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LOUIS-FERDINAND CELINE

 

 

BAGATELLES POUR UN MASSACRE

 

[35] (p. 361-370)

[361]


Et puis voilà...

Nathalie, mon interprète, elle était tout à fait dévouée... parfaitement instruite, très régulière au boulot... Elle m'a montré tout ce qu'elle savait, tous les châteaux, tous les musées, les plus beaux sites... les plus renommés sanctuaires... les plus étonnantes perspectives... les anciens parcs... les Iles... Elle savait très bien toutes ses leçons... pour chaque circonstance... pour chaque moment... le petit laius persuasif, la petite allusion politique... Elle était encore bien jeune, mais elle avait l'expérience des tourmentes révolutionnaires... des transbordements sociaux... des mondes en fusion... Elle avait appris toute petite... Elle venait d'avoir juste quatre ans, au moment de la guerre civile... Sa mère, c'était une bourgeoise, une actrice... Un soir de perquisition, y avait beaucoup de monde dans leur cour... sa mère lui avait dit comme ça, tout gentiment: "Nathalie, ma petite fille, attends-moi bien, ma petite chérie... Sois bien sage... Je vais descendre voir jusqu'en bas... ce qui se passe... Je remonterai tout de suite avec le charbon...". Jamais sa mère n'était remontée, jamais elle n'était revenue... C'est les Bolchévics qui l'avaient élevée Nathalie, dans une colonie, près de la ville d'abord, un peu plus tard, très au Nord... Et puis après, en caravanes... Plusieurs années comme ça... tout à travers la Russie... Elle racontait les frayeurs, et la rigolade aussi des petits enfants... Toutes les pérégrinations! ... Des années... qu'on évacuait tout le pensionnat quand les troupes ennemies [362] rappliquaient.. Les "rebelles" d'abord le Kolchak... et puis le Wrangel... et puis encore le Denikine... Chaque fois, c'était une aventure à travers les steppes... ça durait des mois et des mois... tous les petits enfants trouvés... Il faut reconnaître, les bolchéviques, ils avaient fait tout leur possible, pour qu'ils crèvent pas tous et toutes comme des mouches... tout le long des pistes... Des fois, il faisait si froid, que les petits morts devenaient tout durs comme des petites bûches... Personne pouvait creuser la terre... On pouvait pas les enterrer. On les balançait du chariot, c'était défendu de descendre. Elle avait bien vu, Nathalie, toute la guerre civile... et puis ensuite les Kaoulaks pourris d'or!... Elle avait dansé avec eux... foiriné... mené fusiller des dizaines et des dizaines... Et puis ensuite les privations, encore, toujours, d'autres privations... biennales, décennales, triquennales, "quinquennales"... les torrents de jactance... maintenant elle guidait... Elle avait appris le français, l'allemand, l'anglais, toute seule... Il lui passait par les doigts, à "l'Intourist", les plus curieux hurons de la Boule... et puis infiniment de Juifs (95 pour 100)... Elle était discrète, secrète, Nathalie, c'était un caractère de fer, je l'aimais bien, avec son petit nez astucieux, toute impertinente. Je ne lui ai jamais caché, une seule minute, tout ce que je pensais... Elle a dû faire de beaux rapports... Physiquement, elle était mignonne, une balte, solide, ferme, une blonde, des muscles comme son caractère, trempés. Je voulais l'emmener à Paris. Lui payer ce petit voyage. Le Soviet n'a pas voulu... Elle était pas du tout en retard, elle était même bien affranchie, pas jalouse du tout, ni mesquine, elle comprenait n'importe quoi... Elle était butée qu'en un point, mais alors miraculeusement, sur la question du Communisme... Elle devenait franchement impossible, infernale, sur le Communisme... Elle m'aurait buté, céans, pour m'apprendre bien le fond des choses... et la manière de me tenir... la véritable contradiction!... Je me ratatinais. Il lui passait de ces éclairs à travers les "iris" pervenche... qu'étaient des couperets...

On s'est cogné qu'une seule fois, mais terrible, avec Nathalie... C'était en revenant de Tzarkoi, le dernier château du Tzar... Nous étions donc en auto... nous allions assez bonne allure... cette route-là n'est pas mauvaise... Quand je lui fais alors la remarque... à la réflexion... que je trouvais pas de très bon goût... cette visite.. chez les victimes... cette exhibition de fantômes... agrémentée de commentaires, de mille facéties... Cette désinvolte, hargneuse [363] énumération... acharnée, des petits travers... mauvais goût... ridicules manies "Romanoff"... à propos de leurs amulettes, chapelets, pots de chambre... Elle admettait pas... Elle trouvait parfaitement juste, Nathalie. J'ai insisté. Malgré tout, c'est de là, de ces quelques chambres, qu'ils sont partis tous en choeur, pour leur destin, les Romanoff... pour leur boucherie dans la cave... On pourrait peut-être considérer... faire attention... Non! Je trouvais ça, moi, de mauvais goût! Encore bien pire comme mauvais goût, cent fois pire que tous les Romanoff ensemble... Un vrai très mauvais impair de dégueulasses sales Juifs... Ça me faisait pas plaisir du tout de voir comme ça les assassins en train de faire des plaisanteries... dans la crèche de leurs victimes... Je me trouvais d'un seul coup tzariste... Car ils furent bien assassinés, mère, père, cinq enfants... jamais jugés, assassinés bel et bien, massacrés, absolument sans défense dans la cave de Sibérie... après quels transbahutages!... des mois!... avec ce môme hémophile... entre tous ces gardes sadiques et saouls, et les commissaires judéotartars... Enfin la grande rigolade... On se rend compte... L'intimité des morts... les pires salopes, avant de crounir... ça regarde plus personne... C'est pas toujours aux assassins de venir dégueuler sur leurs tombes... Révolution ?... Bien sûr!... Certes! Pourquoi pas ?... Mais mauvais goût, c'est mauvais goût... Le mauvais goût du Juif, la bride sur le cou, c'est le massacre du blanc, sa torture. C'est la torture du blanc et le profond instinct du Juif, le profond instinct du nègre. Toutes les saturnales révolutionnaires d'abord puent le nègre, à plein bouc, le Juif et l'Asiate... Marat... Kérenski... Béhanzin,... l'Euphrate... le Vaudoo... les magies équatoriales... les esclaves aux requins... Saint-Domingue... c'est la même horreur qui surgit... Tout ça c'est la même sauce dans le fond... ça suinte de la même barrique...

-- Pourquoi ?... Pourquoi ?... qu'elle ressautait... Elle voulait pas, la carne, comprendre... Le Tzar, il était sans pitié!... lui!... pour le pauvre peuple!... Il a fait tuer!... fusiller!... déporter!... des milles et des milles d'innocents!...

-- Les bolchévicks l'ont bien promené pendant des semaines, à travers toute la Sibérie. Ils l'ont buté finalement dans la cave, avec tous ses gnières! à coups de crosse!... Alors il a payé!... Maintenant on peut lui foutre la paix... le laisser dormir...

-- Il faut que le peuple puisse apprendre!... s'instruire!... Qu'il puisse voir de ses propres yeux, comme les Tzars étaient stupides... [364] bourgeois... bornés... sans goût... sans grandeur... Ce qu'ils faisaient de tout l'argent! les Romanoff! des millions des millions de roubles qu'ils extorquaient au pauvre peuple... Le sang du peuple!... des amulettes!... Avec tout le sang du peuple ils achetaient des amulettes!

-- C'est pas quand même une raison... Ils ont payé... C'est fini!...

Elle était insultante, la garce!... Je me suis monté au pétard... Je suis buté comme trente-six buffles, quand une gonzesse me tient tête...

-- Vous êtes tous des assassins! que je l'ai insultée... encore pire que des assassins, vous êtes tous que des sacrilèges vampiriques violeurs!... Vous chiez maintenant sur les cadavres tellement vous êtes pervertis... Vous avez plus figure humaine... Pourquoi vous les faites pas en cire ?... comme chez les Tussauds ? avec les blessures béantes ?... et les vers qui grouillent?...

Ah! mais elle rebiffait, terrible. Elle voulait pas du tout admettre... la petite arrogante saloperie... elle rebondissait dans la bagnole... Elle s'égosillait... "La Tzarine était pire que lui!... encore pire... Mille fois plus!... cruelle je vous dis!... Un coeur de pierre!... Elle! la vampire!... mille fois plus horrible que toute la Révolution. Jamais elle a pensé au peuple!... Jamais à toutes les souffrances! de son pauvre peuple! qui venait la supplier!... A tout ce qu'il endurait par elle!... Jamais!... Elle avait jamais souffert elle!...

-- La Tzarine ?... mais vertige d'horreur! mais trombe d'ordures! Mais elle avait eu cinq enfants! Tu sais pas ce que c'est cinq enfants ? Quand toi t'auras eu le cul grand ouvert comme elle! cinq fois de suite, alors tu pourras causer! ... Alors t'auras des entrailles! de souffrances! de souffrances!... Purin!

C'est dire si j'étais en furie... C'était de sa faute! Je voulais la virer de la bagnole!... Je me sentais plus! de brutalité! Je devenais tout Russe!...

Il fallut que le chauffeur il ralentisse... il arrête... qu'il intervienne, qu'il nous sépare... on se bigornait... Elle a pas voulu remonter! elle était têtue... elle a fait tout le retour jusqu'à Leningrad à griffe. Je l'ai pas revue pendant deux jours. Je croyais que je la reverrais jamais... Et puis voilà, elle est revenue... C'était déjà oublié!... On était pas rancuneux... Ça m'a fait plaisir de la revoir. Je l'aimais bien la Nathalie. J'ai eu d'elle qu'une seule confidence, je parle une véritable confidence... quand je lui [365] parlais de révolution... Je lui disais que bientôt, on l'aurait, nous aussi en France, le beau communisme... qu'on avait tous les Juifs déjà... que ça mûrissait joliment... alors qu'elle viendrait à Paris... que ça serait permis alors... qu'elle viendrait me voir avec un Juif...

-- Oh! vous savez, Monsieur Céline... c'est pas comme ça la révolution... Pour faire une révolution, il faut deux choses bien essentielles... Il faut d'abord avant tout, que le peuple crève de faim... et puis il faut qu'il ait des armes... toutes les armes... Sans ça... rien à faire!... Il faudrait d'abord une guerre chez vous... une très longue guerre... et puis des désastres... que vous creviez tous de faim... après seulement... après la guerre civile... après la guerre étrangère... après les désastres... Il lui venait des doutes...

Jamais elle ne m'a reparlé de la sorte... Toujours elle était en défense... en attitude, plus ou moins... Jamais elle-même... Je l'estimais... Je l'aurais bien ramenée à Paris... C'était une parfaite secrétaire, secrète.


[366]


J'ai des idées, moi, d'ailleurs sur la monarchie absolue, je les tiens d'un anarchiste, que j'ai connu autrefois, à Londres, un anarchiste authentique -- un Bulgare -- un pachyderme pour le poids. Il avait deux professions, il cumulait, accordeur de piano et puis chimiste-teinturier. Je l'écoutais religieusement. On l'appelait "Borokrom". J'étais qu'un petit jeune homme pas très affranchi à l'époque. Je l'admirais énormément. J'étais facile à mystifier...

-- J'ai gâché mon existence, tel que tu me vois, Ferdinand, qu'il me disait toujours. J'aurais voulu être, moi, le Roi, tu vois, d'un immense, puissant Royaume... Et puis que tous mes sujets, tu m'entends, tous! sans aucune espèce d'exception, ils m'auraient tous hai à la mort! Ils n'auraient pensé qu'à cela... me faire la peau... me résoudre... semaine et dimanche... ça les aurait réveillés en sursaut, une idée pareille... Ils auraient ourdi, comploté sans interruption contre mes jours... Chaque fois que je serais sorti de mon château magnifique, dans mon carrosse de grand gala... il me serait tombé sur la gueule quelque chose comme affreuses bombes! Des pluies! mon ami, des averses! des déluges des plus terribles grenades!... des "fulminants" de tous calibres... Je n'aurais jamais survécu que par miracle... par l'effet de tout un subtil agencement, de tout un concours de prodigieuses circonstances... J'aurais été de mon côté royal plus fumier encore si possible que tous mes sujets à la fois... absolument sans pitié... [367] sans parole... sans merci... J'aurais gouverné cette masse haineuse encore plus haineusement et absolument solitaire! par la menace, les exécutions, l'outrage et le défi perpétuel!... A l'abri de ma formidable citadelle, j'aurais imaginé sans répit d'autres insultes, d'autres forfaitures, d'autres outrages! encore! toujours plus abominables! pour navrer mes odieux sujets! D'autres moyens de me rendre toujours plus abject, plus démoniaque, plus implacable! plus impopulaire! Ainsi je les aurais définitivement fascinés. Jamais je n'aurais eu un de ces gestes de clémence, de faveur, d'abandon qui vous discréditent un tyran mieux que cent mille pendaisons. Je n'aurais pendu, moi, que les tendres, les compréhensifs, les pitoyables... les évangéliques... les bienfaisants de tous poils... J'aurais organisé d'immenses concours de rosiers et de rosières... pour les fouetter tous et toutes ensuite à mort... devant toute la populace... Je me serais parjuré sans cesse, sans limite, sans répit... sauf pour infliger à mes sujets d'autres vexations.. les opprimer, les saccager davantage, dans tous les sens et façons. Haine pour haine! et sans limite!... ma devise royale. J'aurais vécu tout seul, campé sur les revenus de mon immense Trésor, retranché dans mes carrosses de grand gala... Je les aurais tenu, mes abominables sujets, angoissés, haletants, attentifs à mes moindres gestes, toujours aux aguets, sous le coup d'une nouvelle iniquité, et cela pendant toute la durée de mon règne. Jamais un seul jour ne se serait passé sans quelque horrible déni de justice, quelque atroce méfait royal... l'écartèlement d'un juste, l'ébouillantage d'un innocent... Ah! ce peuple ignoble! le vois-tu? toujours fébrile, délirant de fragiles, fugaces espoirs de me réduire très prochainement en bouillie, en pâtée sanglante sous les débris de mon magnifique carrosse? Mon règne aurait été de cette façon, j'en suis certain, exceptionnellement réussi, le plus heureux en vérité de tous les règnes, de toute l'Histoire -- sans guerre, sans révolution, sans famine, sans banqueroute. Ces calamités n'affligent en effet les peuples que parce qu'elles sont très longtemps à l'avance désirées, amenées, préméditées, pensées, mijotées, par toute la rumination des masses... l'oisiveté sadique, ruineuse des peuples. Mes sujets surhaineux n'auraient jamais eu le temps, eux, de penser à ces sottises, à ces catastrophes! Je les aurais bien trop occupés par mes inépuisables trouvailles, mes infernales vacheries!... Ils se seraient bien trop passionnés sur la meilleure, prompte manière, la plus effroyable, de me réduire en caillots, en marmelade de [368] viscères. J'aurais fait, moi leur monarque, l'accord de toutes les haines de mon Royaume, je les aurais centralisées, magnétisées, fanatisées sur ma propre royale personne. Voici le seul moyen royal, Ferdinand, de véritablement régner! gouverner! Ah! Ferdinand! ma vie eût été alors autre chose! une destinée merveilleusement utile... tandis qu'à présent, tu vois, je parle... je me gaspille comme je peux...


[369]


Elle l'emportait facilement Nathalie dans la controverse... la doctrine... A vrai dire je n'existais pas... Elle avait suivi tous les cours de "Dialectique Matérialiste". Elle possédait comme les curés sur le bout du doigt, toutes les questions, toutes les réponses.

-- Les capitalistes que font-ils ?...

-- Ils exploitent le malheureux peuple, ils spéculent, ils accaparent!...

-- Que font-ils de leurs capitaux ?...

-- Ils agiotent encore et toujours... ils trustent les matières premières... ils créent la rareté...

-- Que font-ils de leur fortune? dorment-ils chaque nuit dans trois lits ?... Possèdent-ils quatorze maîtresses?... Se promènent-ils à la fois dans dix-huit automobiles?... Habitent-ils vingt-deux maisons?... Se gavent-ils dix-sept fois par jour?... des mets les plus faisandés? Que font-ils en définitive de tout ce terrible pognon? qu'ils extorquent à l'écrasé, courbé, gémissant peuple?

Ah! ça ne troublait pas Nathalie, ces petites astuces.

-- Ils se passent tous leurs caprices...

Voilà ce qu'elle avait trouvé... Du coup, je la possédais... Je reprenais tout l'avantage. Elle était collée, malhabile, sur la question du "caprice"... Caprice pour elle, c'était un mot... Rien de plus! Elle en avait jamais vu des "caprices"... des caprices de capitalistes... Elle était bien incapable de me définir, de me citer un bon exemple de caprice... Je la mettais en boîte avec son [370] "caprice"... je la faisais enrager... Un jour quand même, sur la fin, elle a demandé "pouce"... Ça l'intriguait que je lui raconte ce que c'était vraiment un "caprice". J'ai cherché un bon exemple, pour qu'elle sache dorénavant, quand elle parlerait aux touristes:

-- Voilà, j'ai dit, écoute-moi bien, je vais t'affranchir, ma mignonne. J'étais tout jeune à l'époque, ça se passait à Nice, vers 1910, je faisais le livreur pour la saison chez un bijoutier très fameux, M. Ben Corème... boulevard Masséna... J'avais tout à fait la confiance de mon patron, Ben Corème, "le joaillier des élégantes" et des "Grands Cercles et du Casino". Mes parents, si pauvres, mais si foncièrement honnêtes, avaient juré sur leur vie, que je ne ferais jamais tort d'un sou... qu'on pouvait me confier des trésors. En fait, on m'en confiait souvent -- c'était pas des mots. Mr. Ben Corème m'avait tout de suite mis à l'épreuve... et puis ne voyait plus que moi pour me confier ses diadèmes, ses parures les plus mirifiques, ses sautoirs de plusieurs mètres... Je me tapais plusieurs fois par jour la grimpette du Mont-Boron, vers les Palaces de la Côte, surchargé, à pleins écrins, de gemmes en pagaie, d'ors, de platines, et de "rivières»... pour le choix des "élégantes"... des plus grandes cocottes de l'époque... aux lubies d'une clientèle "high-life", la plus extravagante d'Europe, des "cercleux" les plus fantasques, des Reines du Boudoir. Dans mes poches, fermées par épingles de nourrice, je promenais dans une seule journée plus de richesses qu'un galion d'Espagne, retour du Pérou. Mais il fallait que je fasse vinaigre, que je drope drôlement dans la côte... pour revenir au magasin le plus vite possible. J'avais encore un autre travail également de confiance -- auquel Mr. Ben Corème tenait aussi essentiellement. Je devais rester debout dans l'arrière-boutique, derrière de petits carreaux, derrière les brise-bise... Mais je devais jamais me montrer... jamais rentrer dans la boutique! C'est moi qui surveillais les mains des clients et des clientes... C'était ma consigne... épier les moindres furtifs gestes... surtout les furtifs gestes... Les poignes!... Pas quitter des yeux les poignes!... jamais... Voilà... C'est délicat pour un vendeur, quand on réfléchit, d'observer comme ça les mains... Il peut pas tout faire... Il doit rester, lui, tout sourires. Il doit faire le joli coeur au-dessus du guéridon... tout prévenant... tout désinvolte... Il doit pas loucher vers les poignes... C'est pas une manière... C'était moi le bigleur... le lynx... Je connaissais tous les clients... Ils me connaissaient pas... Je connaissais tous les voleurs. Dans les


Ce texte comporte les pages 361-370 du pamphlet de Louis-Ferdinand Céline, intitulé Bagatelles pour un massacre. Le "massacre", dans la pensée de l'auteur, est évidemment celui qu'il prévoit, en 1937, comme ce qui arriverait s'il éclatait une deuxième guerre mondiale.

Contrairement à la rumeur, les pamphlets ne sont pas interdit par des lois, des règlements ou des tribunaux. Ils n'ont pas été réédités par des maisons d'édition ayant pignon sur rue parce que l'auteur, revenu en France, voulait pouvoir vendre les livres qu'il écrivait alors pour gagner sa pitance. Cette mesure d'opportunité n'a plus lieu d'être après la disparition de l'auteur, en 1961. Personne n'a la droit de soustraire à la légitime curiosité des générations suivantes ce qui a été le noyau incandescent de la littérature française vers le milieu du vingtième siècle.

Le texte ici reproduit est celui d'une édition probablement pirate. Les détenteurs d'une éditions réellement authentique voudront bien nous signaler les éventuelles différences.

D'autres groupes de 10 pages suivront.

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