138 -- Le Documensonge de la semaine.
Quelques commentaires sur une récente ignominie du "Nouvel
Observateur", juin 1980, samizdat, 19p.
Texte édité en samizdat.
Sa reproduction est libre si elle est complète. La correspondance
peut-être adressée à l'auteur, à la
VIEILLE TAUPE, BP 98 05, 75224 Paris cedex 05.
1. Ce "document de la semaine" porte la signature de Claude Roy. Il est publié le 21 juin 1980 (nº815). Son élément central est une lettre de Noam Chomsky à Claude Roy. Bien que cela ne soit pas dit dans l'article, cette lettre, dont je possède copie, date du 15 janvier 1980.
2. "UN GRAND DEBAT NOAM CHOMSKY -- CLAUDE ROY", c'est le sous-titre, avec photo de Chomsky. Il n'y a eu aucun véritable débat, mais seulement une lettre de Chomsky tendant à rétablir la vérité après les allégations de Roy, publiées dans une "lettre ouverte à Noam Chomsky", le 3 décembre 1979. Cette réponse est précédée et suivie de commentaires dudit Roy, sur lesquels Chomsky n'a pas eu le loisir de s'exprimer. Le terme de "débat" est d'autant plus frauduleux que Chomsky était en France la semaine qui a précédé la publication de ce "document". Roy ne l'a évidemment pas rencontré.
3. Titre: "LE GAUCHISME, MALADIE SENILE DU COMMUNISME?" Ce titre est appliqué ici par un ancien communiste à quelqu'un qui n'a jamais rien eu a voir avec la tradition communiste. Ce n'est pas le tout de trouver de bons titres; quand ils sont faux, il faut se fatiguer à en chercher d'autres...
4. Le chapeau: il commence par impliquer que "tout l'arsenal de la pensée stalinienne" (et Roy est un orfèvre en la matière, voyez ses Clefs pour la Chine, 1953) trouve refuge chez Chomsky et d'autres. Evidemment, si les antistaliniens sont des staliniens, ça explique beaucoup de choses.
5. On apprend que Chomsky en vient aujourd'hui (est-ce vraiment d'aujourd'hui?) à assimiler les insuffisances et les tares de la démocratie bourgeoise aux crimes des régimes totalitaires et même à la barbarie nazie. Le mensonge porte sur le mot assimiler-- Chomsky n'assimile pas mais compare. Comparaison n'est pas raison, mais ça peut être instructif. (Petit exercice de "nouvelle philosophie": décrivez la vie du Viêt-Nam de 1946 à 1975 comme une insuffisance de la démocratie bourgeoise).
6. Chomsky est donc l'auteur d'un "amalgame". Cet "amalgame (totalitarisme =démocratie bourgeoise) est depuis longtemps (par exemple, depuis la bande à Bonnot) le danger majeur de toute réflexion sur le rôle de l'Etat dans nos sociétés libérales". Comme cet amalgame ne fusionne que dans le cerveau de Roy, et peut-être de quelques clauderoyalistes, le danger, en fait, n'est pas bien grand.
7. "La polémique entre ces deux intellectuels... trouve aujourd'hui sa conclusion". On espère, en effet, ne plus jamais entendre parler de Roy. Une polémique, dans le vocabulaire du N ouvel Observateur, c'est quand on traîne un type dans la boue et qu'on censure sa réponse, ce qui permet de le retraîner dans la boue et de recensurer sa réponse. Comme pour d'autres jeux très amusants, on est content quand ça s'arrête.
8. La gauche a un problème essentiel en 1980. (C'est une révélation.) Ce problème, Roy va nous dire ce que c'est: peut-on encore trouver dans nos propres déficiences les racines et les causes d'un expansionnisme et d'une répression sauvages? Deuxième révélation, beaucoup plus rassurante: Roy va nous apporter sa réponse. Il semble inutile de se demander pourquoi il faudrait s'intéresser à cette maladie sénile qui consiste à faire tout seul les questions et les réponses.
9. Roy "assiste à l'éclatement général de la pensée gauchiste". Comme une chose telle que LA pensée gauchiste n'a jamais existé ailleurs que chez les plumitifs du Figaro et les scribes du ministère de la police, son éclatement n'a pas fait beaucoup de bruit. Roy n'est pas en mesure de voir que quand certains mythes disparaissent, ils sont remplacés par d'autres. Il n'y a donc pas de quoi s'affoler.
10. Roy constitue Chomsky en "dernière grande figure de proue internationale du gauchisme". Si Roy n'avait pas des visions comme Don Quichotte, il verrait que Chomsky est un intellectuel parmi d'autres, qui fait son travail d'intellectuel, comme d'autres. Connaître le nom de Chomsky n'entraîne nullement, comme on le verra, la connaissance de ce qu'il dit.
11. "Une longue correspondance s'est engagée entre Chomsky et moi". Mensonge, et mensonge absurde. Nous mettons évidemment au défi Roy de rendre publique cette "longue" correspondance. Il ne l'invente que pour se faire mousser auprès de ses employeurs.
12. "Chomsky fut longtemps réticent", comme s'il hésitait à avouer à Roy qu'il était bien devenu une crapule stalinienne. Chomsky a effectivement signifié qu'il ne croyait pas que le Nouvel Observateur serait suffisamment honnête pour publier intégralement une réponse qu'il ferait aux calomnies dont on l'abreuve régulièrement dans ce journal, sous les plumes particulièrement alertes de Jean Lacouture et Claude Roy.
13. "Je lui ai donné l'assurance qu'une réponse de lui serait publiée intégralement et dans une traduction vérifiée par lui. On lira plus loin cette réponse". Voilà le plus énorme mensonge de la semaine. Chomsky, peut-être sur la foi de si vertueuses assurances, rédige une mise au point le 15 janvier 1980, sept semaines donc après la "lettre ouverte". Cette même lettre n'apparaît dans le N ouvel Observateur que six mois après, tronquée en dix endroits, réduite à peu près de moitié. Chomsky aurait-il autorisé une version courte? Impossible de le vérifier sur le champ. Mais si certaines coupures ont fait disparaître des redondances, d'autres altèrent significativement le sens de ses propos. Exciser des mots ou des membres de phrase, c'est infléchir le sens. Couper des passages sur tel sujet pour reprocher ensuite à Chomsky son silence sur ce sujet, il faut le faire. Et Roy le fait. Le texte de cette lettre est donné en annexe, et les coupures sont restituées visuellement. Même si Roy a reçu une autorisation, il passe sous silence l'existence de cette réponse du 15 janvier et au moment où il n'en publie que des passages, il prétend publier un texte intégral. Cela s'appelle un travail de faussaire.
14. Roy n'est pas content de cette réponse, qu'il qualifie de "menue monnaie d'une querelle de voisins de palier". Un chose est certaine, ils ne se situent pas précisément au même palier. D'une manière générale, nous nous abstiendrons de discuter ce que pense Roy de la lettre de Chomsky, pour l'excellente raison que nous nous foutons éperdument de ce que pense Roy en général et en particulier. Ces commentaires ne visent que les procédés employés par Roy et qui sont réprouvés par la déontologie journalistique en vigueur et la moralité la plus élémentaire.
15. Roy croit qu'il a "un peu contribué comme citoyen à mettre fin à la guerre d'Algérie". Il pourra toujours montrer ses médailles à ses petits-enfants. Mais, plus loin, il compare avec les pays de l'Est où il n'est pas possible de faire comme en France pendant la guerre d'Algérie: combattre ouvertement la pacification, dénoncer la torture, signer le manifeste des 121 (comme l'a fait Roy, sans grand risque, il faut bien le dire...). Il a raison. Dans ce tableautin idyllique, Roy oublie seulement de mentionner tous ceux (ils n'étaient guère nombreux) que leur opposition à la guerre obligeait à la clandestinité, aux années d'exil, à la prison. Il oublie ces insuffisances de la démocratie bourgeoise qu'étaient, dans la capitale, les flics à mitraillettes, les bleus-de-chauffe, la chasse au faciès, les tortures dans les commissariats, Octobre a Paris et les cadavres au fil de la Seine. Il est vrai que les Algériens ne cherchaient pas à "contribuer comme citoyens à mettre fin à la guerre d'Algérie". Pas le sens civique, ces gens-là. Paris n'est pas Moscou, mais vus de l'autre côté de la mitrailleuse, les événements d'Algérie, vers 54-55 et ceux d'Afghanistan en 79-80 n'auraient-ils pas un petit air de famille? Tout cela ne serait-il pas finalement une affaire de perspective?
16. Roy cite Chomsky (sans donner la référence; c'est Change , nº 38, oct. 79, p.118): "Ce que l'Etat totalitaire fait par la force, la démocratie doit le faire par la propagande". Il avait même ajouté: "Comparé au système américain, le système du Troisième Reich était pauvre et naïf dans sa propagande". Roy s'insurge et voit cette affirmation démentie par le fait que Chomsky avoue qu'il parle à la radio, "des stations de radio très importantes". Mais il oublie simplement de dire qu'il s'agit de "radios libres" à l'américaine, qui fonctionnent parce que les auditeurs envoient de l'argent. Ces radios ne sont importantes que parce qu'elles percent un peu le mur des grandes chaînes de radio et de télé. Roy hache menu les phrases de Chomsky pour leur faire dire, dans un contexte français où ces radios n'existent pas, le contraire de ce qu'elles disent. Cela s'appelle du trucage.
17. Chomsky compare, dans sa lettre, la répression menée à Timor par l'armée indonésienne à celle des Khmers rouges au Cambodge. Roy, lui, comprend que l'on compare Timor et les répressions cubaines (des détails s'il vous plaît) en Afrique. Le Cambodge aurait-il cessé de l'intéresser? Voudrait-on ne plus trop insister sur les horreurs du régime Pol Pot, maintenant qu'il représente la dernière chance de l'Occident contre les hordes soviêtnamiennes? La cote de Pol Pot dans les salons parisiens est en forte hausse, de nos jours.
18. Roy juge absurde le slogan de 68: "élections, piège a con". Il est vrai que depuis 68, nous avons eu, grâce à ces admirables élections, de Gaulle et Pompidou et Giscard. On n'a pas l'air con, avec ça.
19. "Il n'est pas sérieux de comparer comme le fait Chomsky les "camps de rééducation" dans lesquels les Anglais et les Américains ont gardé les prisonniers de guerre allemands et italiens avec les "camps de rééducation" des pays totalitaires". Si, justement, c'est très sérieux. Quiconque voudrait se donner la peine de se documenter (et les documents ne manquent pas) verrait que c'est abominablement sérieux. M. Roy, en 1945, était en Allemagne avec ceux qui fourraient les Allemands dans les camps de concentration, aussitôt rouverts que fermés. Mais il ne le savait pas.
20. D'une manière générale, le seul argument de Roy est que pour Chomsky "tous les Etats, c'est du pareil au même". Il s'agit là d'une lubie particulière à Roy, ou plutôt d'un argument inventé pour les besoins de la cause (la cause étant la lutte contre les vilains gauchistes). Chomsky n'a rien dit d'aussi absurde, évidemment. Et d'ailleurs, Roy est obligé de reconnaître que Chomsky lui-même fait une différence entre les Etats plus ou moins démocratiques et les Etats totalitaires (Cf bas de la p. 84). Pour se sauver de cette contradiction, Roy est obligé, deux phrases plus loin, de dire que Chomsky "oublie" cette différence qu'il vient pourtant de rappeler. Compliqué, non?
21. On arrive à la tentative d'estocade. Chomsky a "lancé un appel" en faveur de Robert Faurisson, l'hérétique auteur de textes qui tendent à démontrer que les chambres à gaz des camps hitlériens n'ont jamais existé. Roy procède de la manière suivante (technique dite du sandwich): il cite de Faurisson de petits bouts de phrase, sans contexte, pour l'"identifier". Il cite ensuite quelques mots épars de la pétition américaine en faveur de Faurisson, il retourne ensuite à Faurisson dont il cite (avec des erreurs) quelques phrases plus longues sur Hitler et les Juifs, pour ajouter ensuite: "Pourquoi Chomsky prend-il la défense de l'auteur de tels propos?". A la fin de l'article, même technique et même conclusion faussement naïve.
22. Remarque préalable: Roy pratique la fausse référence. Les petits fragments qu'ils cite de Faurisson, il fait comme s'il les avait lus dans la revue italienne Storia Illustrata, où le texte de Faurisson est d'abord paru en 1979. Roy serait-il un lecteur assidu de Storia? Mais la pétition, signée par Chomsky, il faut qu'il l'ait lue quelque part. Et justement, elle ne se trouve que dans un livre, un seul, où se trouve aussi le texte français de l'interview de Faurisson à Storia. Roy ne cite pas ce livre. Etrange discrétion puisqu'il y trouve matière à une ou deux pages de son journal. La chose m'amuse assez puisque je suis l'auteur de ce livre, qu'il s'appelle Vérité historique ou vérité politique (le dossier de l'affaire Faurisson, la question des chambres à gaz), La Vieille Taupe, 1980, 352 p.
23. Contrairement à ce que répète Roy, Chomsky n'a pas lancé d'appel pour Faurisson. Il a simplement signé un texte qui circulait dans les milieux universitaires américains; il traite du droit à la recherche et de la liberté d'expression, concepts typiquement sous-développés et anglo-saxons qui ne sauraient émouvoir un pur et dur du Nouvel Observateur. L'idée qu'il importe de s'élever contre toute forme de censure et toute atteinte à la liberté d'expression, serait-ce celle de nos adversaires politique, n'a été mise en pratique, au moment de l'affaire Faurisson, que par un tout petit nombre d'intellectuels et d'universitaires (j'entends, parmi ceux qui n'éprouvent aucune affinité avec les idées du professeur Faurisson). Quand il s'agit de défendre des principes, qui sont concrètement bafoués, ce n'est pas Claude Roy que l'on va chercher, ni ses semblables.
Voici, dans sa version anglaise, l'appel signé par Chomsky et beaucoup d'autres universitaires américains en 1979:
Dr. Robert Faurisson has served as a respected professor of twentieth century French literature and document criticism for over four years at the University of LyonII in France. Since 1974, he has been conducting extensive independant historical research into the "Holocaust" question.
Since he began making his finding public, Professor Faurisson has been subject to a vicious campaign of harassment, intimidation, slander and physical violence in a crude attempt to silence him. Fearful officials have even tried to stop him from further research by denying him access to public libraries and archives.
We strongly protest these efforts to deprive Professor Faurisson of his freedom of speech and expression, and we condemn the shameful campaign to silence him.
We strongly support Professor Faurisson's just right of academic freedom and we demand the University and Government officials do everything possible to ensure his safety and the free exercise of his legal rights.
Aussi, quand Roy dit que Chomsky "strongly support" Faurisson, il commet un nouveau truquage: Chomsky "soutient avec force" les "justes droits de Faurisson à la liberté académique", c'est-à-dire la liberté de recherche et d'écriture. Roy aurait-il une objection à présenter?
24. Ce texte, comme on le voit, n'engage nullement les signataires à adhérer aux idées de celui qui est victime de la répression (au sens concret: coups, menaces, exercice de sa profession, etc.) Ils protestent contre l'existence de cette répression, en France, aujourd'hui. Cette répression, Roy la déplore d'un mot, d'un seul mot, le mot "déplore", mais en même temps il la comprend, on peut même dire qu'il la comprend tellement bien qu'il l'approuve. Il ajoute que les "étudiants" de Faurisson l'aurait aussi approuvée, ce qui est totalement faux. Aucun étudiant de Faurisson ne s'est jamais plaint de son enseignement-- ce qui était bien embêtant pour les chers collègues-- et plusieurs ont même manifesté leur soutien publiquement, quand la presse s'est déchaînée. Roy écrivait, au début de son article, qu'il "serait téméraire... d'établir un signe d'égalité... entre le poste de professeur au MIT de Chomsky et le retrait de leur chaire de professeur à Zinoviev ou Sakharov". Jugerait-il téméraire de comparer ces odieux retraits de chaire à l'impossibilité d'enseigner qui a été faite à Faurisson à Lyon?
25. Roy, qui omet soigneusement de nommer le livre qu'il cite, se garde bien de parler de ce qu'il y a dans l'ouvrage en question et de dire quoi que ce soit sur l'épineuse question des chambres à gaz. Le tabou, c'est bon parce que ça protège (proverbe fijien).
26. Puisqu'il ne peut concevoir que Chomsky ait signé un texte simplement pour réclamer que des droits élémentaires soient respectés, Roy phantasme sur les raisons que Chomsky pourrait bien avoir de soudainement penser comme Faurisson. Comme Chomsky ne s'est aucunement prononcé sur le sujet, tout ce qu'en dit Roy est une abracadabrante spéculation.
27. Par son minutieux travail de découpage, Roy cherche à propager l'idée que Faurisson est un antisémite-- et n'est que cela-- pour pouvoir dire ensuite qu'une "pensée "libertaire" à la dérive en vient ainsi à prendre la défense du "socialisme des imbéciles", l'antisémitisme". Une affirmation aussi imbécile, en effet, n'est possible que par un enchaînement d'arguments plus imaginaires les uns que les autres attribués par un Roy qui s'hallucine à des "libertaires" qui n'ont pas l'heur de penser comme lui. Roy est connu pour avoir été royaliste (erreur de jeunesse), stalinien (erreur de maturité) et idéologue à l'Observateur (erreur de vieillesse). On voit mal ce qui autorise, dans cette carrière dont la seule constante est d'être chiennement hostile à la pensée libertaire, à juger de ce qu'elle doit ou ne doit pas être. A ces imputations grotesques, que répondre d'autre?
28. Après avoir publié le texte tronqué de la lettre de Chomsky, Roy découvre que ce dernier s'exprime "de bonne foi", "la bonne foi aveugle et têtue du dogmatisme et de l'esprit de système". Et plus loin: "La bonne foi avec laquelle Chomsky pousse des cris d'orfraie quand on est évidemment contraint de choisir pour publier du moins l'essentiel de ses "réponses" [ah! ces guillemets] de quinze ou vingt pages et accuse le rédacteur en chef d'avoir "coupé" [ah! ces guillemets] une de ses phrases". Magnifique bonne foi de Roy qui explique qu'il faut couper, pardon "couper", les interminables réponse de ce grand bavard de linguiste. Malheureusement, sa bonne foi doit avoir été surprise: la réponse de Chomsky à Lacouture, datée du 11 octobre 1978, tient, dans son texte intégral inconnu des lecteurs de l'Observateur, en trois feuillets exactement, celle qu'il a adressée a Roy en moins de cinq feuillets. Et les phrases coupées ou supprimées, on les compte par dizaines. De quoi pousser des cris d'orfraie, vraiment.
29. Bonne foi de Roy: "La bonne foi avec laquelle (Chomsky) affirme que l'Archipel du Goulag est un témoignage peu "crédible", en oubliant d'expliquer en quoi". Admirons cette exceptionnelle bonne foi de Roy qui pour pouvoir faire ce reproche à Chomsky a simplement supprimé le passage où justement Chomsky parlait de cette affaire. (Voir, plus loin, le texte complet).
30. Bonne foi de Roy: Chomsky n'a "probablement pas lu Faurisson". Alors comment peut-il dire que Chomsky épouse les idées de Faurisson et soutient ces mêmes idées s'il n'en n'a "probablement" jamais pris connaissance? Que ne lui a-t-il posé la question au cours de sa "longue correspondance"? Chomsky se serait lancé dans la bataille (???) sur les conseils de "deux ou trois "libertaires" fervents dévoyés". Comme on aimerait en savoir plus sur ces "fervents dévoyés"...
31. C'est en toute "bonne foi" que Roy écrit: "Chomsky passe... à la défense d'une pseudo histoire authentiquement antisémite", sans pouvoir évidemment produire le premier mot d'une phrase authentique qui impliquerait un soupçon de vérité à cette pure invention.
32. Roy ne cite aucun des textes de Chomsky qui portent sur l'Indochine, à savoir divers articles et un ouvrage en deux volumes, The Political Economy of Human Rights, ou d'autres interventions politiques récentes de Chomsky, en particulier sur l'Iran. Il mentionne pourtant (p.80) "les écrits, articles et lettres récentes de Chomsky", mais sans autre précision car en réalité il ne les a pas l us, ma main à couper. L'attaque réitérée de Roy s'appuie sur des déformations qu'il fait subir à des interviews de Chomsky qui représentent peut-être un centième de ce qu'il a écrit depuis deux ans. Roy dit que Chomsky est "léger" en politique. Si le sérieux se pèse en politique, Roy tend vers l'infinitésimal.
27.06.80
(Note de l'éditeur: Nous
reproduisons ce texte dans la traduction qu'en donne Claude Roy
dans le Nouvel Observateur (nº815) Nous ajoutons
simplement les passages coupés par Claude Roy. Ils se
trouvent ici en caractères italiques).
Dans Le N.O. (3 décembre 1979), Claude Roy a publié une "Lettre ouverte à Noam Chomsky" avec une série de questions qui s'appuient sur sa lecture des interviews que j'ai données au Monde (22 mars 1979) et à Change (Octobre 1979). La lettre de Roy est accompagnée d'un "chapeau" m'accusant de frôler la "mauvaise foi". L'hypocrisie d'une telle accusation risque d'échapper au lecteur qui n'est pas averti des faits suivants: j'ai déjà eu l'occasion de fournir une réponse à de fausses accusations publiées par le Nouvel Observateur, concernant ma prétendue attitude envers les critiques formulées contre le régime de Pol Pot (20 novembre 1978). J'ai stipulé que ma lettre ne serait pas publiée du tout ou qu'elle le serait avec des changements autorisés par quelqu'un que je désignerais à Paris. Ma réponse fut publiée mais substantiellement remaniée. Pour ne citer qu'un exemple, j'avais dressé une liste d'un certain nombre de facteurs que les spécialistes ont reconnu être à l'origine des "atrocités et souffrances" au Cambodge, liste qui incluait les "mesures draconiennes prises par ce régime". Seul ce dernier facteur fut supprimé dans ma réponse, par un rédacteur en chef [editor: un rédacteur. C'est Roy qui ajoute "en chef"] qui a maintenant le front de m'accuser de mauvaise foi pour mon prétendu refus de condamner les régimes communistes.
Les questions que me pose Roy sont toutes des variations sur un thème unique. Il s'avoue "préoccupé" par mes "conseils tactiques et éthiques", qui, d'après lui, préconisent de "nous occuper seulement de ce qui se passe chez nous"... J'aurais bien de quoi être moi-même "préoccupé" par de tels conseils, que je n'ai d'une part jamais suivis, d'autre part jamais donnés. Si j'envoyais une "Lettre ouverte" à Claude Roy en lui demandant pourquoi il croit que l'on ne doit pas condamner le napalmage des villages, il réagirait non pas en répondant à ma question mais en me demandant pourquoi je la lui adresse. La chose n'est pas différente dans le cas présent.
Roy devrait sûrement savoir que je n'ai pas donné le "conseil tactique et éthique" qu'il m'attribue. Il cite mes propos dans Change, selon lesquels je suis anti-léniniste depuis l'âge de douze ans, mais il omet de citer ce qui suit: "Et j'ai souvent écrit de manière très explicite sur ce sujet". Je n'ai pas l'intention d'indiquer ici une bibliographie, mais le fait est que, dès mes premiers écrits politiques, j'ai condamné de façon claire et explicite les pratiques des Etats prétendument socialistes et les idéologies coercitives propagées par l'intelligentsia radicale et dont découlent ces pratiques. J'ai aussi, souvent, pris part à des actions publiques, seul ou avec d'autres, pour défendre des victimes de l'oppression dans ces Etats, comme peuvent l'attester un bon nombre de gens aujourd'hui en sécurité à l'Ouest. Naturellement, je n'ai jamais pressé quiconque d'éviter des pratiques que j'ai moi-même suivies avec cohérence [consistently: avec constance]. Mon point de vue constant, répété une fois de plus dans la lettre à l'Observateur, est le suivant: "Si une enquête honnête révèle la terreur et le crime, alors elle légitimera la protestation", quels que soient l'endroit ou le responsable. La "Lettre ouverte" de Roy indique qu'il accepte ce principe de base que j'ai souvent formulé et constamment suivi. Pourquoi donc alors adresse-t-il ses demandes à moi?
La raison en est peut-être en partie le fait que Roy est un déplorable lecteur. Il commence sa lettre en citant une remarque que j'ai faite dans Le Monde où je critiquais les intellectuels qui inventent des "faits" pour les adapter à leurs visées. Roy a déjà consacré un article dans Le N.O. (23 avril 1979) à ce qu'il appelle ma "défense contre les faits", en s'appuyant sur cette même citation. Sur cette base-là, il m'attribue l'idée qu'en ce qui concerne les atrocités, la seule chose importante est de déterminer à qui profite leur dénonciation, et l'idée que les massacres, génocides, etc. sont sans importance si leur dénonciation profite aux adversaires. Il tire là une condamnation ahurissante de ma condamnation du mensonge. Sa "Lettre ouverte" est fondée sur un raisonnement similaire.
L'interprétation erronée ( et étrange) de Roy peut peut-être se comprendre dans le contexte des explications qu'il me donne des raisons pour lesquelles les "intellectuels de gauche", au nom desquels il parle, dénoncent les atrocités commises dans les Etats "socialistes" en des termes particulièrement véhéments: ils "se sentent souvent devant des morts tués avec leur complicité". Son incompréhension de ce que j'ai écrit peut (peut-être) se comprendre de la part de gens qui firent l'apologie de Lénine ou de Staline, ou qui affirment aujourd'hui qu'ils ont menti en faveur de Hanoi, ou qu'ils ont "soutenu la cause des Khmers rouges" (au moment où d'autres étaient, de façon plus raisonnable, engagés à dénoncer activement les atrocités et l'agression des Etats-Unis). Mais, comme je n'ai pas de tels squelettes dans mon placard, je n'ai aucun besoin de me disculper ni de suivre une autre voie que celle que j'ai toujours préconisée et tenté de suivre: découvrir et présenter la vérité, et agir aussi efficacement que cela m'est possible pour aider les victimes de la terreur et de l'oppression, où que celles-ci puissent prendre place.
La poursuite de cette voie m'a inévitablement forcé à faire des choix. Ils sont motivés par un souci d'efficacité: où concentrer mon énergie limitée (finite), de façon productive, en partie par mes intérêts personnels, par exemple, mon intérêt pour les tendances de l'intelligentsia à se complaire dans une forme ou une autre de "religion de l'Etat" qui apparaît dans son engagement envers les idéologies léninistes et, assez souvent, à travers les excuses trouvées à la violence de leur propre Etat. Il en résulte qu'il m'est arrivé souvent de ne pas réagir, ou de réagir, de façon inadéquate, à des cas d'oppression ou à des atrocités qu'il aurait fallu condamner. Je n'ai, par exemple, rien écrit sur l'Afrique du Sud, ni sur la politique française en Afrique, ni sur les prisonniers politiques en Corée du Sud, entre autres. Je trouve plutôt curieux que Roy ne me critique pas pour ces défaillances, ce qu'il serait fondé à faire, ou qu'il n'en fasse même pas état. Il préfère me demander pourquoi l'on devrait s'abstenir de critiquer les Etats "socialistes", critique que j'ai souvent formulée, faisant remonter cet état de fait aux doctrines autoritaires où il a ses racines. Peut-être l'étrange séquence de questions de Roy s'explique-t-elle en partie par l'histoire particulière des "intellectuels de gauche" au nom de qui il parle, et que j'ai souvent sévèrement critiqués. Dans tous les cas, ses questions se trompent de but.
Roy fait référence à mon observation comme quoi il est très frappant pour moi que les intellectuels français, alors qu'ils hurlent à propos du Cambodge en se joignant au choeur international, ne disent pas un mot sur Timor pendant que "la France contribue directement au massacre " à Timor. Il demande alors pourquoi j'estime que l'on devrait "se taire" devant "l'horreur du Cambodge". Le raisonnement est remarquable. Ma remarque n'implique rien de tel. Je n'ai jamais suggéré que l'on doive demeurer silencieux devant les atrocités commises au Cambodge, et ne l'ai pas fait moi-même. Et même au contraire, quand le livre de Ponchaud, Cambodge, année Zéro, est sorti en France, j'en ai fait un compte-rendu (Nation, 25 juin 1977) dans lequel je recommandais le livre (en notant son "compte rendu sinistre de ce que les réfugiés lui ont dit de la barbarie du traitement qu'ils ont subi aux mains des Khmers rouges" et les "pratiques brutales" de ceux-ci) comme un ouvrage "sérieux et qui vaut la peine d'être lu, contrairement à beaucoup des commentaires qu'il a suscités" (allusion, en partie, à des inventions qui ont été publiées dans Le Nouvel Observateur et qui n'y ont jamais été corrigées, bien que l'auteur [c'est Jean Lacouture] sût très bien qu'elles étaient sans fondement). Ponchaud cite en effet mon commentaire favorable dans la préface à l'édition américaine de son livre, en louant mon "attitude responsable et (ma) précision de pensée" en ce qui concerne ma façon de traiter les écrits sur le Cambodge. Dans d'autres écrits, j'ai insisté sur ce que le "bilan des atrocités au Cambodge est bien établi [substantial] et souvent effroyable [gruesome]" etc. (Voir The Political Economy of Human Rights, 1979, avec E. S. Herman, cité dans l'interview de Change) [NDE: Voici un ouvrage, dont le deuxième volume, entièrement consacré à l'Indochine, sorti au début de 1980, qui n'apparaît pas dans les lectures de M. Roy.] Il est donc curieux que Roy me demande pourquoi je recommande le silence à l'égard du Cambodge.
Ma remarque au sujet de Timor et du Cambodge, qui a provoqué son étrange question, est correcte: ce que je décrivais est effectivement "frappant". La situation a Timor, telle qu'on s'accorde à la décrire maintenant, est comparable aux horreurs du Cambodge. Elle résulte directement de quatre années d'agression et de massacre soutenus par les USA (et, dans une moindre mesure, par la France). Durant cette période, les faits étaient accessibles à ceux qui choisirent de s'en informer [voir, par exemple, Marcel Roger, Timor oriental, l'Harmattan, Paris, 1977]. Mais du fait de la traîtrise [ treachery: déloyauté, perfidie] de l'intelligentsia et de la presse, on dissimula les faits au public, si bien que les Etats Unis, la France et d'autres purent librement fournir l'équipement militaire et le soutien diplomatique dont l'Indonésie avait besoin pour perpétrer ces horreurs. C'est précisément ce que je soulignais en remarquant, par exemple, qu'il y eut peu de réactions en France si tant est qu'il y en eût-- quand le ministre des Affaires Etrangères annonça, en septembre 1978, que la France enverrait des armements à l'Indonésie et la protégerait d'un vote de censure aux Nations Unies. Le contraste est pour le moins frappant avec les réactions en France face à des atrocités qu'on pourrait attribuer à un ennemi. Roy en déduit que je milite pour le silence à propos du Cambodge: de nouveau, une conclusion des plus remarquables.
En ce qui me concerne, j'ai eu le sentiment que la dénonciation en Amérique des atrocités qui se déroulaient à Timor avec l'appui des Etats-Unis, dont le camouflage se payait de dizaines sinon de centaines de milliers de morts, méritait un sérieux effort de ma part. En ce qui concerne le Cambodge, où les crimes étaient comparables mais massivement rendus publics, je recommandais un ouvrage qui dénonçait les faits, tout en prenant note des brutales atrocités des Khmers rouges et en montrant aussi la façon dont les propagandistes, qui n'en avaient pas assez avec une vérité déjà effroyable, se lançaient dans des inventions et des distorsions massives, avec les conséquences que l'on imagine. Je crois que ces décisions étaient parfaitement appropriées, en vertu de l'excellent principe selon lequel je devais concentrer mes efforts sur des activités susceptibles de soulager la misère et la souffrance. Insistons sur cette évidence: Le silence sur les faits et le mensonge à l'égard de Timor ont été les facteurs essentiels qui ont permis des atrocités comparables à celles qu'ont commises Les Khmers rouges, atrocités qui auraient pu être évitées si les faits avaient été portés à la connaissance du public. Quand les Etats-Unis ou la France envoient des armes à l'Indonésie, c'est exactement comme s'ils avaient fourni à Pol Pot les moyens d'intensifier la répression interne. On peut, en conséquence, juger de la réaction de l'intelligentsia.
L'une de mes préoccupations majeures, qui est discutée dans l'interview à Change, a été "l'industrie du consensus" [engineering of consent] aux Etats-Unis; en particulier, la campagne fort réussie de réécriture de l'histoire de l'intervention américaine en Indochine et de ses suites, afin de préparer l'opinion à l'utilisation de la force et d'autres mesures coercitives envers les pays du tiers monde. Ce processus de reconstruction idéologique est un excellent sujet pour une analyse globale, et sa signification pour l'avenir est considérable. Si quelqu'un choisit de porter ses efforts ailleurs, je ne le critique pas, pour autant qu'il s'en tienne à la vérité. C'est ainsi que je n'ai jamais critiqué un Occidental qui choisit de tout faire pour exposer la vérité seulement au sujet de Staline ou de Pol Pot, dans la mesure où ce travail est honnête. Mais il est par ailleurs très instructif d'observer le comportement systématique de l'intelligentsia en ce qui concerne, par exemple, le Cambodge et Timor.
Roy dit qu'il trouve chez moi de l'"ambiguïté" quand je mets en discussion l'hypocrisie de la propagande occidentale à l'égard de la répression et des atrocités en Indochine. IL n'y a pas d'ambiguïté. Pour prendre quelques uns des exemples qu'il mentionne, j'ai remarqué que les camps de rééducation viêtnamiens sont "sans doute une terrible injustice selon des critères libertaires que l'Ouest n'a jamais acceptés" (pour moi, j'accepte ces critères) tout en ajoutant que les mêmes revues américaines qui condamnent les camps de rééducation au Viêt-Nam approuvent les décisions humanitaires des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne d'avoir gardé des centaines de milliers de prisonniers de guerre allemands et italiens dans ce qui fut appelé des "camps de rééducation", pendant des années après la fin de la guerre, en soumettant ces prisonniers au travail forcé, à la "rééducation" mais aussi à des traitements brutaux et à des atrocités diverses. Il n'existe aucune "ambiguïté" dans ces observations justifiées sur la "terrible injustice" des camps de rééducation et sur l'hypocrisie occidentale. Il en va de même lorsque je parle de la réaction américaine aux 140.000 personne qui ont fui en 1977 la dictature pro-américaine installée au Philippines pour se réfugier en Malaysia, ou des "boat people" miséreux qui débarquent en Floride et que l'on renvoie subir une dure répression à Haïti, ou des 200.000 réfugiés du Bangladesh qui ont fui, en avril-mai 1978, les pillards de l'armée birmane, ou de beaucoup d'autres cas, si on les compare avec la réaction qui a accompagné à la même période la tragédie et les souffrances des réfugiés du Viêt-Nam. Il n'y a pas d'"ambiguïté" quand je dis que notre attitude doit être la même dans tous ces cas-là et quand je souligne l'hypocrisie de la réponse sélective que l'on voir aux Etats-Unis et les buts idéologiques auxquels elle obéit. Roy prétend qu'il y a là de "fausses symétries" mais puisqu'il ne donne aucun argument, je n'ai rien à répondre.
Roy me reproche également d'avoir dit que des livres que je connaissais quand j'étais étudiant fournissaient "un compte rendu bien plus exact et plus crédible que celui de Soljénitsyne". Il n'avance rien qui justifie ce reproche. Je conseille à Roy de lire le livre déjà cité de Beck et Godin, ou celui de Maximoff, The Guillotine at Work (1940) ou d'autres compte rendus anciens de la répression et des atrocités léninistes et staliniennes. Il y découvrira qu'ils donnent à peu près la même description que celle de Soljénitsyne dans Le Goulag, mais de façon plus crédible. Soljénitsyne écrit, par exemple, que vers la fin des années quarante, "tous Les ruraux de l'Ukraine occidentale reçurent des dix (ans) et des cinq (ans) de camp et d'exil" (Gulag, I, Harper, 1973, p.91) Il est très improbable que tous les paysans d'Ukraine occidentale aient été envoyés pour cinq ou dix ans. Je sais bien que des affirmations aussi invraisemblables se trouvent aussi disséminées dans la description de l'horrible vérité dans des ouvrages qui nous étaient, à moi et à d'autres, familiers vingt ans avant la publication du Goulag. Ce n'est pas dans la nouveauté ou dans un surcroît de crédibilité de l'histoire terrible que Soljénitsyne raconte, ou plutôt qu'il reraconte, avec des additions nouvelles et valables, qu'il faut chercher les raisons du remarquable impact de son livre. C'est plutôt, à mon avis, dans les facteurs que j'ai mentionnés dans l'interview au Monde. La situation peut être différente dans le cas particulier des "intellectuels de gauche" pour qui parle Roy, mais il s'agit dans ce cas, de leur histoire personnelle. Il faut remarquer, incidemment, que Roy parle des "intellectuels de gauche" d'une façon beaucoup trop large. Il n'exprime pas les vues de la gauche libertaire, y compris beaucoup de gens qui se considèrent comme "marxistes" (ce que je n'ai jamais fait).
Roy écrit qu'il est "impressionné" quand un Roy Medvedev dénonce "à la fois le pilonnage du Viêt-Nam et l'occupation de Prague", même si sa critique des Etats-Unis n'eut "aucun effet". Ceci fait écho à ma remarque selon laquelle si un intellectuel [russe, M. Claude Roy a oublié le mot "russe", comme c'est étrange... NDE] s'était insurgé contre la guerre du Viêt-Nam tout en gardant le silence sur la Tchécoslovaquie, "cela ne nous aurait pas beaucoup impressionné". Ce point de vue était développé dans un contexte où je parlais des intellectuels qui dénoncent les atrocités de Pol Pot en ne soufflant mot des atrocités comparables à Timor dont leurs propres gouvernements-- et donc eux-mêmes, dans une démocratie politique-- sont responsables. Si un intellectuel honnête dénonce les deux cas d'atrocités, tant mieux: si quelque dissident russe choisit de ne pas faire chorus aux protestation nationales contre les crimes des Etats-Unis mais de se limiter à la longue liste des atrocités commises en zone soviétique [Russian sphere], je ne le critiquerai pas mais, au contraire, le louerai pour son courage, et je m'attendrai que tous les journalistes à gages du Parti [every party hack] dénoncent son refus de se joindre à la condamnation de l'ennemi officiel.
Dans cet ordre d'idées, il est possible que Roy et moi différions dans nos attitudes. Rien ne serait plus aisé que de parcourir une liste des Etats du monde de A à Z et de dénoncer chacun d'eux pour ses crimes. Je devrais peut-être dire qu'il m'a souvent semblé un peu ridicule que des intellectuels entreprennent des "dénonciations" de ceci ou de cela, et que je préfère, quant à moi, faire un travail qui me paraisse pouvoir avoir quelque effet, par exemple, fournir des informations ou des analyses qui ne sont pas, en général disponibles; rejoindre (ou contribuer à organiser) des actions telles que protestations ou oppositions publiques, défense des prisonniers politiques, etc., lorsque cela est possible; travailler à titre privé, à fournir aux journalistes des informations, qu'il faudrait publier mais qui sont étouffées; et ainsi de suite. On peut peut-être trouver là des différences de schémas culturels ou de principes. Dans tous les cas, ceux qui ne s'occupent pas de blanchir leur casier mais qui préfèrent utiliser leur énergie à soulager la misère humaine auront à choisir la façon dont cette énergie s'applique. Ils se préoccuperont beaucoup des effets de leur action selon l'excellent principe moral qui veut que l'on soit responsable des conséquences humaines prévisibles de son action et de son inaction, ce qui déterminera les priorités. Ceci est mon "conseil tactique et éthique". Il n'a aucune des conséquences qu'en tire Roy de manière tout-à-fait irrationnelle. Il sert de guide évident mais utile pour ceux qui veulent aider des victimes de la misère et de la torture.
Roy me demande: "A partir de quel chiffre une répression devient-elle scandaleuse?" La réponse est qu'il suffit d'une victime pour que la répression devienne scandaleuse. Au delà de ce truisme, j'estime qu'il est important de découvrir la réalité. Le bombardement des barrages, en Corée, par les Etats-Unis, était un scandale (et, à ma connaissance, fut ici passé sous silence), mais cela ne m'amène pas à claironner des accusations non vérifiées suivant lesquelles les Etats-Unis auraient utilisé l'arme bactériologique. Robert Aron, dans son Histoire de la résistance française, estime qu'un minimum de 30.000 à 40.000 personnes furent tuées immédiatement après la Libération. C'est à coup sûr scandaleux; mais on est cependant en droit de se demander si le témoignage qu'il cite, d'une victime de la Libération, portant ce chiffre à sept millions, est correct. Sur la base de ces mêmes principes, je m'estime parfaitement en droit d'écrire des lettres aux journalistes qui publient d'extraordinaires inventions concernant de prétendues atrocités attribuées aux ennemis officiels, les mettant en demeure de corriger des contrevérités patentes et de s'en tenir à la vérité, ce que j'ai fait à maintes reprises. Et s'ils se refusent à corriger ces falsifications, ou qu'ils le font en rajoutant d'autres inexactitudes, iI est normal aussi que je rende les faits publics. Je crois que l'on doit être aussi scrupuleux que possible en ces matières. Comme je le démontre dans mon dernier livre évoqué dans l'interview à Change, la valeur de ce que disent les spécialistes américains du renseignement est souvent beaucoup plus grande que celle des écrits de beaucoup de journalistes et d'universitaires connus.
Roy estime que mes efforts pour promouvoir la vérité "risquent d'obscurcir les questions plutôt que de les éclairer". De nouveau, rien n'étaie ce point de vue, que je ne partage pas, bien que je convienne qu'il y ait un danger à éviter. Il se peut que l'héritage (background) spécifique du groupe dont il se fait l'écho fournisse une explication à sa réaction. Pour d'autres, qui ne partagent ni leur sentiment de culpabilité ni le besoin de sauvegarder leur réputation, ses objections ne me semblent pas convaincantes. Il est légitime de dénoncer les atrocités et de démasquer les mensonges des appareils de propagande qui préparent la voie à de futures atrocités, comme le font les reconstructions idéologiques et "l'industrie du consensus". On peut avoir des avis différents sur la manière d'évaluer l'importance relative de l'une ou de l'autre de ces tâches, mais concentrer son énergie sur l'une ne condamne pas les autres; il serait tout aussi grotesque de "choisir" entre les victimes de la terreur au Cambodge et à Timor-- choix que les intellectuels occidentaux ont fait, à de rares exceptions près, contribuant ainsi de façon notable aux massacres en cours dans le cas de Timor, en les ignorant pendant quatre longues années d'horreur.
La place me manque pour analyser les autres positions et questions de Roy. Elles souffrent toutes, sans exception, d'erreurs d'interprétation et de raisonnement semblables a celles que j'ai soulignées ici. Finalement, je suis heureux que Roy déclare qu'il n'ignorera pas les crimes commis au nom du "socialisme" en raison d'un "vague sentiment de respect religieux", etc. Cela a toujours été mon point de vue et je ne peux que saluer la réaffirmation de ce principe, aussi correct qu'évident, qui devrait effectivement être souligné dans le groupe particulier au nom duquel il s'exprime.
Noam Chomsky, Cambridge, Mass.
15 janvier 1980
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Les coupures représentent, sur le texte anglais, environ 120 lignes sur 250. Comme dit Claude Roy, "je lui ai donné l'assurance qu'une réponse de lui serait publiée intégralement, et dans une traduction vérifiée par lui".
Il faut également remarquer, dans le même numéro (815) du Nouvel Observateur, cinq ans après le début de la guerre, un an après sa fin par épuisement des combattants, sept mois après que la presse internationale ait été admise sur place, un article sur Timor. Une coïncidence, sans doute.
J'ai reçu le texte de Roy. Merci de l'avoir envoyé. Je n'ai pas avec moi ma réponse originale à sa "lettre ouverte", mais je vais voir si ma secrétaire peut la retrouver et te l'envoyer. Voici les étapes de cette affaire. Roy m'a envoyé sa "lettre ouverte" quand elle a été publiée (il est possible que nous ayons correspondu auparavant-- je n'en ai aucun souvenir, ce qui n'est guère surprenant si l'on tient compte que j'ignore qui il est, que je reçois des centaines de lettres de ce genre chaque année et que je réponds à chacune d'elles, ce qui entraîne parfois de vastes échanges de correspondance). Il m'a demandé de répondre publiquement. J'ai refusé, à cause de mon expérience avec le Nouvel Observateur. Il a insisté en disant qu'il veillerait à ce que ma réponse soit publiée exactement, et il m'a demandé de répondre spécifiquement à chacune de ses questions. Je l'ai fait. (Cf. ici, pages précédentes. ) Il l'a alors traduite et me l'a renvoyée, mais en me disant que je devais en couper la moitié parce que le journal n'avait pas assez de place pour la publier (une vraie plaisanterie, si l'on voit la place qu'il a eue pour sa nouvelle tirade). C'est avec réticence que j'ai accepté. Sa traduction était tellement mauvaise que j'ai fait traduire ici la nouvelle version, réduite à peu près de moitié. Je te l'enverrai aussi. Un certain nombre de changements ont été introduits; j'ai souligné les parties qui ont été changées et je vais les commenter. Voilà toute l'étendue de notre "débat".
Je veux commenter d'abord ce qu'il y a de plus malhonnête dans sa réponse. A la p.100, il ridiculise "la bonne foi" de quelqu'un qui dit que le Goulag a une faible crédibilité "en oubliant d'expliquer en quoi". Il avait soulevé ce point dans sa "lettre ouverte" et, dans ma réponse, qu'il possède et qu'il a effectivement traduite, j'ai répondu en détail en expliquant pourquoi c'est bien le cas et en donnant un exemple. Ceci s'est trouve éliminé de la version écourtée à cause de son affirmation (dont nous voyons bien maintenant qu'elle est fausse) selon laquelle le journal ne pouvait pas donner de place à l'intégralité de mes réponses a ses questions. Ce mensonge est dépourvu de toute subtilité.
L'argument principal de Roy est un mensonge plus subtil mais plus important. Il affirme sans cesse que je tiens pour équivalents les Etats socialistes et même l'Allemagne nazie, et les démocraties occidentales. C'est évidemment un pur non-sens, comme le montrent ses propres citations. Lorsque je dis le contraire (par exemple, ma référence au fait que dans un Etat démocratique la responsabilité des atrocités commises par l'Etat repose sur les citoyens), il dit que c'est une incohérence, sans jamais citer pourtant une phrase où je rendrais "équivalents" les systèmes totalitaire et démocratique. Ce qu'il cite, c'est mon propos (tout-à-fait correct) affirmant que les systèmes démocratiques de contrôle de la pensée aboutissent sans violence à un degré de conformisme et de docilité comparable a celui auquel parviennent par la force les Etats totalitaires, et qu'ils sont même peut-être plus étendus. Ceci est, évidemment, tristement vrai mais il ne s'ensuit bien sûr pas que les systèmes sont les mêmes. Il fait aussi le raisonnement grotesque suivant: dans la mesure où les atrocités faites par les démocraties sont très comparables à celles des Etats totalitaires (et, depuis la deuxième guerre mondiale, elles sont en fait beaucoup plus importantes), comme je le fais remarquer, il en conclut absurdement que je compare leurs systèmes intérieurs. Inutile de commenter plus avant sur ce non -sens.
Passons maintenant à l'article du N.O. du 21 juin, en faisant quelques commentaires. La rédaction commence par insinuer que je suis en train d'"assimiler les insuffisances et les tares des démocraties bourgeoises aux crimes des régimes totalitaires et même à la barbarie nazie". C'est un pur mensonge, et un mensonge intéressant. C'est intéressant parce que ce que j'ai condamné, ce sont les atrocités menées ou appuyées par les démocraties avec la complicité de l'intelligentsia libérale-- par exemple, le Viêt-Nam, Timor. Ce ne sont pas des "insuffisances" ou des "tares". En réalité, utiliser de tels termes pour désigner les atrocités américaines en Indochine ou les atrocités menées avec le soutien américain et français à Timor est un exemple révélateur de l'obéissance servile de l'intelligentsia occidentale à l'égard des systèmes de propagande de leurs propres Etats, et c'est ce que je déplore. Si un intellectuel russe utilisait ces termes-là pour caractériser les atrocités russes en Afghanistan ou les atrocités soutenues par les Russes en Ethiopie, nous réagirions avec horreur et indignation. Mais un journaliste français de la gauche libérale peut faire exactement la même chose et être encore respecté, ce qui montre le succès remarquable des systèmes occidentaux d'endoctrinement. C'est un point extrêmement important et révélateur.
(Page 79, un point sans importance.: Syntactic Structures a été publié en 1957.)
4ème paragraphe. Il parle d'une "longue correspondance". C'est une saloperie typiquement française, si tu me passes l'expression. Je l'ai dit, j'ai au moins une centaine d'échanges de correspondances de ce genre chaque année. Il y faut toute la pomposité grotesque et l'enflure égotiste de l'intelligentsia française pour interpréter ceci comme un "grand débat" d'importance cosmique. Pour moi, la correspondance avec Roy se situe exactement sur le même pied que celle que j'entretiens avec d'innombrables personnes, aussi obscures et stupides (ou, plutôt, beaucoup moins stupides bien qu'elles soient totalement inconnues) à travers le monde. Roy ajoute que "Chomsky fut longtemps réticent". Il sait pourquoi: je lui ai écrit qu'il m'était impossible de répondre dans le Nouvel Observateur , parce que je n'avais aucune assurance qu'il publierait ce que j'écrirais, et non une quelconque version concoctée par la rédaction pour satisfaire ses ambitions idéologique, ce qui est un point assez essentiel. C'est seulement lorsqu'il m'a offert sa garantie personnelle qu'il surveillerait toute l'affaire que j'ai répondu, et cela immédiatement, il y a déjà de nombreux mois.
Il continue en disant qu'il m'a posé "des questions précises et importantes" mais il oublie d'ajouter que j'ai répondu à chacune d'entre elles, dans ma lettre originale, mais qu'il a insisté pour que j'en coupe la moitié, ce qui permet maintenant de dire que je n'ai pas répondu à tout. Incroyable.
5ème paragraphe. Il dit là aussi que la gauche (c'est-à-dire moi) ne fait pas de différence de structure et de degré entre les Etats. Mensonge complet.
P. 80. Il insiste, comme je l'ai fait fréquemment, sur le truisme qui consiste à dire qu'il y a davantage de liberté à l'Ouest que dans les régimes de socialisme d'Etat. Il implique que je le nie ou que je l'oublie; c'est encore un mensonge total. Le "constant parallélisme que Chomsky..." est une fabrication complète. Il est encore en train de confondre ma critique des atrocités occidentales et de la complicité de l'intelligentsia occidentale avec une analyse des structures de la société occidentale, et il ne voit pas mon argument: dans des conditions de liberté, l'intelligentsia occidentale a construit un système de propagande qui est aussi efficace que ceux qui procèdent de la violence totalitaire; c'est une vérité malheureuse. Ce qu'il dit sur ma façon de faire équivaloir les élections à... etc, est un pur non -sens. En réalité, la seule citation qu'il donne permet au lecteur attentif de comprendre ce que je dis.
Par ailleurs, à propos des stations de radio, le propos est assez plaisant. Je faisais remarquer que les principaux moyens d'information étaient fermés aux voix dissidentes, à de rares exceptions près, mais que des astuces avaient été trouvées; il existe, par exemple, à Boston, une station de musique rock, écoutée par beaucoup de jeunes, qui a d'excellents bulletins d'information. Pour lui (Roy), cela veut dire que les point de vue dissidents ont un large accès à l'audience populaire, même s'ils sont exclus de la presse quotidienne, des revues intellectuelles et des bourses universitaires, aux rares exceptions près que j'ai déjà notées. Bien sûr, le mouvement a trouvé ses propres moyens d'expression, ce qui a permis à certains moments de forte mobilisation de contourner le système impressionnant de contrôle de la pensée mis en place par l'intelligentsia, ce qui est l'une des différences entre les systèmes démocratique et totalitaire, que j'ai soulignées.
Deuxième colonne, dernier paragraphe. Les remarques sur Timor sont très révélatrices. Remarquons d'abord la comparaison qu'il fait: les massacres indonésiens à Timor et la répression cubaine en Afrique. Quoi qu'on pense des Cubains en Afrique, est-ce que même le partisan le plus sauvagement fanatique de l'impérialisme prétend qu'ils ont massacré 100 ou 200.000 personnes, un sixième ou un tiers de la population, qu'ils se sont lancés dans une agression brutale, lorsqu'ils sont venus en Angola pour répondre à une invasion sud-africaine, ou en Ethiopie pour répondre à une invasion somalie, ou qu'ils ont réduit les régions où ils ont combattu à quelque chose que les fonctionnaires de l'aide internationale ont décrit comme pire que le Cambodge? Mais même sans cela, remarquons comment il évite mon argument principal: l'importance relative, pour nous, des atrocités soutenues par les Américains et les Français à Timor, que nous pouvons facilement empêcher, et les actions des Cubains en Afrique (quelque soit ce qu'on en pense). Son argument à propos de la presse n'est pas moins digne d'être noté. J'ai souligné qu'en faisant le silence sur les faits, pendant quatre ans, au sujet des atrocités perpétrées à Timor avec l'appui des Américains (et maintenant des Français), la presse a permis que se poursuive sans entrave un vaste massacre. D'un point de vue moral, c'est manifestement pire que ce que fait, disons, un journaliste de la Pravda, qui est obligé de se soumettre à l'Etat, alors que les journalistes occidentaux choisissent librement d'appuyer de gigantesques massacres. Tout cela échappe complètement à notre moraliste.
P. 84, premier paragraphe. Il ment une fois de plus quand il dit que j'ai comparé le "travail forcé" dans les camps de rééducation américains et britanniques avec ceux d'Auschwitz et de la Kolyma. En ce qui concerne la comparaison entre les camps de rééducation au Viêt-Nam et ceux dans lesquels on a mis les prisonniers de guerre allemands et italiens, il a raison de dire que je les ai comparés. Mais c'était sûrement être injuste à l'égard des Viêtnamiens. Quoi que l'on pense des camps de rééducation au Viêt-Nam, après une âpre guerre civile, aggravée par une invasion étrangère, les camps de rééducation américains et britanniques pour des prisonniers de guerre complètement innocents, tel qu'ils sont décrits dans le volume II de notre ouvrage, étaient beaucoup moins justifiables. Et sans parler de ceux qui ont été ouverts en Grèce sur instigation américaine, à la fin des années 40, où régnait une brutalité beaucoup plus grande que tout ce qui nous est rapporté du Viêt-Nam, tout cela, encore une fois, beaucoup moins justifié.
Son commentaire selon lequel je mettrais un signe "égal" entre les partis uniques et les indistinguables partis républicain et démocrate est encore une pure invention. Je marque les différences mais je note aussi l'étroitesse de l'éventail politique américain où l'on ne trouve que le courant dominant de l'idéologie capitaliste de l'Etat, et où seul celui que C. Wright Mills appelait "le parti de la propriété" peut aligner des candidats, dans la ligne dominante.
L'histoire au sujet de Faurisson montre à quelle bassesse Roy doit descendre pour essayer de défendre ses absurdités. Bien sûr, comme tu le sais, je n'ai rien dit à propos des travaux de Faurisson mais j'ai seulement défendu ses droits civils. Quand Roy dit que j'ai lancé cette campagne, il est encore dans l'absurde. J'a i signé une déclaration comme j'en signe des centaines d'autres chaque année pour la défense d'individus dont les droits sont menacés. Toute cette partie est très intéressante. Je ne pense pas qu'on aurait pu l'écrire au Etats-Unis, où il existe une tradition de défense des libertés civiles. C'est ainsi que l'American Civil Liberties Union a défendu le droit de gens qui se proclament nazis à défiler dans une ville en grande partie juive de l'Illinois (Skokie), ce qui était évidement une nette provocation mais qui entrait dans l'exercice de leurs droits légaux. Et aux Etats-Unis on comprend bien qu'il faut défendre les droits de ceux dont nous jugeons les opinions abominables. Mais pour la mentalité totalitaire, ex-stalinienne d'un Claude Roy, ceci est incompréhensible. Le fait est révélateur. Il est intéressant aussi en ce qui concerne la France; je crois qu'un propos comme celui-là serait ici rejeté avec mépris, à cause de la mentalité totalitaire qu'il révèle.
P.86. J'en arrive à ma lettre. La première phrase en a été supprimée, ce qui est sans grande importance mais qui est intéressant. Dans cette phrase, je donnais le contexte, qui montrait clairement que je n'étais nullement engagé dans "une longue correspondance" avec Roy, mais que je répondais à des questions qu'il avait posées à propos de mes interviews au Monde et à Change. Cette omission lui permet de prétendre que nous sommes engagés dans un grand débat.
P.94 une phrase a sauté dans le paragraphe 2, rendant mes propos incompréhensible. Je présume que c'est juste une erreur. Il y a eu d'autres petits changements stylistiques mineurs. Je t'enverrai l'original.
P.100, premier paragraphe. Il fait toute une histoire parce que j'ai accusé la rédaction d'avoir coupé "une de mes phrases", comme s'il s'agissait de quelque banalité. En réalité, j'ai montré, et ma lettre est explicite, que le rédacteur a réécrit ma lettre en fonction de ses visées idéologiques et j'en ai donné un exemple, à savoir l'omission cruciale que j'ai citée. Il me semble qu'ici le lecteur attentif détectera la malhonnêteté de Roy.
Paragraphe 2, sur le "Goulag", j'en ai déjà parlé. Sur le Cambodge, il est très vrai que c'est "une des plus grandes campagnes publicitaires de l'histoire". A l'évidence, quelqu'un qui préserve quelque apparence de rationalité apercevra que ceci n'implique en aucune façon la non-existence des atrocités, comme le prétend Roy. Au sujet de Faurisson, il faut voir comment il transmute mon soutien pour ses droits civils (naturellement incompréhensible à l'"ex-stalinen" Roy) en un soutien à ses travaux. Note aussi le mensonge à propos de la "bataille" dans laquelle "il se lance" alors que je signe une pétition parmi d'a u tres.
C'en est peut-être assez. Je trouve la lettre de Roy très intéressante. Elle renforce certaines conclusions que j'ai été peu à peu amené, avec réticence, à tirer au sujet du climat intellectuel en France. Je me demande si tu les trouveras justes. Ma connaissance des choses est mince et je puis me tromper, mais voici mon impression. La première chose que j'ai notée à propos des intellectuels français est qu'ils sont incroyablement pompeux, ce qui est tout-à-fait grotesque. Quand ils signent une déclaration, ça devient un événement cosmique. Quand ils échangent de la correspondance, cela devient un grand débat, qui doit apparaître dans les revues, etc. A mon avis, la vie intellectuelle française a un air emprunté, une allure bon marché, à cause de son "star system". Elle ressemble à Hollywood. On va d'une absurdité à l'autre-- le stalinisme, l'existentialisme, le structuralisme, Lacan, Derrida. Quelques unes sont obscènes (le stalinisme), d'autres sont simplement puériles et ridicules (Lacan et Derrida). Ce qui frappe, à chaque étape, c'est l'aspect pompeux et l'égocentrisme.
Se joint à cela une disparition progressive de la rationalité. A l'heure actuelle, dans beaucoup de cercles en France, il est impossible de faire appel à la règle de la preuve ou à la règle de la raison dans un discours intellectuel. On préfère simplement hurler, et ces hurlements, on ne sera pas surpris, en viennent à soutenir les actes les plus répressifs et les plus atroces de l'Etat, ce qui n'est pas rare (le cas de Timor est un bon exemple). On est également frappé par l'absence apparente de tradition de défense des droits civils et, de façon complémentaire, par la prédominance du genre de mentalité totalitaire qui peut amener quelqu'un comme Roy à être stalinien à un moment donné et à vouloir que l'on ôte à Faurisson ses droits civils à un autre moment. Tous ces facteurs se combinent entre eux. Puisque la raison et les faits sont dorénavant sans importance, il ne reste que l'hystérie, il est impossible de réagir aux engagements profondément totalitaires et aux soutiens, ouverts ou tacites, qui sont fournis aux atrocités étatiques. Si quelqu'un le fait, il n'y gagne qu'un flot d'insultes. A cet égard, la situation n'est pas sans ressembler à celle des Etats totalitaires.
L'Amérique, c'est moche, mais pas à ce point-là.
Je t'enverrai les documents. Merci de m'avoir envoyé ce texte infantile et absurde. J'espère que tu pourras écrire quelque chose mais je suppose qu'il est impossible ou peut-être vain de prétendre qu'une discussion rationnelle de ces problèmes est possible aujourd'hui en France.
-- Monsieur Roy, vous qui jouez avec nous au professeur de morale, que faisiez-vous, avant la guerre, chez les royalistes?
-- Que faisiez-vous, Monsieur Roy, pendant la guerre, avec Brasillach et ses amis fascistes?
-- A quelles turpitudes intellectuelles n'êtes-vous pas descendu, Monsieur Roy, quand vous étiez stalinien?
-- Comment c'était, l'invasion de la Hongrie, quand vous êtes demeuré au PCF?
-- Dans votre passé, Monsieur Roy, qu'est-ce qui, à votre avis, vous autorise, tel un Orland furieux, à vous attaquer à des gens qui n'ont trempé dans aucune de vos ignominies?
-- Qu'est-ce qui vous fait croire, Monsieur Roy, que vous avez changé?
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