Nombreux auront été
ceux qui ont passé quelques fiévreuses journées,
en décembre 1989, à "zapper" les journaux
télévisés et à sauter d'une radio
à l'autre pour avoir des nouvelles fraîches de Roumanie
et tâcher de suivre les événements au plus
près. On sait bien que dans tout pays privé d'une
presse multiple -- notez que je n'utilise pas le terme de "presse
libre", ces deux termes étant à peu près
inconciliables dans la pratique -- les
rumeurs circulent sans frein. Pour peu que s'ajoute à cela
un état de guerre, elles se déchaînent sans
limite. La Roumanie offrait, et depuis très longtemps,
un beau champ d'expérience pour qui aurait voulu s'intéresser
au
phénomène de la rumeur.
On allait donc voir la presse à l'oeuvre, non seulement
la presse occidentale mais la presse des pays de l'Est, agités
désormais par la glasnost, que l'on rend généralement
par "transparence". La plus grosse affaire fut peut-être
celle de la ville où les événements avaient
commencé, Timisoara. Les caméras nous montraient
quelques corps exhumés d'un charnier et les chiffres tombaient,
très précis, 4350 morts. On pouvait se demander
comment il était possible d'exhumer en une nuit autant
de corps. Mais ensuite, les chiffres allaient monter. La Securitate
avait arrêté, disait-on, des milliers de manifestants,
et les avaient froidement massacrés. On arrivait ensuite
au chiffre de 12.000 morts, pour une répression qui avait
duré, semblait-il, 48heures et qui avait clairement échoué
puisque les gens étaient toujours dans la rue et que les
usines étaient en grève; 12.000 morts et les gens
toujours dans la rue! Il y avait des gens pour nous dire cela
sans broncher, à la radio et à la
télévision. Certains étaient même sur
place, à Timisoara. Aucune répression au monde n'a
atteint un tel chiffre dans un tel laps de temps. Aucun reporter
n'a été terrassé par le sentiment de l'absurde.
A Bucarest, les
chiffres se gonflaient aussi d'heure en heure. On arrivait rapidement
à 5.000 morts. Pourtant, les images qui nous parvenaient
en direct montraient quelques maladroits bidasses qui tiraillaient
un peu au hasard sur des
fenêtres. Les chars tiraient de rares rafales de mitrailleuse.
Les hommes de la Securitate, dont l'armement était, nous
disait-on, bien supérieur, tiraient de-ci de-là
quelques rafales de PM. On n'a pas vu un seul char tirer un seul
coup de canon. Ils auraient pourtant vite réglé
le problème avec quelques obus bien placés. Les
commentateurs nous dirent alors que l'armée manquait de
munitions. On avait pourtant vu sur des images des piles de caisses
d'obus. Et si les chars en avaient tiré, la télévision
n'aurait pas manqué de nous les montrer. C'est très
joli à voir, un char qui tire des obus; ça fait
de la belle image. On voyait en même temps les dégâts
causés à la ville de Panama par l'intervention américaine:
c'était autrement sérieux, des quartiers entiers
étaient rasés. On comptait les civils tués
par centaines. Les Américains ont même utilisé
pour la première fois en
opération réelle le dernier bijou de la technique
du meurtre de masse, le bombardier "furtif" F117. Il
n'a pas été montré à la télévision.
C'est dommage pour le spectacle.
Bref, il n'y avait pas besoin d'être un grand stratège
pour voir que la gue-guerre de Bucarest, menée par quelques
poignées de soldats sans instruction, sans officiers sur
le terrain, sans téléphone de campagne et sans héroisme
outrancier, ne pouvait pas faire beaucoup de victimes. Quelques-unes
frappées au hasard, tout au plus. Les chiffres atteignirent
10.000 pour la seule ville de Bucarest, au moment même où
les médecins occidentaux disaient que les hôpitaux
avaient la situation bien en main et qu'il n'y avait pas besoin
de personnel supplémentaire. L'agence Tass annonçait
de son côté l'arrivée imminente d'une colonne
de chars de la
Securitate qui venait attaquer l'immeuble de la télévision.
Ces chars ne se sont jamais matérialisés. Pour qui
sait un peu à quoi une vraie guerre ressemble, on assistait
à des combats d'opérette, n'engageant qu'une fraction
infime de l'armée, qui servaient à l'évidence
à masquer les tractations intenses qui se déroulaient
entre les héritiers du défunt régime et dont
on a vu les résultats par la suite. La veille de Noel,
la télévision hongroise annonça 60.000 morts
et 300.000 blessés, à un moment où cela était
déjà palpablement faux. Ces chiffres étaient
aussitôt repris sans l'ombre d'une réserve par l'ensemble
de la presse occidentale. On allait d'ailleurs aussitôt
les reprocher à Ceaucescu lors de son procès-bidon.
Le premier chef d'accusation et de condamnation allait être
le "génocide" de 60.000 morts. Ahurissement du
Conducator quand il s'entend jeter ce chiffre à la figure.
Il ne savait pas encore qu'il allait être le premier condamné
de l'histoire à être exécuté pour "génocide"
individuel. Mais le révisionnisme est là. Il est
dans toutes les têtes. Bernard Kouchner, secrétaire
d'Etat, qui nous avait habitués à moins de sobriété
lors de ses anciens ébats journalistiques, s'est dépêché
de citer le chiffre du ministère de la Santé, 500
morts à Bucarest, et de rappeler qu'on n'avait vu qu'une
soixantaine de corps ensemble à Timisoara. Ce qui fait,
si l'on accepte que ces chiffres sont un peu sous-estimés,
que l'on ne dépasse sans doute pas de beaucoup le millier
de morts pour la première semaine de la nouvelle révolution
roumaine (Le Monde du 29 décembre cite les chiffres
du ministère roumain de la Santé: 776 morts recensés,
1600 blessés hospitalisés). C'est considérable,
mais c'est heureusement soixante fois moins que les chiffres entérinés
par le nouveau pouvoir et utilisés pour justifier l'assassinat
de l'ancien dictateur. De plus, une certaine proportion de ces
morts et blessés doit être attribuée à
l'armée et aux partisans civils, surtout à leur
nervosité et leur incompétence militaire.
On a même entendu Kouchner se justifier à la télévision
en insistant sur le fait que c'était une bonne nouvelle,
que cela signifiait beaucoup moins de deuils et de peine que ce
que l'on avait cru. Il reprenait ainsi mot pour
mot ce que le professeur Faurisson avait écrit, il y a
dix ans, lorsqu'il avait fait part de sa conviction que les chambres
à gaz n'avaient pas existé.
Les autres canards ne nous ont pas été épargnés.
La vieille rumeur, qui avait déjà fait surface dans
la presse plusieurs mois auparavant, selon laquelle les leaders
de l'insurrection de Brasov, en 1987, avaient été
soumis à des "radiations", à leur insu,
et qu'ils en étaient morts quelques mois plus tard, s'est
trouvée réactualisée. Sans la moindre preuve,
évidemment, alors qu'il aurait été si facile
de nous montrer ces
installations homicides dans les palais désormais occupés
par le peuple. L'organisation "Médecins du Monde"
(créée par le même Kouchner) a aussi entériné
la rumeur de l'empoisonnement des eaux de la ville de Sibiu. Cette
rumeur a pourtant couru chaque grande ville roumaine, tant le
phantasme de la toute-puissance diabolique de la Securitate a
fait vivre les Roumains dans la terreur. Apparemment, les hôpitaux
de Sibiu ont soigné plusieurs cas d'intoxication mais personne
n'est mort de cet "empoisonnement".
Le plus énorme canard était sans doute celui des
"mercenaires arabes". Certes, les Roumains ont vécu
plusieurs siècles sous le joug ottoman. Pour eux, l'"ennemi
héréditaire" est le Turc, bien davantage que
le Russe ou le Hongrois. Il est probable que le "terroriste
arabe" qui joue le rôle de premier plan que l'on sait
dans l'imaginaire occidental se soit surimposé à
une figure terrorisante de Turc issue du passé. Peu importe
ici. La plupart des envoyés spéciaux en Roumanie
ont rapporté comme du bon pain les nouvelles selon lesquelles
des "bataillons" de Syriens, de Libyens, et même
de Palestiniens et d'Iraniens -- comme par hasard les ennemis
"officiels" de l'Occident -- préparaient des
offensives contre la révolution. La télévision
nous a montré un cadavre, marqué "terrorist"
au crayon à bille, qui pouvait raisonnablement passer pour
un Arabe, en dépit du fait évident que nombre de
Roumains, au physique méditerranéen, peuvent facilement
ressembler à des Arabes. Un médecin roumain, le
chef de l'hôpital des urgences, nous a même dit qu'on
les reconnaissait facilement et que des blessés de la Securitate,
sous l'empire de la drogue, avaient prononcé des mots qui
n'étaient pas roumains. A la suite de ces rumeurs, complaisamment
rapportées par une presse qui était bien en peine
de fournir le premier élément de preuve, sauf celle
d'une immonde "chasse aux Arabes", certaines chancelleries
ont commencé à sonder l'opinion en parlant d'"ingérences
étrangères" qui pouvaient peut-être justifier
une intervention. Roland Dumas a même parlé, avec
une mâle assurance, de "brigades internationales".
Cet excité prenait-il la Roumanie pour les Comores?
Toutes ces âneries ont été scrupuleusement
rapportées par les médias, surtout par l'audiovisuel,
comme si elles étaient des faits vérifiés.
Certains commentateurs ont été forcés, la
mine contrite, de reconnaître que les chiffres avaient été
exagérés mais, comme le disait l'un d'entre eux,
"c'est toujours comme ça dans ce genre de circonstances".
Ce fut la même chose, l'année précédente,
avec le tremblement de terre en Arménie où les chiffres
initiaux (100.000 morts) furent ensuite réduits d'un facteur
10 (sauf chez certains nationalistes arméniens).
L'horreur du régime, on nous la montre par les résidences
des Ceaucescu. Ces salopards vivaient dans un confort luxueux.
J'attends qu'une révolution nous montre ici comment vivent
nos présidents et nos ministres ... On nous a même
dit que la fille du dictateur, Zola, "pesait la viande de
ses chiens dans une balance en or", balance que malheureusement
nous n'avons pas vue... On
nous dit aussi qu'on a trouvé, dans une ville de province,
toutes les fiches que la Securitate avait rédigées
sur les citoyens. Horreur et damnation! Que les chers citoyens
français s'avisent donc d'aller demander communication
de leur fiche à la police! Quelles fiches? Une démocratie
tenir des fiches comme un vulgaire totalitarisme? De tels propos
sont indécents.
Ce régime roumain était abominable. Il l'était
depuis très longtemps. Il mentait énormément.
Ses successeurs se sont empressés de mentir aussi beaucoup.
Et la presse leur a emboîté le pas sans la moindre
réticence.
Le révisionnisme, c'est aussi à chaud, devant le
poste de télévision, devant l'article de journal
encore humide de son encre, qu'il faut le pratiquer. N'attendons
pas vingt ou quarante ans. Tous ces mensonges, ces travestissements
de la réalité ont un but immédiat: nous décerveler
chaque jour un peu plus pour obtenir de nous ce qu'aucun Ceaucescu
n'a pu obtenir de son peuple, quels que soient les rudes moyens
qu'il a employés: nous faire croire ce que la raison d'Etat
nous susurre en agitant les petites marionnettes qu'on appelle
journalistes.
(29 décembre 1989)
A ces quelques lignes, rédigées "à chaud",
les semaines écoulées ont
apporté d'amples confirmations. Beaucoup de journalistes
ont été contraints
de revenir sur leurs affirmations, en se cherchant toutes les
excuses du
monde. Le mythe qui affirme qu'un journaliste ne donne que des
informations
vérifiées et recoupées a été
piteusement abandonné au nom des
"circonstances". Même son de cloche -- c'est le
cas de le dire -- chez
Jean-François Kahn (émission "Arrêt sur
enquête" du 5 janvier 1990 sur
France-Culture) qui a expliqué que les chiffres sont toujours
exagérés, que
c'est une façon symbolique pour les gens de dire que le
drame qu'ils vivent
est affreux, que les chiffres ne traduisent dans le fond que la
souffrance
des subjectivités. Pour un peu, JFK nous ferait croire
que les journalistes
prennent leurs chiffres dans la rue. Il n'a fait aucune allusion
au passé et
à ses chiffres symboliques.
On sait pourtant qu'il n'en est rien et que seule l'"autorité"
est une
source valable. On a vu ainsi en janvier, alors que tous les renseignements
d'origine médicale donnaient des chiffres situés
entre 1.000 et 2.000 morts,
les journaux continuer à donner le chiffre de 10.000, "de
source
diplomatique", ce qui désignait évidemment,
pour les journalistes français,
l'ambassade de France. Il fallait conforter l'image d'une "révolution"
roumaine, soeur de la nôtre, et justifier la noria des hommes
politiques
français faisant le pèlerinage de Bucarest pour
les besoins de leur image
médiatique. Le chiffre de 60.000, qui avait servi à
fusiller Ceaucescu,
devait de même être conservé à tout
prix. La nouvelle direction roumaine le
collait alors à la totalité de la période
Ceaucescu, ce qui n'est jamais
qu'une absurdité de plus, un mensonge historique tout frais,
qui fera
sûrement carrière puisque la presse occidentale l'a
repris sans sourciller.
Le plus incroyable canard a fini par exploser. Déconfits,
les journalistes
de la télévision ont été obligés
d'avouer que le spectacle des "corps
suppliciés" de Timisoara était un montage pur
et simple. Il a fallu montrer
de très brefs extraits d'un film en allemand où
la directrice de la morgue
et un médecin légiste de Timisoara ont expliqué
qu'un individu avait déterré
des corps et monté toute cette mise en scène. L'individu
en question est
parfaitement identifié par la directrice de la morgue.
Mais curieusement les
télévisions françaises n'ont pas donné
l'identité du maquilleur de cadavres
ni enquêté sur la façon dont elles étaient
tombées dans ce piège grossier.
D'ailleurs, à l'embarras des journalistes se mêlait
comme un soupçon de sens
critique qui tendait à faire croire qu'il y avait peut-être
quelque chose de
vrai derrière cette désinformation et qu'il ne fallait
donc pas leur en tenir rigueur. On aura rarement vu un tel chef-d'oeuvre
de tartufferie.
La politique, hier comme aujourd'hui, c'est la manipulation des
émotions.
Mais les vastes opérations de ces dernières années
(le Cambodge, l'Ethiopie,
le Liban, l'Arménie, la Roumanie, etc.) se caractérisent
toutes par une
dimension nouvelle: le camouflage des opérations politiques
derrière le
paravent des causes humanitaires. Une opération qui a pour
but de sauver des
vies humaines, de soigner et de nourrir, est au-dessus de toute
critique.
Jusqu'au fin fond du plus petit village, les gens sont requis
de faire des
gestes symboliques qui les engagent bien au-delà de leurs
opinions ou de
leurs volontés réelles
(6 février 1990).
P.S.-- D'après Le Monde du 1er février 1990,
l'acte d'accusation contre
quatre grotesques comparses du couple Ceaucescu fait le bilan
des événements
de décembre: 689 morts et 1200 blessés, et quelques
disparus. Les accusés
"étaient tout simplement inculpés de "complicité
de génocide"". Après une
forte inflation, le terme de génocide subit une dévaluation
presque totale.
La mauvaise monnaie chasse la bonne.