colons parvinrent à expulser ces prêtres.
Grâce à la profusion de monnaie d'or et d'argent les maîtres successifs de l'économie occidentale: Venise, plutôt que l'Espagne, puis l'Angleterre et la France, finalement les Etats-Unis, avaient réussi à imposer au monde une religion qui n'osa jamais dire son nom, mais qui régissait en fait toutes les relations humaines, sociales, internationales ou individuelles: le monothéisme du marché, c'est à dire l'idolâtrie de l'argent.
Un document de l'époque contient en germe tout ce développement: le parecer de Yucay (Yucay est une petite localité proche de Cuzco, au centre de la communauté Inca) et l'auteur de cet avis, apologie théologique du colonialisme, est le vice-roi Garcia de Toledo qui veut insérer l'exploitation sanglante des trésors du Pérou dans le plan providentiel de Dieu: "ainsi furent données ces montagnes d'or et d'argent, ces terres fertiles et de délice, afin qu'attirés par ce parfum il se trouvât des gens qui, pour Dieu, veuillent aller leur prêcher l'Evangile et les baptiser" (Y.142) (7)
Il ajoute: "Il est tellement nécessaire, moralement parlant, qu'il y ait des mines que, si elles n'existaient pas, il n'y aurait en ces royaumes, ni roi ni Dieu."
Pendant quatre siècles nos pays indiens, sous le joug colonial de pays européens et, au cours des soixante dernières années, sous celui des Etats-Unis, retournèrent à la jungle animale de la préhistoire. Aux environ de l'an 2000, après avoir souffert la destruction de nos cultures, et l'assassinat de 90% de nos peuples (le plus grand génocide de l'histoire), mon pays, dont la richesse fut légendaire (il fut un temps où l'expression: "C'est le Pérou!" fut synonyme d'opulence) est devenu ce que l'on appelait, vers la fin des temps préhistoriques (vers 1980-2000) un pays sous-développé. On les distingue ainsi des pays développés (sept d'entre eux) dont la croissance avait créé notre sous développement, non seulement par le pillage initial de nos richesses mais par la déstructuration de nos économies rendues difformes pour n'être plus que des appendices de la métropole. Certains de nos trafiquants autochtones, enrichis par leur collaboration avec les colonisateurs d'Europe puis avec les Etats-Unis, avaient réussi, avec l'appui de leurs maîtres, à devenir des esclaves de première classe, et la masse de notre peuple, en essayant d'imiter ses maîtres, était devenu un peuple de singes.
J'ai là, pour conclure, un vieux document, l'un des derniers témoignages de la préhistoire, intitulé L'état du monde en 1995 qui résume sobrement les funérailles humaines du Pérou. Voici ce qu'était devenu le Tahuantin Suyu après cinq siècles d'intégration à la civilisation occidentale: 76% de la population victime de ce qu'on appelait alors le chômage, c'est à dire l'exclusion du travail et de toute vie sociale. Les deux tiers du peuple vivaient au dessous du seuil de pauvreté. L'agriculture vouée à l'abandon et les paysans contraints, pour survivre, à cultiver le coca, c'est à dire la matière première de la cocaïne, (de la drogue dont les Etats-Unis étaient les plus gros et les plus riches clients), car la culture du café ou du cacao, rapportant trois fois moins, ne leur eût pas permis de vivre.
Un hectare planté de coca pouvait rapporter au moins mille deux cents dollars chaque année à son propriétaire, parfois bien davantage. A titre de comparaison, le salaire annuel moyen d'un mineur était de 827 dollars; celui d'un ouvrier de 649 dollars; et les gains d'un paysan, non producteur de coca, de 150 dollars.
Cette production permit ainsi un afflux de narcodollars et les bénéficiaires de ce trafic, appuyés par les escadrons de la mort (financés et formés à l'école des Amériques par les Etats-Unis) purent s'emparer du pouvoir par la terreur.
Le Pérou devint ainsi l'un des bons élèves du Fonds monétaire international qui lui prêtait l'argent nécessaire à la survie de l'appareil d'Etat à condition qu'il observe les conditions politiques du remboursement de la dette (soixante millions de dollars par mois en 1994): blocage des salaires et de la protection sociale, liberté des prix, privatisation des entreprises, même de celles qui exercent des fonctions sociales (depuis les transports et les hôpitaux jusqu'à l'éducation). Un seul budget était épargné: celui de la répression par la police et l'armée.
Les Etats-Unis purent ainsi maintenir au pouvoir, comme dans toute l'Amérique du Centre et du Sud l'une de leurs marionnettes, régnant par la corruption et la terreur sur un peuple agonisant. Tel est le mécanisme par lequel l'une des plus brillantes civilisation du monde fut ramenée à la préhistoire bestiale de l'homme, par cinq siècles de colonisation européenne et un demi siècle de domination des Etats-Unis. Il ne recommença à participer à l'humanisation de l'homme et à sortir de la préhistoire où il avait été replongé, qu'à partir de la première moitié du XXIe siècle, après la faillite économique des Etats-Unis perdant deux milliards de ses clients par le boycott de ses exportations organisé par ce que notre histoire appelle le nouveau Bandoeng et la reprise de l'humanité dans sa marche vers un monde indivisiblement humain et divin.
* * *


 


Après ce rapport inaugural sur "La religion dominante des peuplades d'occident entre 1980 et 2000: le monothéisme du marché", vint un deuxième rapport sur "Les techniques de la cupidité dans le monde préhistorique, aux abords de l'an 2 000".

Il était présenté par un jeune Chinois dont les ancêtres avaient dû être bouddhistes à en juger par le recul historique avec lequel il analysait ce qu'au siècle dernier (le XXe) on appelait la croissance. Il rappela d'abord que le développement de l'homme, dans sa propre culture traditionnelle, se fondait sur la maîtrise du désir, quelque fois même sur l'extinction du désir. Il expliquait comment le développement de l'homme s'était métamorphosé: désormais il s'agissait de la stimulation du désir, ou même de la création du désir. Il rappelait que les sophistes de l'Athènes classique disaient que le bien c'était d'avoir les désirs les plus forts possibles et de trouver les moyens de les satisfaire. Or, ajoutait-il, le système de la croissance aux temps préhistoriques, entre 1980 et 2010, reposait encore sur cette conception des sophistes athéniens. Il avait beaucoup étudié cette technique de la cupidité qu'il appelait technique de la publicité et du marketing, c'est à dire technique pour créer des besoins artificiels standardisés, donnant libre champ à l'action des multinationales sur toute la planète.

Cette technique avait acquis l'autorité et le respect d'un dogme religieux. Un corollaire du monothéisme du marché évoqué par l'orateur précédent, religion d'un Dieu caché, et qui dominait parmi toutes ces tribus belliqueuses de l'Occident, s'appelait la Croissance. C'était un Dieu cruel, un Dieu qui exigeait des sacrifices humains. (J'ai retenu sa définition de la croissance.) Il disait: "C'est un système dans lequel l'essentiel était de produire, de plus en plus, de plus en plus vite, n'importe quoi, utile, inutile, nuisible ou même mortel". Et il donnait quelques exemples. "Au milieu de cette glaciation humaine, disait-il, c'est-à-dire aux environs de 1980 à 2000, on dépensait environ quatre cent cinquante milliards de dollars d'armement chaque année, ce qui aboutissait à ce résultat, techniquement remarquable, de placer à peu près trois tonnes d'explosif sur la tête de chaque habitant de la planète". Il ajoutait que ce système tuait même sans guerre, "... puisque, disait-il, toujours au milieu de cette glaciation humaine, chaque année, quarante-cinq millions de gens étaient morts de faim dans le monde...". Il tirait comme conséquence de ce régime tribal de l'Occident qu'il y avait là un signe évident de régression mentale.

Il s'intéressait à l'aspect liturgique de cette religion de la croissance. En particulier, à une étude sur l'éducation de la caste sacerdotale de la religion de la croissance, c'est à dire les technocrates. Il était très objectif, parce qu'il disait: "Quand on aime un technicien, on l'appelle un expert; quand on ne l'aime pas, on l'appelle un technocrate". Il donna par contre cette autre définition: "J'appelle technocrate un homme que l'on a dressé de telle sorte qu'il ne se pose jamais la question des fins, et toujours celle des moyens; jamais la question du pourquoi et toujours celle du comment". Pour lui, il était clair que de grands succès avaient été remportés dans ce domaine. Le problème de l'éducation se posait dès lors de la façon suivante: "Comment dresser cette caste sacerdotale? De fait, tout le système d'éducation supérieure était évidemment fondé là-dessus. Ce devait être, je crois, un biologiste d'origine, parce qu'il expliquait que dans ce domaine l'éducation supérieure ne développait que le 'cerveau reptilien'."

A ce point de son discours un auditeur africain lui demanda la permission d'illustrer son propos à partir de l'expérience de sa propre culture noire.

Il a rappelé qu'avant l'invasion des barbares du Nord en Afrique (les barbares blonds), les forgerons diolas de Basse-Casamance, qui avaient inventé un système pour mettre un socle de métal à la vieille houe de bois, avant d'appliquer cette invention, avaient demandé que l'on convoque le Conseil des Anciens pour savoir quel déséquilibre allait être entraîné, par cette invention nouvelle, dans les rapports avec la nature et la société. Est-ce que cela n'allait pas donner une prédominance aux forgerons dans la communauté? Et modifier ainsi les rapports entre les hommes? Il ajoutait que peut-être on aurait pu se poser des questions semblables en Occident au moment où l'énergie nucléaire fut inventée. Malheureusement, on ne l'avait pas fait.

Remerciant le Sénégalais de cette illustration concrète de son propos, le Chinois poursuivit son exposé.

Après ce premier dogme: produire de plus en plus, de plus en plus vite, n'importe quoi, le deuxième dogme, c'était celui, disait-il, du progrès. Il en avait cette définition que je vous rapporte: "le progrès, c'est une efficacité croissante dans l'art de détruire la nature et les hommes". Il donnait cet exemple: "... Tamerlan, quand il prit Ispahan, a massacré soixante-dix mille habitants. Comme il décida de construire des pyramides de crânes, il mit plusieurs jours pour réaliser ce projet. Eh bien, à Hiroshima, on l'a fait en sept secondes."

En 1990, disait-il, on possédait l'équivalent de plus d'un million de bombes d'Hiroshima. C'est-à-dire de quoi détruire soixante-quinze milliards d'hommes, quinze fois plus qu'il n'en existe. On n'arrête pas le progrès!
 


* * *


 


Le rapport suivant était présenté par un homme d'origine vraisemblablement arabo-islamique, car il marquait clairement la différence entre une civilisation individualiste où l'homme, comme individu et comme nation, est le centre et la mesure de toute chose, et une communauté humaine véritable dans laquelle chaque participant a conscience d'être responsable du destin de tous les autres.

Son intervention s'intitulait: Les obstacles au dialogue des cultures à l'époque préhistorique (c'est à dire aux environs de l'an 2000).

Il définit d'abord le regard occidental sur le monde par son postulat de base, à savoir: "Il n'existe qu'une seule trajectoire de développement humain, celle de l'Occident, et tous les peuples, doivent être situés par rapport à elle. Ils sont développés s'ils ressemblent à l'Occident, ils sont sous- développés s'ils y ressemblent moins."

Ici encore, un auditeur, apparemment européen, conscient des erreurs du passé occidental, demanda à préciser le rôle joué par un certain orientalisme dans cette illusion d'optique. Il expliqua: "L'orientaliste le plus célèbre de tous, Sylvestre de Sacy, celui qui a initié Goethe aux civilisations de l'Orient, rédigeait les proclamations de Bonaparte au moment de l'invasion de l'Egypte et les proclamations du général de Bourmont au moment de l'invasion de l'Algérie."

En dehors de sa chaire au collège de France, il avait son bureau au Quai d'Orsay.

Max Müller, l'un des hommes les plus importants de l'orientalisme traditionnel, faisait à Cambridge des cours pour former les administrateurs anglais de l'Inde. Madame Ruth Benedict, l'auteur d'un beau livre sur le Japon: Le Sabre et le chrysanthème l'avait écrit sur commande du War Office du général Mac Arthur pour mieux intégrer le Japon au système de la politique américaine." Cela m'a donné une telle idée affreuse de l'orientalisme que j'avais envie de devenir occidentaliste, c'est à dire de me mettre à regarder l'Occident avec le microscope, un peu comme les entomologistes regardent les insectes et comme les orientalistes regardent les pays qui ne sont pas occidentaux.

L'ethnologue arabe reprit son exposé: "En réalité, il n'y a pas eu de pays développés ou sous-développés, il y avait seulement des pays dominants et des pays dominés, des pays malades de leur croissance, et des pays trompés parce qu'on leur avait fait croire que le développement, c'était l'imitation des malades". Il en tirait une conclusion pratique: "l'hypocrisie de ce qu'on appelait à l'époque préhistorique 'l'aide au tiers-monde'. En effet, cette prétendue aide avait aggravé les déséquilibres et les inégalités. Le seul remède aurait été, après la fin de l'hégémonie occidentale, la fin du modèle occidental de croissance. Si l'on voulait aider le tiers-monde, disait-il, il fallait d'abord changer le modèle occidental de croissance, car ce modèle n'est pas universalisable: la croissance d'une partie de l'humanité n'y est possible que par le sous-développement de tous les autres soit par la conquête, le pillage et les échanges inégaux, comme au temps du colonialisme, soit par le libre échange c'est à dire la liberté donnée aux plus forts de dévorer les plus faibles". Il donnait des exemples de ce qu'il appelait "la fracture croissante du monde à l'époque préhistorique". Pour lui, l'histoire proprement humaine commençait par un développement solidaire réalisant non une unité impériale du monde, baptisée mondialisation, mais une unité symphonique du monde où chaque peuple apporterait la contribution de sa propre culture, de son histoire, de son travail, substituant à une économie de marché une économie d'échange.

Or, à la fin du XXe siècle le déséquilibre s'aggrave: de 1980 à 1990 le niveau de vie de l'Amérique latine a baissé de 15%, celui de l'Afrique de 20%.

La seule solution envisagée, sur le conseil d'un certain Kissinger au président des Etats-Unis (l'orateur donne la référence du rapport Kissinger au président Carter sur le danger que représentait la natalité dans le tiers-monde pour la Sécurité Nationale des Etats-Unis: NSSM 200), c'était de dire aux peuples de trois continents: ayez moins d'enfants pour que nous puissions continuer à notre aise la politique découlant de cette politique démographique, celle d'une stérilisation massive dans le tiers-monde. Tel est le degré de barbarie atteint par le système régnant à l'époque préhistorique c'est à dire avant la moitié du XXIe siècle.

La dernière séance s'acheva par la projection de deux films d'archives. Ils résumaient, comme en des paraboles, la fin du XXe siècle.

C'étaient les deux films qui avaient coûté le plus cher de l'histoire du cinéma. (Avec le prix qu'on y avait investi et celui de l'envoi d'une navette sur la lune, il eût été possible de faire alors ce que nous n'avons fait qu'un demi siècle après: refertiliser le Sahara)

Le premier film, Jurassik Park, évoquait la jungle des dinosaures: les animaux les plus forts dévoraient les plus faibles. L'autre s'intitulait: Titanic. Deux blasons du XXe siècle: le retour à la préhistoire, et le naufrage.
 

* * *

A partir de ce rêve je fus obsédé par deux angoisses:

-- Comment avons-nous pu en arriver là?

-- Comment corriger l'erreur d'aiguillage?

En bref: que faire? Et comment en sortir?

L'objet de ce livre est de répondre à ces questions.
 


Ce texte est extrait du livre de Roger Garaudy intitulé L'Avenir: mode d'emploi, divisé ici en sept parties. Il est édité en 1998 par les éditions Vent du Large et se trouve en librairie (ISBN: 2-912341-15-9). On peut s'adresser, au choix, à l'éditeur, 1 av. Alphand, 75116, Paris, à la Librairie de l'Orient, 18 rue des Fossés Saint Bernard, 75005, Tel.: 01 40 51 85 33, Fax: 01 40 46 06 46 ou à l'Association Roger Garaudy pour le dialogue des civilisations, 69 rue de Sucy, 94430 Chennevières sur Marne.

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