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149 C

["Cambodge: problèmes de la reconstruction", ASEMI (Asie du Sud--Est et Monde Insulindien), Paris, n.13, 1-4, p.395-419. [1981]

Nota: 149B -- Cambodge, données et problèmes, Phnom Penh, Church World Service, 27p. (Traduction de 149 par S.T. Brochure saisie par la police cambodgienne en 1982.)

149A -- Cambodia Background and Issues, Phnom Penh, Church World Service, septembre, 31p. (avec Michael Vickery).]

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CAMBODGE:

PROBLEMES DE LA RECONSTRUCTION

par Serge THION et Michael VICKERY

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Cet article a été rédigé en septembre 1981, à Phnom Penh, à la suite d'un séjour de plusieurs semaines au Cambodge, et à la demande de l'une des organisations humanitaires américaines qui étaient présentes dans le pays depuis la fin de 1979, le Church World Service.Ce qui suit en constitue l'essentiel. Les passages manquants sont indiqués par le signe [...].1


SITUATION GEOPOLITIQUE DU CAMBODGE



Le Cambodge est fondamentalement divisé en deux zones écologiques: la plus petite est formée par la plaine centrale méridionale qui permet la riziculture inondée. Les neuf dixièmes, sinon plus, de la population sont concentrés dans cette zone. Ce sont les berges des rivières qui ont le meilleur potentiel agricole et c'est là que se trouvent les principales cultures, autres que le riz. Le Grand Lac central et son système hydrographique sont l'élément central de l'économie cambodgienne puisque l'inondation annuelle apporte l'eau et le limon nécessaires à des sols relativement pauvres. C'est le milieu idéal pour la prolifération du poisson qui fournit un complément vital en protéines animales. Si l'on excepte quelques périodes particulièrement défavorables dans les années vingt, le Cambodge n'a jamais connu la famine, même si l'on pouvait observer des cas de malnutrition, surtout dans les régions isolées. Presque chaque année, avant 1970, le Cambodge exportait des produits alimentaires, du riz, du poisson sec et du bétail. C'est une situation tout à fait anormale pour le pays d'avoir à importer des produits alimentaires. Mais il ne faudrait pas conclure que le pays est riche. La plupart des sols cultivés sont à classer entre médiocres et très pauvres. Les seuls qui soient vraiment riches, sur les berges, appelés chamkar, n'ont qu'une surface limitée. Au cours des dernières décennies, ils faisaient l'objet d'une culture intensive (tabac, légumes) de la part des maraîchers surtout chinois, viêtnamiens et chams. D'autres sols excellents, d'origine volcanique, ont été pris à la forêt et consacrés à la plantation des hévéas. Les plantations cambodgiennes se situaient parmi les meilleures de l'Asie du Sud-Est. L'usine moderne de traitement du latex, à Chup, a été détruite en 1970, au cours d'un raid de l'aviation sud-viêtnamienne, qui n'avait aucune justification militaire.


La seconde partie du Cambodge, la plus vaste, se compose de montagnes et de plateaux, qui sont couverts soit par une forêt dense soit par une végétation de savane. Le manque d'eau ne permet guère la riziculture inondée, mais le riz de culture sèche est assez courant. La population composée d'ethnies de langues môn-khmères ou malayo-polynésiennes est très dispersée et n'est parfois qu'à demi khmérisée. La forêt produit très peu de plantes alimentaires et n'autorise la survie que de ceux qui maîtrisent le savoir traditionnel sur les plantes et les animaux sauvages. Les Khmers considèrent habituellement la forêt comme un endroit sinistre et dangereux et ne choisissent guère, à moins d'y être obligés, comme sous Pol Pot, de s'installer dans une zone forestière.

Mais il faut dire aussi qu'ils n'ont jamais eu à vivre dans la forêt, autrement que pour s'y réfugier temporairement pendant des périodes de troubles, parce qu'il y a toujours eu des terres disponibles dans la plaine. Les régions qui pourraient être cultivées dans des conditions normales représentent une surface probablement un peu plus grande que l'étendue des terres cultivées avant la guerre. Cela peut représenter le double des surfaces actuellement mises en cultures. Ceci explique qu'il n'y ait jamais eu au Cambodge de pression sur la terre, ou sur la productivité. Une telle pression a commencé à se faire sentir dans les années soixante dans les secteurs avoisinant les villes mais elle est peu de chose comparée à celle qui sévit dans d'autres grandes plaines rizicoles d'Asie.

Le rendement moyen, une tonne à l'hectare ou moins, est, avec celui du Laos, l'un des plus bas du monde. Les techniques de base ne semblent pas avoir beaucoup changé depuis la période angkorienne et remontent même sans doute à une époque encore plus ancienne. Des programmes de modernisation et de développement agricoles comprenant des travaux d'irrigation, la sélection de semences et la création de fermes d'Etat expérimentales, ont été appliqués d'une manière assez cohérente pendant la période Sihanouk. S'ils ont connu un échec relatif en ce qui concerne l'augmentation de la productivité, la raison en est qu'une large partie de la paysannerie n'était guère encline à produire un surplus qui avait toutes les chances de lui être ôté par les usuriers et les fonctionnaires prévaricateurs, ou par toute autre structure d'encadrement entachée de corruption, comme les coopératives royales ou le ramassage militaire du paddy. Pour les cultivateurs les plus entreprenants, le manque de capital et le coût du crédit agissaient aussi comme un frein à l'augmentation de la productivité. Les paysans avaient donc toutes les raisons de rester pauvres. Ils ne risquaient pas la famine mais il n'était pratiquement pas question d'accéder aux biens de consommation, à moins qu'un membre de la famille ne parte travailler en ville. Sa situation de pays bloqué à l'intérieur des terres (Kompong Som n'a été ouvert que dans les années soixante), le nombre peu élevé d'habitants, l'absence de toute industrie importante et l'isolement culturel du Cambodge en ont fait une nation petite et faible comparée aux autres pays d'Asie.



LA SOCIETE CAMBODGIENNE: UN SURVOL HISTORIQUE



La société cambodgienne traditionnelle était formée principalement de trois classes: les paysans, les fonctionnaires et la famille royale. Très peu de Khmers faisaient du commerce et, dans la mesure où il existait une population urbaine qui ne faisait partie ni de la cour ni de la fonction publique, elle comprenait surtout des non-Khmers, en général des Chinois. Cette division de la société remonte probablement à la période angkorienne: l'essentiel des richesses était alors produit par la terre pour être ensuite ramassé par les fonctionnaires qui le faisaient parvenir à la cour et au clergé; ceux-ci l'utilisaient surtout à construire les temples et nourrir ceux qui y officiaient. Une partie de la richesse demeurait entre les mains des fonctionnaires et leur tenait lieu de salaire, ce qui était accepté comme étant le fonctionnement naturel du système. Chacune de ces classes avait une fonction qui était jugée essentielle au bien-être de la société; le roi jouait un rôle rituel et quasi-religieux.

Bien que l'Etat angkorien ait décliné et disparu, l'ancienne division de la société s'est maintenue. Pour la masse de la population, les positions sociales étaient fixées et il aurait paru à peu près impensable de songer à s'élever au-dessus de la classe dans laquelle on était né. A l'occasion, par exemple en temps de guerre, ou pour des services rendus à un patron puissant, quelqu'un d'origine paysanne pouvait devenir fonctionnaire et changer ainsi le statut de sa famille proche; ou des enfants doués pouvaient être élevés dans une famille de fonctionnaires ou à la cour et devenir ensuite fonctionnaires; mais ceci arrivait trop rarement pour que des espérances fondées sur la mobilité sociale puissent faire partie de la conscience générale de la population.

La possibilité d'accumuler des richesses était aussi restreinte. La terre n'était pas propriété personnelle mais appartenait, en théorie, au roi. Un paysan énergique ne pouvait donc pas détenir des terres et des richesses en travaillant dur et en étant économe, et devenir riche fermier, entrepreneur, etc. La seule possibilité d'entasser des richesses se situait dans la carrière officielle. Mais, même là, c'était une situation pleine de risques. Les fonctionnaires étaient évidemment plus ou moins riches, et le statut officiel d'une famille pouvait se maintenir pendant des générations; mais ce statut n'était pas garanti par la loi et pouvait être aboli par le bon plaisir du roi lorsque, par exemple, un fonctionnaire commençait à avoir trop de biens ou de pouvoir. Toutes les carrières ne se terminaient pas par la disgrâce mais les richesses amassées sous forme d'or, de bijoux, d'autres biens de valeur ou de serviteurs pouvaient revenir à l'Etat à la mort d'un fonctionnaire et donc de ne pas passer à ses descendants. Il n'y avait donc pas de motivation, ni même de possibilité d'utiliser la richesse pour des buts à long terme ou dans des entreprises requérant des investissements.

Néanmoins, dans l'ancien régime, la richesse extraite de la paysannerie par les fonctionnaires et la cour, c'est-à-dire par l'appareil d'Etat, n'était généralement pas perdue pour l'économie nationale puisqu'une infime fraction seulement en était dépensée à l'étranger. Elle était utilisée pour des dépenses somptuaires dans le pays, dans la construction des habitations et des pagodes, dans l'entretien de larges domesticités et dans les commandes passées aux artisans locaux. La plus grande partie de cette richesse retournait donc à son origine et la propension de l'élite à accumuler devait être limitée dans une certaine mesure par les possibilités d'usage et de consommation qui prévalaient à l'intérieur du pays.

La souplesse de l'organisation du village et des liens de parenté contraste avec les structures rigides qui prévalent en Chine, au Viêt-Nam et en Inde. Les villages khmers n'étaient pas des unités structurées qui, comme au Viêt-Nam, pouvaient négocier collectivement avec les fonctionnaires; et au-delà de la famille restreinte, les liens familiaux se relâchaient vite. Il n'existait pas de nom de famille, on n'enregistrait pas les généalogies, il n'y avait pas de culte des ancêtres. Les familles élargies et l'organisation villageoise n'exerçaient qu'une discipline institutionnelle assez souple et, si une personne avait rempli ses obligations envers l'Etat, l'impôt ou la corvée, peu de contraintes pesaient par ailleurs sur ses activités. Il semble donc que la situation ait été assez paradoxale: il régnait dans cette société qui ignorait les libertés formelles, une grande liberté, anarchique et individuelle.

En manière de compensation à l'absence de toute possibilité d'accumuler une richesse sûre ou d'améliorer son statut dans la vie, le bouddhisme projetait ces possibles dans l'avenir. En théorie, l'accomplissement d'actions méritoires ici-bas entraîne une renaissance à un niveau social plus élevé: c'est pourquoi une grande partie des richesses et des prestations de travail volontaire s'investissait dans la construction et l'entretien des pagodes. Pour les Cambodgiens qui croyaient à la renaissance, c'était là un investissement concret. Cet aspect du bouddhisme servait aussi justifier l'inégalité sociale et l'injustice. La possession des richesses et du pouvoir provenait des mérites acquis lors de vies antérieures et ceux qui en abusaient dans leur vie présente verraient leur position décliner dans leur existence future. C'est le destin qui les punirait et il n'appartenait pas à l'homme du commun de les critiquer ou de leur résister. On ne pratiquait guère d'investissement à long terme, sauf pour la construction des édifices religieux et le seul but de la richesse personnelle était la consommation immédiate.

Dans une telle société, où le présent était fixé et le développement ou la mobilité réservés à de futures existences, l'éducation et le savoir devaient être immédiats et pratiques. La culture littéraire était surtout religieuse et elle avait elle-même une finalité pratique, la préparation au futur cosmique. Les circonstances ne favorisaient pas l'apparition d'une culture théoricienne ou spéculative qui présuppose la possibilité de changer la condition humaine par une meilleure compréhension de l'environnement immédiat.

Depuis au moins le XVe siècle, et surtout au cours des XVIIe et XIXe siècles, la société cambodgienne s'est trouvée sujette à l'instabilité et aux convulsions. Les guerres fréquentes entraînaient de larges déplacements de populations, des changements de capitale, des disparitions de villages et donc un affaiblissement continuel de toutes les formes d'organisation au-delà de la famille restreinte. L'une des principales causes de toutes ces guerres était la rivalité causée par l'expansion des Etats siamois et viêtnamien qui, l'un et l'autre, cherchaient à s'emparer de tout ou partie du Cambodge.

La période coloniale, qui a débuté au Cambodge en 1863, a mis un terme à l'instabilité engendrée par les invasions étrangères et elle a, d'une certaine façon, contribué à stabiliser la société traditionnelle puisque les Français ont exercé leur domination par l'intermédiaire de la vieille administration cambodgienne. Les impôts furent augmentés pour forcer les paysans à se procurer des revenus monétaires et les autorités coloniales ont cherché à diverses reprises à constituer légalement la propriété privée pour transformer la terre en bien économique et entraîner ainsi une productivité plus grande. Mais ces mesures se heurtèrent à l'inertie paysanne et ce n'est qu'au cours de la dernière période que l'accumulation des terres a pu devenir une forme d'enrichissement. Le commerce et les échanges avec l'étranger se sont développés, entraînant la croissance des villes, mais la population urbaine commerçante ne comprenait presque pas de Khmers; même après la seconde guerre mondiale, Phnom Penh était surtout une ville chinoise et viêtnamienne, avec une petite élite de fonctionnaires et de courtisans cambodgiens, surplombée par une administration française.

A propos du développement de l'éducation moderne amorcée par les Français, il faut noter qu'en dépit du fait que les puissances coloniales en Asie ont été considérées comme coupables d'avoir négligé l'éducation, au début de la domination européenne en Birmanie, au Cambodge, au Viêt-Nam, les possibilités d'éducation offertes étaient considérées avec méfiance par les notables auxquels elles étaient destinées.

Les matières étudiées dans ces écoles nouvelles étaient étranges et négligeaient le savoir traditionnel. L'utilité de l'éducation moderne n'a été perçue que lorsqu'on s'est aperçu que la connaissance du français et d'autres matières européennes ouvrait des carrières de promotion pour les Cambodgiens qui ne travaillaient pas la terre. Les premières personnes qui en profitèrent n'appartenaient généralement pas à l'élite traditionnelle. L'ascension rapide des nouveaux fonctionnaires au service des Français n'était pas sans créer une certaine hostilité chez ceux qui étaient leurs anciens supérieurs sociaux, comme on le vit dans la fameuse affaire du prince Yukanthor, en 1901, où l'on reprocha aux Français de laisser des parvenus miner les positions de l'élite traditionnelle.

Le système éducatif mis en place par les Français se bornait évidemment à satisfaire leurs besoins administratifs, mais des limitations de ce genre se retrouvent dans la politique du gouvernement indépendant du Siam, à la même époque, et pour les mêmes raisons, à savoir qu'un grand nombre de jeunes instruits mais sans emploi serait socialement et politiquement dangereux.

Malgré le remaniement des échelons supérieurs de l'administration cambodgienne sur un modèle européen et la prise en compte de l'utilité de l'enseignement européen, les attitudes et les valeurs évoluèrent assez peu: les fonctionnaires continuaient à voir dans leur position une fin en soi, une occasion d'amasser pour leur consommation une partie de la richesse extraite de la paysannerie et transmise à la couche dirigeante. Lorsque les Français introduisirent le salariat comme mode de rétribution, ce genre d'accumulation supplémentaire devint illégal, mais non immoral puisque c'était une pratique traditionnelle. La corruption, qui devint par la suite un problème si grave, se présentait donc comme la continuation d'une pratique ancienne et acceptée. Le caractère exploiteur du colonialisme pouvait donc facilement fusionner avec celui de la société traditionnelle et l'intensifier, et pour une bonne partie de l'élite cambodgienne le principal défaut du colonialisme était sans doute moins son aspect exploiteur que le fait qu'elle n'en était pas l'ultime bénéficiaire.

Entre 1945 et 1954, les Cambodgiens ont peu à peu récupéré l'administration de leur propre pays par un processus qui s'est complété avec l'octroi de l'indépendance en 1953 et les décisions prises à la conférence de Genève en 1954. Les fonctionnaires cambodgiens accédaient donc à tous les postes et à tous les privilèges détenus jusque-là par les Français. A ces prérogatives officielles se trouvait lié un désir de mener une vie comparable à celle de l'élite française et les Cambodgiens de la classe dirigeante en vinrent bientôt à considérer qu'ils devaient jouir du même confort et du même luxe que leurs collègues de Paris ou de New York. Avant, le sommet de l'administration était français, mais ensuite l'attirance exercée par les biens de luxe possédés par les fonctionnaires cambodgiens s'est fait sentir dans des cercles plus larges où on n'avait, ni en tant qu'individus ni en tant que pays, les moyens de se les procurer.

Dans le nouveau Cambodge indépendant, et en opposition avec ce qui se passait dans l'ancien temps, la richesse provenant de la paysannerie ne se redistribuait pas dans l'artisanat local ou l'entretien de la domesticité mais partait à l'étranger pour l'achat d'objets de luxe occidentaux, ou pour s'investir dans des biens immobiliers à Paris ou encore pour alimenter des comptes bancaires. Cette élite consommatrice recherchait des logements luxueux, des restaurants et des bars de style occidental, des automobiles. Le genre de croissance sauvage qui affectait Saigon et Bangkok dans les années soixante et soixante-dix, et que la plupart des Occidentaux jugeaient catastrophique, était convoité par ces Cambodgiens; et ceux qui s'opposèrent au rejet par Sihanouk de l'aide américaine en 1963-64 regrettaient que ce genre de croissance soit désormais exclu à Phnom Penh. Lorsque des usines furent installées grâce à l'aide étrangère, par exemple celle de la Chine dans les années soixante, on y vit surtout des possibilités d'enrichissement individuel. Il n'était pas sans intérêt d'observer que certaines entreprises étaient en déficit au moment même où le personnel de direction s'enrichissait outrageusement. Les fonctionnaires continuaient la pratique traditionnelle qui consistait à prélever une partie des revenus qu'ils collectaient pour l'Etat, et aucun membre de l'élite n'a été sérieusement mis en cause et forcé de rendre ce qu'il avait détourné.

Après la seconde guerre mondiale, et surtout après l'indépendance, l'éducation a connu une croissance rapide, mais les résultats n'ont pas été aussi positifs qu'on aurait pu l'espérer. Ce qui pouvait subsister d'indifférence aux formes de l'éducation occidentale se dissipa bientôt lorsqu'il fut évident que la nouvelle administration cambodgienne avait besoin de nouveaux employés et que la clé pour entrer dans les services publics était un diplôme de l'école moderne. La seule voie traditionnelle pour s'élever au-dessus du statut de paysan, l'entrée dans la fonction publique, se trouvait maintenue et renforcée. Parmi ceux qui allaient à l'école dans l'espoir d'entrer dans la fonction publique et qui dépassaient le niveau de l'école primaire, un bon nombre ne pouvaient pas concevoir de redevenir paysans. N'importe quel petit travail, aussi précaire fût-il, pourvu qu'il se trouve à Phnom Penh, semblait préférable au retour au village natal.

Dans la mesure où l'éducation favorise l'emploi et où son développement donnait au pays une allure moderne et progressiste, la construction des écoles faisait l'objet de soins particuliers de la part de l'administration, qui en tirait de larges éléments de propagande à destination de l'opinion intérieure et étrangère. On se préoccupait beaucoup moins des buts mêmes de l'éducation et de ses effets sur une population scolaire en pleine expansion. Les programmes scolaires étaient copiés sur les programmes français et se trouvaient donc tout à fait inadaptés aux conditions locales. Sauf pour un petit nombre qui pouvait accéder à l'enseignement supérieur, ce système produisait une classe de semi-intellectuels trop fiers de leur nouveau statut pour accepter tout autre métier qu'un travail de bureau. Les programmes étaient appris par coeur pour les examens, le plus souvent sans réelle compréhension du contenu, voire avec quelques doutes quant à leur véracité et leur utilité.

Déjà en 1961 le problème était aigu. La bureaucratie était déjà pléthorique et Sihanouk annonça que les quelque 600.000 écoliers qui se trouvaient dans les classes ne pourraient pas être absorbés ainsi. Le problème était en effet insoluble. Le Cambodge, en lui-même, est inévitablement un pays rural, dont les possibilités de développement industriel sont faibles. Un enseignement massif, à caractère surtout littéraire, ne peut avoir que des effets perturbateurs qui n'entraînent pas automatiquement de progrès. Le type d'enseignement qui permettrait de faire des paysans des cultivateurs plus efficaces serait très différent et ce n'est probablement pas du côté des pays industrialisés qu'il faudrait en chercher le modèle.

Au Cambodge, dans les années soixante, il n'y avait pas de nouveau secteur économique qui aurait pu absorber ceux qui sortaient des écoles, dont il était impossible, pour des raisons politiques, de limiter l'entrée. En 1965, on crut pallier cette insuffisance en créant plusieurs dizaines d'"universités" qui allaient permettre à des milliers de jeunes bacheliers de poursuivre leurs études pendant quelques années de plus. Mais ceci ne faisait que repousser l'échéance puisque demeurait le problème de leur intégration, sans même parler de la question de la qualité de ces "universités". La jeunesse plus ou moins instruite, qui comptait des centaines de milliers de garçons et de filles vers la fin des années soixante, posait un problème économique, en tant que main-d'oeuvre coûteuse et inemployable, et un problème politique parce qu'elle devenait de plus en plus critique à l'égard d'un régime qui justement ne lui faisait pas de place.

Cette jeunesse rejoignait aussi les rangs de ceux qui réclamaient un accès toujours plus grand au luxe occidental, d'une manière qui finissait par obséder la société cambodgienne de bas en haut et par augmenter la corruption à tous les niveaux. Pour satisfaire la demande des élites, il fallait accroître les ponctions opérées sur la paysannerie ce qui devait entraîner un mécontentement rural et, finalement, des mouvements de révolte paysanne.

Certains des traits traditionnels de la société cambodgienne se sont trouvés renforcés et exacerbés entre 1945 et 1970 et il faut les avoir présents à l'esprit pour comprendre comment la guerre et la révolution ont fait irruption au Cambodge et comment elles ont affecté le pays: ce sont surtout l'incapacité à imposer une discipline d'organisation, l'utilisation des richesses pour la consommation immédiate et la persistance du vieux mode de relation qui unit les paysans, les fonctionnaires et l'Etat.

Vers 1970, l'appareil d'Etat et la classe des fonctionnaires se trouvaient discrédités aux yeux de la paysannerie et de la jeunesse instruite. La première, cependant, ne tenait pas Sihanouk pour responsable alors que la seconde le jugeait partie intégrante du système. Le coup d'Etat de 1970 était le produit d'un conflit entre deux factions de l'appareil d'Etat qui rivalisaient pour le contrôle de son potentiel de richesse, et la guerre qui a suivi a été d'abord pour l'élite une nouvelle source d'enrichissement personnel. A un moment où, par exemple, il aurait fallu établir un rationnement strict, le marché se trouvait plus débridé que jamais, inondé par des objets de luxe importés; la corruption atteignait de nouveaux sommets avec les bataillons fantômes dont les salaires allaient dans les poches des officiers. En 1975, la démoralisation était totale et une grande partie des gens ont accueilli avec joie la victoire des communistes.


LA GUERRE ET SES EFFETS SUR LA SOCIETE CAMBODGIENNE


Le coup d'Etat du 18 mars 1970 a déclenché deux réactions politiques. D'abord, dans les villes, l'élite bureaucratique, la classe commerçante et la jeunesse scolaire acclamèrent la chute d'un tyran et les nouvelles ouvertures que laissait entrevoir l'alignement du pays sur l'Amérique. Mais, de l'autre côté, la réaction rurale a été massivement hostile. Plus encore que les appels passionnés à la révolte lancés de Pékin par Sihanouk, plus que les larges opérations de dégagement lancées par les troupes viêtcong et nord-viêtnamiennes, plus aussi que l'influence assez restreinte des communistes locaux, ce furent la méfiance et le rejet par la paysannerie à l'égard d'un nouveau régime complètement centré sur les villes qui a élargi le fossé entre la ville et la campagne jusqu'à un point où il n'a plus été possible de le combler. Le régime Lon Nol et ceux qui le soutenaient prirent la responsabilité de lancer l'attaque la plus sauvage qui ait jamais eu lieu contre une paysannerie. Vers la fin de 1971, presque tous les villages avaient reçu la visite de l'aviation. Entre janvier et août 1973, à la suite des Accords de Paris et de la fin des bombardements sur le Nord Viêt-Nam, toute la puissance de feu de la totalité de l'aviation stratégique américaine en Asie fut concentrée sur la plaine centrale et ses régions les plus peuplées. Aucune guerre, auparavant, n'a connu une telle intensité de bombardement sur des zones habitées. La terreur descendue du ciel était totale et indiscriminée. Il n'est donc pas très surprenant de constater que c'est à ce moment-là que les maquisards communistes cambodgiens ont adopté une nouvelle ligne d'action, abandonnant toute apparence de compromis et utilisant de nouvelles méthodes autoritaires, y compris la terreur, pour se maintenir en place, avec la population, sur un terrain ravagé. Les B-52 ne sont pas comme les bombardiers tactiques ordinaires: on ne les voit pas, on ne les entend pas avant l'explosion de leurs énormes bombes; il est très probable que ces "bombardements de saturation" ont causé la moitié des 600.000 morts dûs à la guerre, selon les estimations données par les deux côtés. Ces bombardements massifs ont aussi détruit une partie du cheptel, qui fait aujourd'hui encore cruellement défaut aux paysans cambodgiens pour revenir à une production de riz suffisante pour les besoins du pays.

Dans les villes, les espoirs nés en avril 1970 se dissipèrent bientôt car la vieille élite se refusait à lâcher les rênes du pouvoir et à partager les importants bénéfices qu'elle tirait de la situation. L'or de l'Amérique n'est finalement jamais arrivé. On a vu à la place un appauvrissement général, un afflux continuel de réfugiés venant des campagnes et une détérioration graduelle de la vie urbaine. Vers la fin de la guerre, une moitié environ de la population rurale avait été réduite au statut de réfugiés et la famine commençait à faire des ravages dans les villes. Au cours de cette période, la population de Phnom Penh est passée de 600.000 à plus de deux millions de personnes. La vie sociale cambodgienne a été perturbée comme elle ne l'avait jamais été auparavant.

Au début de la guerre, les maquis communistes regroupaient environ 4.000 partisans (dont un quart était armé), dispersés surtout dans des régions isolées. Ils n'étaient pas sans exercer une certaine influence dans certaines zones rurales mais ils n'en contrôlaient aucune, sauf à proximité des sanctuaires viêtnamiens. Le parti lui-même ne comprenait que quelques centaines de membres, dont une partie avait déjà participé à la lutte contre les Français; quelques autres avaient étudié à l'étranger. Depuis 1965-66, ils avaient secrètement choisi une stratégie maoïste, qui n'était guère du goût de leurs homologues viêtnamiens, et qui accentuait leur indépendance à l'égard de ceux-ci.

En dépit de cette faiblesse, les maquisards khmers purent affirmer leur contrôle sur les campagnes, grâce à l'aide militaire fournie par les troupes communistes viêtnamiennes qui repoussèrent l'armée de Lon Nol tans les villes.

La plupart des campagnes tombèrent assez vite entre les mains des maquisards et les communistes khmers étendirent leur contrôle sur le maquis assez rapidement, d'abord au niveau provincial, ensuite à des échelons plus bas. De vastes régions avaient vu la mise en place d'une administration révolutionnaire, formée de fonctionnaires et de militaires sihanoukistes qui avaient pris le maquis, sous la protection militaire des Viêtnamiens. Mais après le début de 1973 et les Accords de Paris, les troupes viêtnamiennes se sont retirées et les communistes cambodgiens ont pris la relève. On commença à purger les cadres non-communistes. Le parti recrutait ses membres dans les unités militaires d'élite, elles-mêmes sélectionnées à partir des milices locales, composées essentiellement des éléments les plus pauvres de la population villageoise. Ces éléments, dont la loyauté avait déjà été mise à l'épreuve dans les très dures conditions de la bataille, allaient occuper des postes de responsabilité dans l'armée et dans l'administration des villages et des districts. A la fin de la guerre, le parti disposait de plusieurs milliers de ces jeunes cadres durs, disciplinés et à peu près dépourvus d'instruction. Les résultats de leur action allaient être inégaux, c'est le moins qu'on puisse dire.


LA SITUATION D'APRES GUERRE (1975)


La période Pol Pot a été la négation et l'inverse de tout ce qui avait été fait auparavant. La Cambodge ne devait plus être dépendant des autres mais vivre par ses propres moyens, en utilisant le travail humain à défaut de machines qui n'étaient pas disponibles sur place. Et les anciennes classes parasites devaient s'adapter ou périr. Cette expérience a été un échec, ses excès ne souffrent aucune excuse. C'est un régime indéfendable, mais quelques uns de ses aspects méritent une attention particulière.

Dans le monde tel qu'il est, des pays comme le Cambodge doivent apprendre à vivre de plus en plus par leurs propres moyens. Il ne faut plus s'attendre à de grandes aides internationales qui peuvent être détournées vers une consommation de luxe. Et ces pays ont à organiser leur population d'une manière efficace et productive. Par certains aspects, l'expérience Pol Pot aurait dû créer au Cambodge des conditions favorables à une telle réorganisation: les groupes parasites avaient été sérieusement affaiblis sinon annihilés, la courbe de croissance des villes avait été renversée et la population dans son ensemble était soumise aux travaux forcés. Si le redéveloppement du secteur urbain avait été plus soigneusement contrôlé et si une organisation plus stricte avait été mise en place, mais sans les excès de la période Pol Pot, un certain nombre de problèmes qui se posent depuis deux ans auraient été plus faciles à résoudre.

Mais au lieu de cela, après 1979, Phnom Penh est rapidement revenue à un niveau de population égal à celui de l'avant-guerre, sans que les services essentiels, en particulier sanitaires, soient assurés; la plus grande partie des gens semble vivre du tout petit commerce alors que l'on manque de bras pour nettoyer la ville, réparer les bâtiments, l'adduction d'eau, les égouts ou les routes sur lesquelles on transporte l'aide nécessaire à la campagne. Quelques Occidentaux ont apparemment vu dans le développement rapide d'un marché "libre" un signe de santé économique, mais il se pourrait que cette vue ne prenne pas suffisamment en compte les conditions et les traditions locales. Une bonne partie de ce commerce porte sur des biens qui ne sont pas essentiels, qui sont parfois nocifs (médicaments trafiqués en provenance de Thailande), et l'histoire montre qu'au Cambodge le marché n'est pas le lieu d'une accumulation de capital qui s'investirait dans des activités productives. En revanche, il va faire sortir à l'étranger la richesse cambodgienne ou la convertir en or ou en objets de consommation ostentatoire. Au cours des deux dernières années, le marché a pu être le moyen le plus efficace d'acquérir et de distribuer certains biens de consommation de première nécessité, mais la poursuite de son développement n'est pas nécessairement très saine, et il pourrait certainement supporter un peu de contrôle et de taxation au profit tu budget de l'Etat.

A cet égard, il n'est pas inutile de noter un autre aspect de l'héritage laissé par Pol Pot. En raison de la nature oppressive de ce régime, il semble plus difficile qu'autrefois d'imposer aujourd'hui un degré minimal de discipline et d'organisation. Toute réglementation est susceptible d'être ressentie comme un retour au polpotisme; il se peut que la réaction à la pénurie de 1975-79 soit une attitude de consommation et de rejet du travail encore plus forte qu'autrefois. En raison de coupes claires effectuées dans le rang des fonctionnaires et des intellectuels, l'actuelle administration, au-dessous du sommet occupé par une mince couche de vieux révolutionnaires, est entre les mains de gens qui occupent des places beaucoup plus élevées que celles dont ils auraient pu rêver dans le passé, et il ne serait guère surprenant de voir chez beaucoup d'entre eux le désir de revêtir les oripeaux bourgeois dans lesquels se drapaient les élites d'avant 1975.

Il y a deux principales contraintes d'origine extérieure qui rendent la discipline et l'efficacité encore plus difficiles à appliquer: 1/la nature de l'alliance khméro-viêtnamienne et 2/la situation internationale sur la frontière khméro-thailandaise.

Comme le gouvernement actuel a été mis en place et bénéficie du soutien des Viêtnamiens, toute mesure impopulaire peut être interprétée comme un effet de la domination viêtnamienne; il est probable que la très grande liberté qui est laissée aux gens de choisir leur lieu de résidence et leur travail (ou leur absence de travail) est un moyen de gagner de la popularité et d'éviter tout ce qui pourrait avoir l'air d'une ingérence viêtnamienne dans la vie quotidienne.

Les opérations montées sur la frontière thaïlandaise pour secourir les réfugiés n'avaient pas que des motifs humanitaires. Elles visaient aussi en partie à faire pression et à déstabiliser Phnom Penh et le Viêt-Nam; elles ont servi aussi à attirer beaucoup d'intellectuels et de techniciens survivants dont le pays avait le plus urgent besoin. Des mesures impopulaires pourraient faire partir encore d'autres personnes et les amener en Thailande, ce qui serait interprété à l'étranger comme une façon de "voter avec ses pieds" à l'égard d'un régime "socialiste" oppresseur. Tant que les opérations sur la frontière dureront, il sera extrêmement difficile pour Phnom Penh de prendre quelques-unes des mesures qui, dans le domaine de l'organisation, sont tout à fait nécessaires.


QUELQUES REMARQUES SUR LE RÔLE DES ORGANISATIONS HUMANITAIRES ETRANGERES -


L'élément le plus important de la présence viêtnamienne est l'armée qui protège le pays d'un retour en force des guérilleros de Pol Pot mais en même temps ces derniers jouissent d'un important soutien qui leur parvient par la Thailande. Ces deux éléments qui pèsent de leur poids sur l'organisation du développement sont étroitement liés aux activités de plusieurs pays étrangers hostiles, et surtout la Chine, les Etats-Unis et la Thailande. L'un des plus grands services que les organisations humanitaires engagées au Cambodge pourraient rendre, serait d'évaluer les effets néfastes et positifs du système des camps et du "pont terrestre", qui ne correspondent plus ni l'un ni l'autre aux besoins humanitaires qui ont, paraît-il, justifie leur installation. [...]

Il est entendu que le rétablissement du Cambodge n'est pas prioritaire dans les objectifs de certains gouvernements et de certaines organisations, et que si des considérations de politique internationale continuent à l'emporter, le rétablissement du Cambodge peut être indéfiniment retardé. Les organisations humanitaires n'ont pas à se sentir liées par les intérêts et les préjugés politiques de leurs gouvernements et pourraient même accomplir souvent mieux leur tâche en s'y opposant.

En ce qui concerne les programmes d'aide à l'intérieur du pays, la situation ne semble plus marquée par l'urgence et les apports d'aide doivent être examinés plus soigneusement. Le gouvernement cambodgien a évidemment le droit de choisir ses politiques et ses priorités même si elle peuvent apparaître comme improductives ou comme génératrices de gaspillage. Mais les organisations étrangères n'ont nul besoin de coopérer ou de soutenir des entreprises qu'elles n'approuvent pas. Une organisation comme le Church World Service devrait avoir comme principe premier qu'elle n'apportera son aide qu'à des projets humanitaires ou économiques dont on peut raisonnablement penser qu'ils sont rentables.

Il conviendrait de demander au gouvernement cambodgien et aux organismes qui en dépendent de faire un bilan précis de leurs besoins; les organisations étrangères décideraient alors de participer à tel ou tel projet particulier. Le matériel lourd devrait être limité à ce qui est absolument essentiel, pourvu que l'entretien puisse être assuré. Il conviendrait d'utiliser au maximum le travail humain, de préférence à des machines compliquées, par exemple, dans l'entretien des routes et la reconstruction dans les villes. Les organisations étrangères pourraient ainsi encourager le gouvernement cambodgien à se procurer des surplus alimentaires qui sont disponibles sur le marché pour les utiliser comme paiement sur des chantiers publics, afin de mobiliser la population en employant la "carotte" de préférence au "bâton".

Mais, en fin de compte, de telles mesures peuvent se révéler trop coûteuses. Tout ce que le pays compte de grandes infrastructures, à commencer par les temples d'Angkor, jusqu'aux routes françaises et aux digues de Pol Pot, ont été construites grâce au travail forcé, sous une forme ou une autre, et la plupart des gens n'y virent à l'époque qu'une utilité toute relative. Les grands travaux qui seront nécessaires dans l'avenir devront probablement utiliser quelque chose qui ressemble au "bâton", que ce soit un impôt en travail, ou la formation de krom samakki (équipes de solidarité) recrutées dans les villes.


L'AIDE INTERNATIONALE ET LE CONCEPT D'URGENCE


Lorsqu'en septembre 1979 des dizaines de milliers de Cambodgiens épuisés et mourants franchirent la frontière thailandaise, il se produisit un choc dans l'opinion publique internationale qui déclencha un vaste mouvement d'aide dans le monde, canalisé ensuite par diverses organisations humanitaires. Seuls ceux qui commencent par analyser les faits étaient alors en mesure de réaliser que ce tableau affreux, pour vrai qu'il fût, n'était nullement représentatif de la situation dans l'ensemble du pays et qu'il en était même une sérieuse déformation. Ces foules affamées et hébétées étaient ce qu'il restait des 800.000 personnes qui, volontairement ou non, avaient accompagné la retraite des troupes de Pol Pot dans les régions forestières. Continuellement bousculées par les poussées viêtnamiennes, elles avaient perdu ou consommé toute la nourriture qu'elles avaient pu emporter ou trouver dans des stocks préparés à l'avance. Ce qu'il restait de nourriture allait en priorité aux militaires et pendant longtemps les civils se virent interdire par la force de franchir la frontière, bien que la famine ait déjà commencé à les décimer. Il a fallu qu'ils atteignent les derniers degrés de la misère physiologique pour que le haut commandement khmer rouge les autorise à entrer en Thailande. La structure politico-militaire du régime Pol Pot n'était plus qu'une ruine indescriptible. Le moral, la discipline, l'organisation, tout était parti à vau-l'eau, au cours de cette longue agonie. A ce moment-là, les Khmers Rouges n'existaient plus, ils n'étaient plus que la trace d'un cauchemar collectif.

Cet état d'urgence était donc principalement dû aux erreurs politiques de Pol Pot. Le devoir de la communauté internationale était sans aucun doute d'aider aussitôt ces gens-là et de les sauver d'une mort imminente, quels qu'aient été ensuite les autres buts politiques qu'une telle aide allait servir.

A cette époque-là, la situation alimentaire dans le pays était mauvaise mais elle était encore loin d'être catastrophique. La plus grande partie de la récolte 78-79 avait été consommée. L'Union Soviétique avait déjà envoyé quelques secours alimentaires. Les problèmes de stockage et de transport étaient très aigus. Il y avait dans quelques endroits des zones de grave malnutrition, surtout autour des villes où les ressources locales étaient très au-dessous des besoins du grand nombre de gens qui essayaient de revenir chez eux. Cependant, même si cette situation pouvait, sur le moment, ne pas apparaître comme trop grave, les perspectives étaient beaucoup plus sombres. En raison de la guerre et de l'effondrement soudain du système draconien des coopératives, il n'y avait guère que 20 à 25% des champs qui avaient pu être cultivés à temps. Par conséquent, la récolte qui devait être faite en décembre-janvier 1980 ne suffirait que pour environ trois mois. Une famine comparable à ce qui pouvait se voir sur la frontière en septembre l979 pouvait intervenir à l'intérieur du pays à partir d'avril ou mai 1980. En matière d'anticipation, et puisque l'état d'urgence avait suscité des distributions de nourriture à la frontière, un grand nombre de personnes se sont mises en mouvement vers la frontière thailandaise pour y recevoir, y échanger ou y acheter de la nourriture et la rapporter à l'intérieur du pays.

La conséquence heureuse de la méprise sur ce qu'était réellement l'urgence de la situation en septembre 1979 est donc qu'elle a contribué de façon décisive à empêcher que se développe une situation qui menait à une catastrophe plus large. Les détails de l'histoire sont évidemment beaucoup plus compliqués dans la mesure où les motivations des organisations internationales n'étaient pas toujours très claires et que des divergences d'intérêts politiques se faisaient jour continuellement. On accusait, par exemple le gouvernement de Phnom Penh de retenir l'aide internationale, au moment où justement il n'y avait pas encore de famine et où la moisson venait d'être engrangée.

Un simple coup d'oeil sur ce qui s'est passé permet de voir que la façon dont l'aide internationale a été distribuée a conduit à la renaissance de l'appareil militaire de Pol Pot. Depuis deux ans maintenant, l'armée de Pol Pot et ce qui lui reste de populations civiles (dans les 100.000 personnes en tout), y compris ses tueurs chevronnés et les responsables de ces politiques meurtrières, ont été nourris, pour environ les deux tiers de leurs besoins, par l'aide humanitaire internationale [...].

C'est la conscience que les autorités de Phnom Penh avaient des conséquences politiques de certains projets d'aide internationale qui explique leurs réticences ou leur refus de collaborer à certains d'entre eux. Il faut cependant reconnaître également que l'aide internationale a contribué aussi à la reconstruction d'une administration au Cambodge sous le gouvernement de Heng Samrin. Du riz provenant de l'aide a été distribué aux fonctionnaires en guise de salaire pendant plusieurs mois, ce qui avait évidemment un impact politique. On peut considérer comme une nécessité inévitable la reconstruction d'un minimum d'administration à l'intérieur du Cambodge, ne fût-ce que pour la distribution de l'aide. En revanche, la remise sur pied de la machinerie oppressive de Pol Pot ne relève d'aucune nécessité matérielle. Par ailleurs, il se peut que les conséquences politiques de la distribution de l'aide internationale aient été inévitables dans les premiers mois de ce qui était perçu comme une situation d'urgence. Manifestement, il existait une telle situation en 1979, bien qu'elle fût limitée, et il y avait aussi le risque qu'elle s'étende l'année suivante. Mais au début de 1981, l'urgence alimentaire, c'est-à-dire le danger de voir un certain nombre de gens mourir de faim, avait cessé d'être. La moisson 1980-81 était bonne et bien que celle de 1981-82 se présente sous de moins bons auspices il reste du temps pour prendre des mesures pour faire face à ce qui pourrait être une situation difficile vers la seconde moitié de 1982. S'il faut véritablement prévoir un manque de riz pour 1982, il est possible de prendre dès à présent des mesures préventives, ce que doit être capable de faire le gouvernement cambodgien. Il est clair que la vente libre de riz cuisiné dans les restaurants et sur les nombreux petits marchés de Phnom Penh peut facilement créer un certain gaspillage et qu'il serait utile d'instituer un rationnement dès maintenant.

Si la situation d'urgence s'est, stricto sensu, terminée depuis plusieurs mois, l'aide internationale se poursuit, en partie à cause de sa propre inertie (de vastes sommes d'argent ont été collectées pour le Cambodge et n'ont pas encore été entièrement dépensées) et en partie parce que beaucoup de besoins élémentaires, autres que ceux de l'alimentation, n'ont pas encore été satisfaits. Cependant, les grandes nations donatrices ont décrété que cet argent ne devait pas être utilisé dans des actions qui impliquent un développement économique puisque cet argent n'a pas été récolté dans ce but. C'est surtout le cas pour celui venant d'Amérique, où les organisations d'aide sont liées par la politique du gouvernement américain qui limite l'emploi de ces sommes à l'aide humanitaire seulement.

En réalité, il serait très difficile de mettre sur pied aujourd'hui au Cambodge des projets qui mériteraient la qualification de développement économique. La rénovation des plantations d'hévéas et la reconstruction de l'usine de traitement du latex en serait un. Mais ceci devrait entrer dans le cadre d'accords bilatéraux et il est probable qu'aucune organisation volontaire ne pourra s'en mêler.

Avant la guerre, le Cambodge était un pays qui se développait lentement et qui recevait une aide internationale relativement considérable. Dans la situation présente, on ne peut guère concevoir de développement réel car les structures de base qui lui seraient nécessaires sont absentes. Si l'on entend par développement un projet quelconque qui engendre un surplus, rendu disponible soit pour d'autres investissements soit pour un usage autre, il faut bien constater que l'étendue des destructions opérées dans le pays depuis 1970 est telle qu'aucun investissement ne produira un tel surplus parce que les coûts marginaux de l'entretien, de l'approvisionnement, de l'énergie, etc., seront rendus extraordinairement élevés en raison du défaut d'une infrastructure normale. Les profits seront rongés par le manque de moyens de transport, d'énergie, de personnel qualifié, d'expérience administrative, de matières premières, de pièces détachées, etc. Dans un tel contexte, toute entreprise économique arrive au mieux à une rentabilité nulle et ne peut être lancée que pour des raisons d'utilité publique, à défaut de la perspective d'un surplus disponible pour le réinvestissement. Par conséquent, avant même que l'on puisse envisager rationnellement un développement, le besoin élémentaire du pays est le retour à la normale: c'est le sens large du concept d'urgence. Une situation "normale" au Cambodge est d'une façon ou d'une autre un retour à ce qu'était l'infrastructure économique à la veille de la guerre, le niveau de la population étant assez comparable, en excluant la production des surplus qui étaient auparavant exportés et qui pourraient maintenant être utilisées soit pour la consommation soit pour l'investissement.

A l'intérieur de ces limites, il conviendrait de prendre en considération plusieurs secteurs économiques qui sont des goulots d'étranglement dans le retour à la normale.

Les réseaux de communication: les ports et les voies fluviales sont tout à fait utilisables mais on manque de péniches et d'autres bateaux; ils pourraient alléger beaucoup les transports routiers. Les routes sont en très mauvais état; si rien n'est fait maintenant, il deviendra de plus en plus difficile de les réparer. Ces travaux de réparation pourraient et devraient surtout être faits à la main et l'utilisation des équipements lourds réduite au minimum. Il y a un besoin urgent de goudron. Il serait peut-être utile de concevoir des charrettes plus rationnelles pour les boeufs afin d'augmenter les capacités de transport local. Les télécommunications doivent aussi être remises en route.

Les réseaux de distribution d'eau et d'électricité réclament, d'autre part, de sérieux travaux de réfection. Les outils, les fournitures et l'intervention de quelques ingénieurs seraient vite remboursés par la diminution du gaspillage. La fourniture d'énergie semble être un problème plus large, mais dans ce domaine aussi des travaux de remise en état sont évidemment nécessaires.

Dans le domaine de l'enseignement, le primaire et le secondaire doivent encore être complètement remis sur pied. La production de manuels scolaires est d'une importance cruciale, d'autant plus que l'enseignement se fait en khmer et que rien ne peut être importé. Les besoins les plus urgents se situant sans doute dans le domaine de l'enseignement technique de base: mécanique, agriculture, irrigation, travaux publics sont les secteurs où les ouvriers qualifiés et les techniciens qui ont survécu sont les plus demandés, mais ils ne sont pas très nombreux, ils ont besoin de recyclage et une main-d'oeuvre nouvelle doit être formée. Dans le domaine de la santé, beaucoup a été fait et bien que la situation soit encore fort médiocre, il semble qu'elle soit assez comparable à ce qui existait avant la guerre, surtout dans les zones rurales. Cela veut dire qu'il y a encore la possibilité de faire des progrès très substantiels. Il existe, par ailleurs, un problème très général qui est celui du manque de données et d'ouvrages de référence, car la plupart des archives administratives, des livres et des documents techniques ont disparu. Le Cambodge est un pays où l'on ne dispose pratiquement plus de références, et ce dans presque tous les domaines. Ce fait n'est pas sans relation avec les attitudes traditionnelles envers la culture écrite, mais le besoin se fait néanmoins sentir partout.

Les temples d'Angkor forment un cas à part. L'entretien, la restauration et l'étude de ces trésors de l'art universel constituent une tâche trop lourde pour que le Cambodge la porte tout seul, et il ne pouvait d'ailleurs pas le faire non plus auparavant. Il faudrait établir une forme ou une autre de coopération internationale. Les opérations de sauvetage menées par l'UNESCO à Assouan et Borobudur devraient être répétées pour Angkor. Cela représente une urgence en soi. Il n'y a pas eu de véritable travail d'entretien depuis plus de dix ans et l'on ne trouve plus aucun document parmi ceux que contenait la Conservation. Une bonne partie d'entre eux pourrait certainement se retrouver en France.

Il existe d'autres domaines qui, dans la perspective d'un retour à la normale, seront prioritaires pour la population et les autorités. Par exemple, l'habitat rural est très médiocre par rapport à ce qu'il était avant. D'importants efforts devraient être faits localement pour fournir le bois et les tuiles nécessaires pour reconstruire des maisons saines et correctes dans les villages. Ceci viendra avec la renaissance de l'économie et des petits marchés locaux.

Lorsque le retour à la normale sera assuré par la remise en route des principaux facteurs de l'infrastructure économique, comme le système de communication, les transports, la fourniture d'eau et d'électricité dans les villes, l'enseignement, la santé, des programmes plus ambitieux de développement pourront voir le jour. Il se peut qu'à ce moment-là, l'administration ait un peu élaboré sa doctrine et soit en meilleure position pour réaliser de plus vastes projets. Si l'on considère le niveau du commerce, des investissements, des prêts et des autres activités économiques pratiquées par les firmes et les gouvernements de l'Ouest en Union Soviétique, en Chine et en Europe de l'Est, on ne voit pas pourquoi ils ne seraient pas également présents au Cambodge, à moins que l'on ait décidé de punir les Cambodgiens pour des fautes qu'ils ont déjà chèrement payées.


LE REGIME CAMBODGIEN ACTUEL


Pour ceux d'entre nous qui ont observé de près les événements indochinois depuis longtemps, l'analyse des perspectives ne peut être que très prudente. On ne pouvait guère prévoir, au début des années soixante, l'émergence d'un axe Pékin-Washington et il n'est presque pas davantage possible de prévoir ce que sera le socialisme à la viêtnamienne dans vingt ans. Les résultats économiques au Viêt-Nam depuis 1975 sont manifestement très mauvais, et les officiels viêtnamiens sont les premiers à le reconnaître. La génération au pouvoir a dirigé le parti depuis les années trente et elle reste en place. Une nouvelle génération pourrait suivre une ligne différente. A long terme, les mesures politiques et économiques qui sont actuellement mises en oeuvre peuvent être vues comme provisoires. Mais une chose reste intangible: la préoccupation du Viêt-Nam pour sa propre sécurité. Aucun gouvernement, quelle que soit sa couleur politique, aurait pu accepter sans réagir les raids meurtriers lancés par les forces armées de Pol Pot à partir du début de 1977. Saigon est à 80 km de la frontière cambodgienne. Il est clair que n'importe quel gouvernement cambodgien doit être en mesure de démontrer qu'il ne représente pas une menace pour le Viêt-Nam. Cela étant, la souplesse de la position viêtnamienne peut être assez grande.

C'est pourquoi, quand une conférence internationale se réunit à New York ou ailleurs pour "résoudre la question cambodgienne", le débat semble sans objet réel: la question cambodgienne est déjà résolue par le Viêt-Nam. Il y a un gouvernement qui siège à Phnom Penh et il administre la quasi totalité de la population cambodgienne, qui approche sans doute les 7 millions. Il doit à l'armée viêtnamienne sa protection à l'égard des pressions militaires extérieures et il n'y a aucune raison de croire que les troupes viêtnamiennes se retireront avant que ce régime soit capable de se défendre tout seul. Les groupes de Pol Pot, Son Sann et Sihanouk ne disposent pas d'une grande popularité dans le pays et tirent l'essentiel de leurs ressources de l'aide étrangère. Leur avenir est assez probablement comparable à celui du parti communiste malais qui continue, trente ans après sa défaite, à guerroyer dans quelques districts forestiers près de la frontière. La vérité est qu'il n'y a pas d'unité politique au Cambodge et probablement même pas de tendance majoritaire. Aucun politicien ne jouit d'une réelle popularité spontanée. Le régime Heng Samrin est, pour l'instant, le moins autoritaire de tous les régimes cambodgiens (ce qui ne garantit en rien l'avenir). L'aspect le plus important du "problème cambodgien" est la reconstruction du pays. Pour le moment, ce régime, quels que soient les charmes ou les désagréments qu'on lui trouve, s'en est plutôt bien sorti, avec des moyens extrêmement limités.

La couche supérieure de la direction du régime actuel consiste d'abord en un très petit groupe de communistes qui sont entrés dans le combat contre les Français dans les années quarante et cinquante, en étroite coopération avec les Viêtnamiens. Beaucoup d'entre eux ont passé la période de 1954 à 1970 en exil au Viêt-Nam et sont retournés au pays pour combattre Lon Nol. C'est là qu'ils devaient découvrir qu'ils étaient considérés comme dangereux par la faction Pol Pot, qui a fini par faire assassiner des centaines d'entre eux. Ce groupe a en vue un socialisme à la mode viêtnamienne et une coopération avec le Viêt-Nam. Il y a aussi un certain nombre de révolutionnaires un peu plus jeunes qui ont commencé leur carrière dans l'organisation de Pol Pot mais qui ont été rejetés à différentes époques, après 1970.

Au-dessous de cette couche très mince, l'administration est principalement peuplée d'anciens fonctionnaires, techniciens et intellectuels issus des régimes de Sihanouk et de Lon Nol; bien qu'ils aient souvent été hostiles aux politiques menées par ces régimes, ils n'ont jamais formé une opposition cohérente et avaient sans doute peu de sympathies pour le socialisme. A l'époque où ils étaient opposants, avant 1975, ils mettaient généralement leurs espoirs dans un régime libéral et démocratique qui serait géré honnêtement et efficacement. En tant que tel, leur groupe était bourgeois et nationaliste et nourrissait probablement une certaine antipathie pour ce que sont, aujourd'hui, certains des buts du régime actuel.

La plupart des hauts fonctionnaires et des techniciens les plus compétents ont, soit disparu pendant la période Pol Pot, soit émigré depuis. Il se trouve donc, dans l'administration actuelle nombre de gens qui détiennent des postes incomparablement plus élevés que ceux auxquels ils auraient pu aspirer avant 1975.

Il ne faudrait pas attribuer toutes les carences en personnel qualifie à Pol Pot. Ainsi, sur les 450 médecins environ que comptait le pays avant la guerre, il n'en restait de vivants qu'une cinquantaine en 1979, mais sans compter les 200 qui avaient quitté le pays avant 1975. Et parmi ceux qui se trouvaient encore sur place en 1979, d'un tiers à la moitié d'entre eux ont fui vers les camps de Thailande pour ensuite retrouver, dans un pays tiers, le mode de vie occidental. Les camps ont provoqué aussi une grande déperdition d'enseignants.

 

QUELQUES PROBLEMES ECONOMIQUES

 

Le paradoxe est que, parallèlement à la double origine de l'actuelle classe administrative, le régime est socialiste de nom mais économiquement libéral de fait. Aucune mesure réellement socialiste n'est encore entrée en application. Les marchés sont totalement libres, ils ne semblent pas être réglementés et la seule restriction semble être qu'ils n'ont pas été autorisés à s'installer dans les halles centrales des villes où est prévue l'installation de marchés d'Etat. Les biens échangés comprennent des produits alimentaires et artisanaux locaux mais aussi des biens de consommation amenés par la contrebande en provenance de la Thailande et du Viêt-Nam. L'administration n'a mis aucun obstacle à cette contrebande et ne semble pas prévoir pour le moment d'agir sur cette libre circulation des biens, qui implique d'ailleurs quelques exportations, comme le poisson sec qui passe en Thailande. Ces exportations devront d'ailleurs augmenter dans la mesure où l'or que l'on récupère dans les caches enterrées diminue et où les devises disponibles sur le marché noir ne représentent qu'une faible partie des moyens monétaires nécessaires au trafic.

Le marché libre a joué un rôle très important au cours des deux premières années en approvisionnant en biens élémentaires les familles qui se reconstituaient après l'effondrement d'une vie totalement collectivisée. Mais assez vite, il a aussi amené l'importation de biens dont la nécessité est moins évidente, tels que des motos, qui atteignent des prix très élevés. Il se crée ainsi une nouvelle petite classe de commerçants qui comprend, pour la première fois, un nombre appréciable de Khmers. On constate néanmoins le maintien du rôle traditionnel des commerçants chinois qui sont sûrement les mieux placés pour dominer le marché, à cause de leur expérience et de leurs relations avec leurs homologues en Thailande et probablement aussi avec ceux de Saigon-Cholon. Les autorités ne semblent pas avoir des idées très claires sur la politique à suivre dans ce domaine. L'idée d'un marché géré par l'Etat peut leur sembler bonne sur le papier. Mais dans la pratique il y a quelque risque de le voir dégénérer en marché privé contrôlé par des fonctionnaires, avec ce que cela comporte d'incitations à la corruption. De plus, un marché d'Etat devrait sans doute se procurer l'essentiel de ses produits sur le marché libre, ce qui ne lui laisserait pas beaucoup de chances dans la compétition avec le marché libre de détail. Tant que l'Etat n'a pas par lui-même une large production, que ce soit par des fermes et des usines étatiques, ou par la livraison obligatoire de produits divers par les unités de production locales, l'alternative est sans doute d'entrer en concurrence avec le marché libre et donc de le subventionner indirectement, ou d'interdire le marché libre entièrement. Les Viêtnamiens qui ont tenté de suivre cette dernière voie en ont trouvé les effets négatifs parce qu'elle fait baisser le niveau de vie et que cela se répercute sur le plan politique. Ils semblent conseiller aux Cambodgiens de ne pas s'engager dans cette direction. Quoi qu'il en soit, ces problèmes sont très loin d'être résolus et ils connaîtront de nombreux développements dans les mois et les années à venir.

L'organisation de la production agricole est un autre domaine où règne aussi l'incertitude. A l'heure actuelle, 80 à 85% de la population est encore rurale. E}le est lâchement organisée en krom samakki ou "groupes de solidarité", dotés d'un système par lequel les journées de travail des familles sont comptées et rémunérées au moment du partage de la récolte. Dans la pensée socialiste telle qu'on la connaît, depuis la politique soviétique des débuts jusqu'aux doctrines chinoises et viêtnamiennes, ce système est le premier pas vers la collectivisation agraire. Les stades suivants comprennent la formation de coopératives par le rassemblement de ces groupes en unités d'ordre supérieur, avec une dissolution progressive du rapport qu'il y a entre la rémunération et ce que l'agriculteur a apporté à la coopérative sous la forme de terres, d'animaux, d'outils et, enfin, de travail. Le sommet de la pyramide est la ferme d'Etat où tout appartient à l'Etat et où le cultivateur reçoit un salaire fixe. On conserve habituellement des lopins privés. Bien que l'efficacité de ce système soit extrêmement faible, il ne s'est jamais trouvé de solution alternative parce qu'il satisfait certains objectifs importants: 1/la garantie que les inégalités entre paysans ne resurgiront pas et qu'il ne se formera pas une classe d'entrepreneurs agricoles qui contrôleraient la production et tiendraient l'Etat à leur merci; 2/le contrôle politique sur une paysannerie soupçonnée d'être par nature peu portée à soutenir le socialisme; 3/le contrôle des surplus; 4/un type d'organisation qui permet plus facilement la rationalisation, la modernisation et l'industrialisation de la production (dans la mesure où l'Etat est à même de fournir des biens industriels à l'agriculture). C'est à l'évidence la pensée qui préside aux décisions du gouvernement cambodgien. Mais cette première phase peut se révéler très longue et toute tentative de faire passer les groupes samakki au second stade des coopératives de premier niveau pourrait connaître des difficultés et serait certainement aujourd'hui prématurée.

La principale raison est la réticence des paysans à perdre leur emprise sur leurs moyens privés de production. Bien que la terre appartienne normalement à l'Etat, ce qui a certainement eu des effets politiques négatifs en 1979 car la plupart des paysans attendaient certainement de récupérer leurs terres privées, la formule des groupes samakki offre des possibilités de camoufler une réappropriation privée du sol, en assignant régulièrement certaines tâches et certaines terres à certaines familles. Dans les groupes de dix à quinze familles, de tels arrangements peuvent ressembler beaucoup à la distribution coutumière des terres. Il existe donc une possibilité très réelle de voir la société paysanne se restructurer selon des formes anciennes, sous le mince voile du groupe de solidarité. Et il y a bien des raisons de croire que ceux qui étaient pauvres avant la guerre se retrouvent pauvres à nouveau alors que ceux qui étaient riches autrefois sont maintenant mieux lotis que les autres. Il y a à cela une cause politique première: en effet, les couches les plus défavorisées se sont vu donner des positions de pouvoir sous Pol Pot et ont donc été victimes de la revanche après la chute de Pol Pot ou, pour le moins, se sont retrouvées suspectées et écartées de la distribution des biens qui furent réappropriés, comme les instruments aratoires, les animaux, les charrettes, les maisons, etc. Aujourd'hui encore, ce qu'il pourrait rester de potentiel politique à Pol Pot se trouverait plutôt chez ces gens-là qui, relativement parlant, ont moins souffert de ce régime que les autres et ont même bénéficié à l'époque d'un assez grand pouvoir local.

Il est donc très possible que l'ancienne société parvienne à subvertir discrètement le système samakki, voire à le désintégrer complètement. Dans les pays qui se sont essayés à la collectivisation de l'agriculture, ce genre de tendance est habituellement contrarié par des pressions administratives et même des mesures plus brutales qui visent à promouvoir des coopératives où l'intégration est plus poussée et où les cultivateurs perdent une bonne partie de leur influence au profit des cadres du parti et des fonctionnaires. Mais au Cambodge, le parti est très loin d'avoir assez de membres pour descendre jusqu'au niveau du village et les fonctionnaires manquent de la plus élémentaire formation pour ce genre de tâche. Il y a donc une sorte de course de vitesse entre la capacité de l'Etat à exercer son influence vers le bas et à manipuler la société rurale locale et la poussée vers le haut qui vise à restaurer l'inégalité et le contrôle privé.

La création d'industries d'Etat est un autre élément central des règles socialistes. La première tâche à l'ordre du jour est de retrouver le niveau d'activité antérieur des usines qui appartenaient déjà au secteur étatisé. Il paraît logique de penser que tout un accroissement dans le secteur industriel proviendra de l'aide du bloc soviétique. Il n'existe pas pour l'instant de plan pour accroître de façon notable la capacité de production industrielle. Le plus rationnel serait certainement de fournir l'agriculture en priorité en lui livrant des outils, des instruments aratoires, des pompes, des moteurs à usages multiples, etc. Mais il importe également de satisfaire les besoins de consommation de la campagne afin de donner une motivation à la production de surplus alimentaires. C'est une question de la plus haute importance et qui n'a pas encore trouvé de solution en Chine et au Viêt-Nam. On ne peut pas considérer la contrebande de ces biens comme une solution durable. Il y a tout lieu de penser que les paysans khmers pourraient se satisfaire d'une économie familiale de subsistance, sans presqu'aucun surplus s'ils ne sont pas attirés, d'une façon ou d'une autre, par l'achat de tissus, de bicyclettes, de radios, etc.

L'édification d'entreprises industrielles pose immédiatement la question du marché et de la taille de l'espace économique dans lequel leurs produits seront vendus ou échangés. Le Cambodge est à cet égard, et d'évidence, minuscule, ce qui empêche que des biens industriels puissent y être produits en quantités assez grandes pour que les prix restent bas. Mais le pays fait partie d'une entité géographique plus large: la Péninsule indochinoise, qui comprend aussi la Thailande, le Viêt-Nam et le Laos. Certains prétendent que le Viêt-Nam avait l'intention d'instaurer une fédération indochinoise 2 sous son hégémonie. Que le Viêt-Nam l'ait ou non envisagé, il n'en reste pas moins qu'une fédération indochinoise est quelque chose qui a un sens économique. D'abord, des pays aussi petits que le Cambodge et le Laos ne peuvent pas vivre au sein du monde moderne dans une totale indépendance et il est inévitable de voir s'installer l'hégémonie de quelque puissance plus considérable, de manière ouverte ou cachée, tout particulièrement dans le cas du Cambodge qui sort exsangue de ces dix années d'épreuves. En tant qu'économie séparée, vivant de ses moyens propres, le Cambodge ne pourrait probablement pas dépasser une certaine médiocrité rustique. Il est trop petit pour créer ses propres industries, et donc pour fabriquer ses propres biens de production et de consommation ou pour absorber son exode rural. Lié au Viêt-Nam, le Cambodge pourrait fournir des surplus agricoles en échange de produits industriels et alléger ainsi les problèmes de balance des paiements que connaissent les deux économies. La rationalité du fait indochinois était évidement parfaitement acceptable aux yeux des Occidentaux tant qu'il se trouvait sous leur contrôle et il n'a commencé à devenir gênant qu'au fur et à mesure de l'émancipation des pays asiatiques. En outre, l'inclusion de la Thailande-- et de la Birmanie-- dans une telle sphère économique aurait encore plus de sens mais une telle éventualité semble si éloignée qu'elle ne mérite guère qu'on s'y arrête.

L'aide qui pourrait provenir de l'Union soviétique pour l'augmentation des capacités industrielles du Cambodge pourrait avoir quelques effets secondaires. Il faut savoir d'abord que les projets venant des pays de l'Est auront toujours la priorité sur les autres, qu'ils soient formulés par des gouvernements occidentaux, des organisations humanitaires ou internationales, et ce pour des raisons politiques, quelle qu'en soit la rationalité économique. Les autorités donneront aussi la prééminence aux conseillers et techniciens venant des pays de l'Est, bien qu'aux échelons inférieurs de l'administration et des services techniques ce rôle puisse faire l'objet d'un certain ressentiment, dû à des raisons politiques et psychologiques. Il convient d'ajouter que les activités de conseil et d'aide technique des Etats de l'Est dans les autres pays sous-développés ne sont pas plus brillantes que celles des Occidentaux et qu'elles sont habituellement entachées des mêmes erreurs psychologiques et techniques. Les Cubains (et les Chinois) se montrent généralement plus souples et plus adaptables.

Bien qu'elle puisse se révéler utile de multiples façons, l'aide soviétique pourrait contribuer à isoler le Cambodge du marché mondial. Le pays ne peut pas véritablement payer cette aide et il sera donc obligé d'expédier l'essentiel de ses exportations de matières premières en direction de l'Union Soviétique, comme remboursement partiel. Ce qui s'est passé à Cuba, en Egypte et dans d'autres pays montre que les Soviétiques sont alors en position de fixer leurs prix et qu'ils peuvent éventuellement revendre ces denrées, obtenues en échange de leur aide, au prix du marché mondial et bénéficier ainsi d'un profit qui aurait pu aller au pays aidé s'il avait eu la possibilité de vendre directement.

Le caoutchouc cambodgien, qui est certainement la plus prometteuse des exportations, pourrait ainsi devenir l'objet d'un marché captif, ce qui laisserait le Cambodge assez démuni pour obtenir à l'étranger certains biens que les pays de l'Est ne voudraient ou ne pourraient pas lui fournir. Cela tend à créer une dépendance dont les conséquences sont envisageables à long terme. Il faut ici ajouter que les Viêtnamiens ne semblent pas voir d'un très bon oeil un engagement accru de l'Union Soviétique et des pays de l'Europe de l'Est au Cambodge. Tout rôle que voudraient jouer les gouvernements ou les industriels occidentaux devra se situer à l'intérieur de ces contraintes et ne pas marquer trop d'ambitions. Bien qu'un socialisme réel soit encore une perspective fort lointaine dans ce pays, il est plus que probable que les autorités maintiendront leurs options ouvertes et que toute mesure qui semblerait aller dans le sens du libéralisme économique sera conçue comme essentiellement provisoire.

Puisqu'il n'y aura pas beaucoup d'aspirations au socialisme dans les profondeurs de la société, en partie à cause du souvenir effroyable laissé par le régime Pol Pot et en partie du fait de l'appréhension de voir le régime actuel faire appel un jour à des méthodes du même ordre, les autorités doivent chercher les moyens propres à mobiliser les forces productives. Le niveau des salaires étant ce qu'il est, de 100 à 200 riels par mois dans l'administration, soit de 6 à 12 dollars au cours du marché noir, il est une véritable provocation à la concussion, au vol et à l'absentéisme. Si l'on ne se résoud pas à payer des salaires normalement suffisants, la machine économique toute entière sera pervertie par les intérêts privés des fonctionnaires qui utiliseront le pouvoir mis à leur disposition pour gagner leur vie et celle de leurs familles.

Une augmentation significative des salaires peut avoir des effets inflationnistes qui sont difficiles à évaluer dans la mesure où le système monétaire local fonctionne d'une manière assez mystérieuse. La monnaie, réintroduite vers le milieu de 1980, n'est garantie par aucune réserve. Peut-être peut-on dire qu'elle est garantie par la capacité de l'Etat à fournir certains services essentiels et de la nourriture en cas de besoin. Le fait que la valeur du riel se soit stabilisée à un niveau comparable à celui du dông viêtnamien, montre que la politique du gouvernement jouit d'un certain crédit. Jusqu'à maintenant, le gouvernement a agi avec prudence. Dans les années à venir, une prudence plus grande encore sera nécessaire dans la mesure où la revitalisation de l'économie rendra ces problèmes encore plus complexes. La direction khmère n'a qu'une très courte expérience en matière de gestion économique et elle peut être tentée de réagir en suivant à la lettre ce qui est écrit dans les manuels. Le mieux que les conseillers viêtnamiens puissent faire est de prêcher la souplesse et la prudence. Mais il est plus facile de prêcher que d'agir selon ces conseils, comme les Viêtnamiens doivent le savoir. Si l'on examine objectivement le potentiel économique cambodgien, on voit, à la suite de cette remise en état, une longue période de stagnation, accompagnée de certaines formes de réorganisation interne. Ce n'est qu'après une longue période, et si les atouts ont été joués avec adresse, qu'il y aura des chances de constater un lent développement et l'entrée graduelle du Cambodge, pour le meilleur et pour le pire, dans le monde moderne. 3

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|Université d'Adélaïde, (Australie) .

 


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