171 -- L'Ethiopie et les Menteurs Sans Frontières,
28 octobre 1986, samizdat, 4 p.
On assiste a une violente campagne de presse contre l'aide humanitaire apportée aux Ethiopiens victimes de la famine. On affirme, à l'encontre de toute observation de la réalité sur le terrain, que cette aide est apportée au gouvernement. Cette campagne reprend des éléments d'information et de désinformation qui circulent depuis déjà un an et demi. On permettra peut-être à un chercheur qui s'est rendu dans ce pays cinq fois depuis 1973, et encore tout récemment, d'émettre quelques remarques sur une propagande qui ne dit pas son nom, politique, ni sa couleur, la droite cartiériste et brucknérienne.
La première question a été celle des détournements. Un article du Monde paru au printemps 85 parlait d'un tiers de l'aide comme étant détournée. Il apparaissait vite à quiconque était alors sur place que ce journaliste pressé mais nonchalant n'avait qu'une seule source, le représentant du CICR. Il n'avait même pas interrogé les gens de l'ONU chargés de la coordination et de la surveillance de la distribution de l'aide. Ceux-ci étaient pourtant formels, ainsi que la plupart des grandes agences privées: les détournements existaient certes, mais sur une échelle nettement plus petite que dans les autres pays en situation comparable. Les détournements au Soudan ont été autrement plus sérieux et n'ont pas fait l'objet d'une campagne de presse. Et je ne parle pas des juteux trafics de la frontière cambodgienne, sillonnée par les Mercedès des militaires. Si l'on veut dire que l'aide à l'Ethiopie va directement dans les caisses du gouvernement par détournement direct, la cause est entendue: c'est faux. Et les insinuations sur le personnel de l'ONU qui préférerait se taire par opportunisme relèvent simplement du grotesque et de l'ignorance.
Le second thème qui est apparu ensuite est celui des déplacements de population. Contrairement au précédent, il s'agit là d'un problème grave et réel. Il faut souligner d'abord que les déplacements de population, spontanés ou contraints, sont traditionnels en Ethiopie, les annales en témoignent. Cette politique, menée auparavant à petite échelle, avait la bénédiction des grandes organisations internationales mais ses résultats n'étaient pas économiquement remarquables. Au moment où frappe la famine, dans l'été 84, le gouvernement décide du principe d'un déplacement massif, autour d'un million de personnes, en direction des zones mieux arrosées, où des terres sont encore disponibles. Comme toujours dans ce régime autoritaire, on applique les ordres de manière brutale, sans guère de préparatifs, avec une planification arbitraire. Chaque unité administrative du Nord doit fournir un contingent. S'il n'y a pas assez de volontaires, on désigne d'office. Les pouvoirs locaux en profitent pour se débarrasser de ceux qu'ils jugent indésirables. C'est le règne de l'arbitraire. Cette politique qui vise à donner de nouvelles terres à des paysans dont les terroirs sont effectivement en voie d'épuisement, est victime de plusieurs maux habituels au pays: caporalisme des fonctionnaires, impréparation des projets et, surtout, le plus grave, manque de fonds à investir pour que les nouvelles cultures s'établissent durablement. Autrement dit, cette politique, pour réussir à long terme, a besoin d'une infusion d'aide technique et financière. Tout de suite, les Etats-Unis, suivis par les Européens, refusent cette aide pour la raison qu'elle ne relève pas de l'urgence mais du développement. L'Occident dit clairement, à nouveau, qu'il ne veut pas d'un véritable développement en Ethiopie, qui seul garantirait la fin des famines et des urgences. Ainsi condamnée, la politique de déplacement des population apparaît comme une vaine tentative de résoudre, partiellement, des problèmes que l'aide d'urgence internationale a déjà traités dix ans auparavant, lors de la famine de 1973-74 (peut-être 600.000 morts). C'est la plus sûre façon de prendre ainsi rendez-vous pour dans dix ans.
Au début de 1985, deux chercheurs américains et un Suisse interrogent quelques dizaines de réfugiés au Soudan, des gens qui ont quitté les centres de réinstallation quelques jours ou quelques semaines après y avoir été amenés. Ils sont interrogés dans des camps contrôlés par des organisations de guérilla hostiles au régime. Ils ont décrit les conditions exécrables des premières semaines de cette vaste opération. Ces personnes, peu nombreuses, représentent évidemment ceux qui ont désiré quitter leur pays et non ceux qui sont restés. Sur cette base, et en faisant une série d'extrapolations statistiques pour le moins hasardeuses, les deux auteurs américains émettent l'hypothèse que sur 400.000 personnes déplacées, 50 à 100.000 pourraient avoir décédé entre septembre 84 et juillet 85. Ils se hâtent d'ajouter qu'il faudrait vérifier et confirmer ces chiffres, produit, je le répète, d'une pure spéculation (Jason W. Clay et Bonnie K. Holcomb, Politics and the Ethiopian Famine, 1984-1985, Cambridge, Mass., Cultural Survival, p.99). Ces supputations, fondées sur un échantillon restreint et politiquement biaisé, ne sont pas le produit d'une bonne méthode. Elles sont éminemment subjectives. Elles ont néanmoins été reprises par certains journaux britanniques qui leur ont conféré le statut d'un "fait" avéré. Cette confirmation par une presse à sensation, qui n'a aucunement cherché à en vérifier le bien-fondé, a servi de base à MSF pour lancer, au cours de l'été 85, sa propre campagne contre l'Ethiopie. Rony Brauman multipliait les interviews en affirmant que les déplacements de population, opportunément rebaptises "déportation", avaient déjà fait 100.000 morts et que l'argent donné aux Ethiopiens servait au massacre. La chose était pourtant impossible puisque l'Occident s'est refusé dès le début à cautionner l'opération et que les déplacements et la réinstallation se sont faits avec les seuls moyens du bord (ce qui explique l'aspect catastrophique) et quelques moyens logistiques fournis par les Soviétiques.
Dans le courant de l'été, à l'occasion de la visite à Paris d'un responsable médical éthiopien, et devant les représentants des ONG intervenant dans le pays, je fis observer au Dr. Malhuret qu'il était incompréhensible de voir une organisation comme MSF, collectant de l'argent pour l'Ethiopie, refuser d'aller porter secours aux populations déplacées, qui se trouvaient évidemment dans une situation d'urgence. Il protestait qu'il ne connaissait pas les dossiers mais que certainement MSF allait étudier la question et proposer son intervention. Dans ce cas-là comme dans beaucoup d'autres (on se souvient de ses "prestations" télévisées sur le Cambodge, criant au "génocide" perpétré par les Viêtnamiens...), Malhuret s'est révélé pour ce qu'il est, un grossier menteur. Car la vérité est la suivante (recueillie par moi, sur place, auprès des différents responsables de MSF): MSF n'a jamais proposé ni même envisagé de fournir une aide médicale quelconque à ces centaines de milliers de malheureux rescapés de la famine. S'il y a eu des morts-- et il y en a eu par milliers-- une partie d'entre eux auraient dû être sauvés par MSF si les calculs politiques n'avaient pas prévalu. MSF n'a même jamais cherché à enquêter sur le terrain, arguant, contre l'évidence, que c'était impossible. Ceux qui ont voulu visiter ces zones ont pu le faire, moi compris. J'ai même, au plus fort de la crise entre MSF et la RRC, incité deux journalistes de la radio française à demander l'autorisation de visiter Gambela, dans le Sud, zone de forte transplantation, dans de très mauvaises conditions. Ils ont obtenu le permis dans la journée, mais ils n'y sont pas allés car, comme toujours, ils n'avaient que quelques jours à passer dans le pays et il est plus facile de travailler dans les bars des hôtels de luxe, à interviewer MSF, par exemple. J'ai assisté en spectateur à ces effarants entretiens entre des journalistes ignares et des personnels de l'aide tout aussi ignorants, ne soupçonnant même pas les complexités du pays où ils travaillaient. Brauman ne va-t-il pas dans un article de Paris-Match jusqu'à juger de l'horreur des déplacements au fait qu'il a vu des paysans descendre d'avion en s'appuyant sur des bâtons? Une heure dans un village vous montrera que tous les hommes ont une canne ou un bâton...
Il ne fait pas de doute pour tous ceux qui se sont rendus dans les sites de réinstallation (resettlements)-- ce qui exclut MSF et la plupart des ONG françaises, ainsi que la totalité des journalistes français, plus amateurs des petits fours de Nucci [le ministre français de la Coopération, plus tard convaincu de détournements variés, lui aussi...] que de crapahut sur de mauvaises pistes-- que la situation, dans ses débuts, a été effroyable: j'ai vu, en mai 85, dans le Wollega, des gens débarqués des camions, obligés de se faire des huttes, avec des branches et des herbes, en attendant de rares sacs de farine et quelques outils. Il leur fallait ensuite aller plus loin, se construire des chaumières, la faim au ventre, en attendant qu'on leur fournisse les moyens de labourer. On leur avait promis 2 ha de terre par famille mais c'était encore loin du compte. Des malades et des morts, il y en avait tous les jours, surtout de ces diarrhées brutales qui vous emportent un homme en deux ou trois jours. Si l'on fait jamais un compte véritable des morts, il faudra penser que beaucoup n'auraient dans tous les cas pas survécu longtemps dans leurs lieux de départ. Les cours d'eau se contaminaient aussitôt. Où étaient les ONG? Où était l'UNICEF? Ils palabraient dans les couloirs du Hilton et confiaient aux journalistes-- en général leurs invités, ou leurs obligés-- les soucis que leur causaient cette terrible situation. Je dis qu'il y a eu FORFAITURE des organisations humanitaires qui, pour s'incliner devant le diktat américain, ont piétiné leur charte qui leur faisait obligation d'intervenir. Ce petit monde ne voulait même pas aller sur place voir ce qui se passait et évaluer les besoins. A cette époque, un organisme de l'ONU, le PNUD, a monté un projet d'enquête sur les resettlements, une véritable enquête sociologique, avec l'aide d'une sociologue éthiopienne exilée, spécialement revenue de Boston. Le projet a fini par obtenir le feu vert du cabinet même de Menguistu. Au dernier moment, au siège de New York, ce fut le veto américain: pas d'enquête sur les resettlements. Il ne faut pas savoir, cela risquerait d'être un pas vers l'action. Et l'on vous dira froidement que les Ethiopiens ne veulent pas qu'on aille y voir. Mensonge sans frontières.
Il est vrai que l'actuel régime éthiopien est de nature dictatoriale (comme celui de feu l'Empereur), qu'il est militariste (héritage de l'armée impériale, formée par les USA et Israël), que la bureaucratie y est tatillonne et brutale (comme avant la révolution), qu'il n'est aimé aujourd'hui de personne et aussi qu'il n'y a personne pour le remplacer. Il est vrai que les gains énormes, politiques et économiques, que la paysannerie a réalisés dans les premières années de la révolution ont été peu à peu érodés et annulés par les exigences croissantes d'un pouvoir qui s'est stabilisé au fil des ans. Les militaires et les bourgeois qui dirigent le pays (= le parti) ont repris à leur compte le mépris traditionnel qui frappe le paysan et finit par le dépouiller. Il est vrai que la politique de regroupement, dite de "villagisation" est une énorme aberration dogmatique qui sème inévitablement les germes de futures révoltes paysannes, comme ce fut le cas au Mozambique avec le système des aldeais comunais. Les dirigeants ne comprennent rien aux questions paysannes et la famine est en grande partie imputable à des politiques absurdes, menée surtout en faveur des classes urbaines. Mais dans quel pays d'Afrique ne retrouve-t-on pas la même situation, à la grande satisfaction des Occidentaux. Relisez Dumont, quarante ans d'observation. Et si l'Occident n'avait pas encouragé, soutenu, flatté le régjme de fer de Hailé Sellassié, pendant cinquante ans, en serions-nous la?
Il est assez courant de voir quelques intellectuels, obligés de renouveler les bases fragiles d'une notoriété factice, s'emparer d'un problème lointain, si loin qu'il n'y entendent goutte, pour donner des lecons de politique fiction. Il faut bien comprendre que si des BH Lévy, des Glucksmann et autres pensionnés de la maison de retraite des vieux stalino-maoïstes, s'emparent d'un quelconque Cambodge et d'une nouvelle Ethiopie, il s'agit là pour eux de pays de rêve, ce qu'était leur Prochine à la vraie Chine, qu'ils n'y ont jamais mis les pieds, sauf, à la fin, quelques jours en touriste, avec chauffeur et gardes du corps. Condamnés, par la grâce des princes, à être de pures machines médiatiques, des têtes chercheuses de nos futures politiques d'hégémonie et de puissance, ils frétillent surtout à la vue de la main de Moscou: le vrai problème, c'est le Nicaragua, pas le Salvador ou le Guatemala, c'est l'Ethiopie, pas le Soudan ou l'Ouganda. C'est la politique des "droits de l'homme", des droits des ennemis de nos ennemis officiels, puisque chez nous tout va bien, que nous sommes le "monde libre" et que le monde libre est bon. Cette politique des droits de l'homme blanc à se bâfrer et à consommer les trois quarts des ressources de la planète, qui exige des pauvres qu'ils restent dignes et calmes, est parfois mal vue de certains bougnoules a qui elle s'applique. Ce sont donc des suppôts de Moscou.
Qu'un pays comme la France, avec son passé de barbarie coloniale, de soutien militaire et nucléaire à Israël et à l'Afrique du Sud, entretenant soigneusement ses dictatures africaines, engagé dans des aventures militaires au Liban, en Irak, au Tchad, pour maintenir une "présence", replongeant la Nouvelle-Calédonie dans un passé honteux, expulsant ses étrangers, et même des titulaires du droit d'asile, qu'un tel pays se mêle de donner des leçons est d'un ridicule qui n'échappe qu'à nos concitoyens. Il conviendrait sans doute de balayer devant notre porte. Regardez le pauvre Malhuret, qui s'est donné tant de peine pour monter toute cette campagne contre l'Ethiopie, afin de s'en faire expulser juste au moment où démarrait la campagne électorale en France, avec son espoir de monter dans le wagon de Léotard! Pour récompense de ses bons et loyaux services, on lui colle les "Droits de l'homme" dans une équipe Chirac--Pasqua! Bouffonerie sans frontières. Un autre aurait compris l'atrocité de la moquerie et s'en serait allé se pendre. Lui, non, il avale tout et relance la même campagne contre l'Ethiopie (comme si c'était un ennemi réel) en rameutant quelques intellectuels qui ont déjà beaucoup servi. Alors ils se battent les flancs, les BHL, de plus en plus reaganien, les Glucksmann, de plus en plus chiraquien, les Wolton, porte-parole agréé de la DGSE, ils voguent tous vers Le Pen, derrière la Duras. Mais l'Ethiopie, c'est bon, ils voient rouge. Ils disent Menguistu =Pol Pot, sans même remarquer que Menguistu, au cours de la terreur rouge de 1977-78, a rendu le signalé service de liquider les apprentis Pol Pot et que ce qui reste de ces maoïstes-là se retrouve dans la guérilla du Tigré et de l'Erythrée, qu'ils approuvent énormément. La CIA aussi, qui les subventionne discrètement. Comme Pol Pot justement, qui est maintenant le fer de lance du "monde libre" au Cambodge. On ne peut même pas dire que ces intellectuels soient sans moralité, ils ne savent tout simplement pas de quoi ils parlent. Mais ils parlent, et impunément.
Ils s'attaquent aujourd'hui à l'aide internationale parce qu'elle est anarchique, qu'elle ne fait pas assez le tri entre les bons et les mauvais. Ils disent qu'il faut "témoigner". La belle affaire! Ils en sont incapables. Pour témoigner, il faut avoir vu quelque chose et l'avoir compris. Ils ne veulent pas voir et ils ne cherchent pas à comprendre. Ils veulent passer des jugements. Je dis que c'est très bien. Passons des jugements, avant de voir, avant de savoir. Mais cela ne dispense nullement de chercher à voir et à comprendre. J'ai, il y a longtemps, jugé les Khmers rouges et ensuite expliqué leur histoire. On en conclut aussitôt que je les ai soutenus alors même que ma condamnation sans appel précède l'explication des faits. Tous ces petits personnages de la scène parisienne sortent d'un roman d'Orwell. Témoignons, disent-ils, et, assis dans leurs fauteuils, ils font de l'idéologie.
Deux millions d'être humains ont, à mon avis, été sauvés de la mort en Ethiopie par l'aide internationale. Cette aide mérite certainement des critiques mais elle a réalisé cela. Pour parler de "pitié dangereuse", il faut de froides âmes de salopards. En réalité, depuis le Cambodge, l'aide internationale est devenue une arme politique, partisane, massivement subventionnée et orientée par quelques grands Etats. La part de la charité du public se réduit de plus en plus. Ainsi MSF, en Ethiopie, ne dépensait pas l'argent qu'elle collectait pour l'Ethiopie, mais le fric de la CEE. MSF mettait de l'argent au Soudan. Le but de toute cette opération est de nous convaincre qu'il faut faire comme au Cambodge, abandonner à leur sort des populations qui ont le tort d'avoir un mauvais gouvernement-- qui nous déplaît-- et transférer l'aide aux petits groupes de guérilleros qui, appuyés sur la frontière d'un pays "ami", qui en joue pour accroître son influence et intensifier la guerre, dite évidemment, dans ce cas, "guerre de libération". C'est aussi pourquoi on invite aujourd'hui les représentants d'un fantomatique "Oromo Liberation Front" et les délégués de mouvements érythréens et tigréen qui se garderont bien de faire étalage du marxisme-léninisme pur et dur qu'ils pratiquent sur le terrain. Intensifier la guerre, voilà à quoi va servir la réorientation de l'aide. Il y avait des criminels de guerre, il y aura bientôt, il y a déjà des criminels de l'aide.