Les répercussions économiques de la guerre se font sentir très vite. La santé de l'économie khmère était particulièrement fragile. L'aide reçue provenait pour l'essentiel de pays socialistes ou de la France. Avant même que les combats ne s'étendent, l'économie se désorganise. Rien n'a été prévu sur le plan local pour lui permettre de soustendre, ne serait-ce qu'un peu, l'effort de guerre qui s'inscrit dans la logique du nouveau régime.
Le secteur le plus touché est sans doute celui des transports Phnom Penh, en avril, décide de réquisitionner les deux tiers des transports en commun et des camions, qui appartiennent à des compagnies privées, pour les affecter à l'état-major. Il n'est plus possible, par exemple, de fournir à temps les brisures de riz à destination du Sénégal qui sont stockées à Phnom Penh avant d'être acheminées sur Sihanoukville où les bateaux les chargent Les provinces sont condamnées à l'autarcie économique La priorité donnée à l'armée, les réquisitions, la formation militaire du personnel, portent déjà un coup à l'ensemble des activités Puis l'insécurité gagne plusieurs provinces, s'étend à l'ensemble du pays, la voie ferrée entre Sihanoukville et Phnom Penh est coupée, le trafic vers la région agricole de Battambang ou encore sur les voies fluviales se ralentit. Phnom Penh est directement menacé d'isolement. En avril, la ville ne semble pas encore trop en souffrir mais l'avenir [201] dépend du maintien des trois axes vitaux qui relient la capitale à l'extérieur: la route de Sihanoukville, dont la sécurité reste d'autant plus précaire que les "Khmers rouges" sont actifs dans la région, celle de Saigon, encore fermée à la frontière, et celle de la Thaïlande, inutilisée depuis longtemps.
Dans la province de Battambang, exportatrice de riz, le paddy s'entasse dans les hangars des décortiqueries dès la fin du mois de mars. Les livraisons au G. R. P. ont été interrompues. Les contrats avec la Chine populaire ont été dénoncés. Si des pays comme la Bulgarie sont encore prêts à acheter du riz au Cambodge, ces exportations sont relativement réduites; elles représentent en l'occurrence six mille tonnes, prévues pour l'année 1969-1970, sur une production d'environ 1.200.000 tonnes. Il faudra donc trouver d'autres débouchés. Mais faute de moyens de stockage, il y aura des pertes. En avril, les services de Phnom Penh calculent qu'avec la poursuite des combats, la production de riz de 1970 risque d'être inférieure de 20% à celle de l'année précédente, soit approximativement le tonnage des exportations. Mais pourra-t-on même s'assurer le contrôle de la production?
La fermeture des marchés de la frontière sud-viêtnamienne, contrôlés par le F. N. L., accroît les difficultés de ravitaillement Manque à gagner pour les petits intermédiaires ou les transporteurs, mais aussi pour les grandes sociétés françaises de caoutchouc dont certaines écoulaient vers Saigon jusqu'à la moitié de leur production en empruntant le canal de la contrebande. Avant même que les combats ne gagnent les plantations d'hévéas, le problème du transport et de la commercialisation se pose. Or le caoutchouc reste avec le riz la principale source de revenus du commerce extérieur khmer. Dès le mois d'avril, les ventes ont baissé de 50%. Phnom Penh devrait faire un gigantesque effort d'imagination pour réorienter la production et les échanges économiques. Mais l'insécurité déOorage les investissements. Les experts étrangers sont déjà rappelés par leurs gouvernements ou invités à se [202] mettre sur place en congé. Les circuits traditionnels sont rompus. On peut en dire autant de la distribution et des échanges.
Autre source de devises, le tourisme périclite bien avant que les combats ne gagnent la région d'Angkor. En l'espace d'un mois à peine, le Cambodge se trouve privé de l'aide économique et militaire extérieure dont il a bénéficié depuis au moins sept ans. Son effort militaire, le laisseraller des fonctionnaires et les mesures racistes finissent de dés organiser l'économie.
Petits artisans, commerçants, maraîchers ou pêcheurs, les membres de la communauté viêtnamienne formaient depuis plusieurs décennies l'un des éléments les plus dyna miques de l'économie khmère. Le travail leur est en pratique interdit et leurs biens sont le plus souvent saisis ou détruits. Plusieurs dizaines de milliers de travailleurs sont ainsi retirés des circuits économiques. Avant la rupture des relations entre Phnom Penh et Pékin, les Chinois du Cambodge ne semblent pas menacés de mesures de rétorsion mais le climat de méfiance incite les capitaux à fuir vers l'étranger. Il est également plausible que de nombreux Chinois de la communauté locale, suivant l'exemple des experts détachés par Pékin, préfèrent se mettre, dès le mois de mars, à l'abri d'éventuelles mesures de répression. La dynamique se renforce: le régime gaspille les quelques atouts locaux à sa disposition. Voilà l'économie privée d'un coup de ses liaisons, de son aide extérieure, de ses débouchés, de ses experts et de ses intermédiaires.
L'extension de la guerre fait le reste. Elle prend le relais pour condamner, à plus ou moins brève échéance, le pays à l'asphyxie Sur les plantations, le travail s'arrête ou ralentit. Le marché noir du riel, qui existait auparavant et donnait en général 10% de mieux que le cours officiel, prend une tournure inquiétante puisque fin avril le taux du marché noir est le double du taux officiel. Pour le Cambodge rural, la situation n'est pas dramatique: dans le système dualiste qui prévaut, le secteur de l'économie traditionnelle n'entretient proportionnellement que peu [203] d'échanges avec le secteur dit moderne; une bonne partie des échanges qui s'y font prennent la forme de trocs Les efforts accomplis depuis l'indépendance n'ont guère été efficaces dans ce domaine. Par conséquent, la paralysie de la production dans le secteur moderne et l'effondrement de la monnaie ne créent pas de choc pour le paysannat protégé par sa semi-autarcie C'est à long terme que les effets s'en feront sentir. Mais cet état de chose qui va empirant, ne peut se prolonger sans avoir de conséquences sérieuses sur le moral de la troupe, la loyauté de l'admi nistration et des cadres qui soutiennent le régime. Il faut remplacer les ressources perdues.
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L'Etat khmer s'écroule d'un coup. Les résistances sont faibles. Cette brutale désintégration tourne une nouvelle page du conflit indochinois. Un autre cycle s'ouvre. Pour le Cambodge, c'est-à-dire cette société rurale coiffée d'une féodalité décadente et dont les fondements n'ont Jamais été ébranlés, l'histoire contemporaine s'est résumée en une succession d'esquives: au XIX e siècle, face aux colonisations; en 1953-1954, face à la décolonisation; en 1965, face aux développements périlleux du conflit viêtnamien. Est-il possible, cette fois encore, de biaiser sans que le pays ne soit réduit à un tracé sur le papier? Pour ce petit Etat, relativement pauvre et prisonnier d'une géographie ingrate, le choix n'est-il qu'entre le moindre de deux maux?
Après la destitution de Norodom Sihanouk, la propagande officielle de Phnom Penh lui reproche d'avoir ouvert les portes du Cambodge à "l'invasion" de "l'ennemi héréditaire" et, ce faisant, d'avoir repris la politique des anciens monarques khmers1. Le prince est accusé d'avoir permis aux Viêtcong de s'installer au Cambodge, surtout durant les quatre dernières années, et d'avoir ainsi toléré une [205] situation de fait qui engage l'avenir du pays: l'intégrité territoriale du Cambodge n'est plus respectée, sa neutralité non plus, puisque des troupes étrangères y circulent librement, et le Viêt-Nam reprend ainsi, dans l'impunité, la politique de conquête abandonnée un siècle plus tôt à la suite de l'intervention française. C'est l'argument sur lequel le général Lon Nol et ses amis s'appuient pour justifier les manifestations contre les ambassades viêtnamiennes du 11 mars et la destitution du chef de l'Etat.
Y avait-il une alternative? Et d'abord, qu'en était-il vraiment de la présence des forces armées du F. N. L. sud-viêtnamien au Cambodge? Dans la région du Delta du Mékong, une zone basse, marécageuse, densément peuplée, coupée de bosquets et de canaux, quadrillée de rizières, identique des deux côtés de la frontière, il y avait des passages. Des unités de maquisards circulaient le long de la frontière, passant du côté cambodgien pour quelques heures ou quelques jours. La carte militaire indique en effet que les Viêtcong y ont des "sanctuaires", c'est-à-dire des zones sous leur contrôle exclusif, mais la plupart sont situées du côté viêtnamien. Une carte publiée par Cambodge nouveau, un organe du Sangkum, dirigé par Trinh Hoanh, alors ministre de l'Information, en donne d'ailleurs les limites dans son numéro 1, celui de mai 1970. Selon cette publication du nouveau régime, les "zones d'occupation viêtcong" avant le 8 mars 1970 dans le Delta du Mékong forment trois petites taches collées à la frontière, les deux premières de part et d'autre du grand fleuve, et la troisième sur la mer, à la hauteur de la ville viêtnamienne de Hà-Tiên. Toujours selon Cambodge nouveau, à cette date, les "zones viêtcong" se trouvent sur la frontière, dans l'Est et le Nord-Est du royaume et ne s'enfoncent jamais à plus de dix kilomètres à l'intérieur, sauf dans l'extrême Nord-Est, dans la région des trois frontières, un secteur pratiquement dépeuplé. Au 8 mars 1970, c'est-à-dire quand la crise s'ouvre avec les premières manifestations anti-viêtnamiennes de province, les "sanctuaires" du F. N. L. au Cambodge se trouveraient donc [206] dans des zones qui, selon le commandement de Phnom Penh, ne couvrent qu'une infime portion de la superficie du royaume. La carte montre également que la plus grande zone d'implantation présumée, à elle seule aussi large que toutes les autres, se trouve justement dans la région des trois frontières, la moins peuplée du royaume.
Ces "sanctuaires" sont intensément bombardés par l'aviation américaine. Les insurgés sud-viêtnamiens ont mis au point des techniques qui leur permettent de protéger avec efficacité leurs cantonnements. Les bombardements sont donc surtout dangereux pendant leurs déplacements, malgré les très judicieux procédés de camouflge employés. Les plus redoutés sont ceux des B-52: les avions volent si haut qu'on ne les entend pas venir; le sifflement des bombes se produit après l'explosion; l'effet de souffle est mortel dans un rayon d'au moins deux cents mètres. Lorsque les B-52 pilonnent la région de Tây-Ninh, les vitres vibrent à Phnom Penh, à 90 kilomètres de là. En règle générale, comme l'a raconté l'un de leurs officiers fait prisonnier par Saigon en mai 1970, les Viêtcong ont mis au point un système d'alerte qui leur permet de prévoir, au moins douze heures à l'avance, la destination d'un raid de B-52. Mais ce n'est pas toujours le cas. Que les troupes du F. N. L. soient donc passées parfois du côté cambodgien de la frontière est manifeste, mais cela ne les mettait pas toujours à l'abri des bombardiers ou des hélicoptères lance-roquettes qui n'ont jamais beaucoup hésité à mitrailler le territoire cambodgien, villages et paysans y compris.
D'autre part, des groupes de maquisards circulaient aussi dans ces régions frontalières pour acheter et transporter du ravitaillement. La moitié du riz acheté par le F. N. L. au Cambodge était directement négociée auprès des décortiqueries. Il arrivait également que des camions viennent de Phnom Penh, chargés de médicaments et de matériel chirurgical, acheté sur place ou donné par des amis étrangers. Leur contenu était soit stocké soit transporté de l'autre côté de la frontière C'était notamment [207] le cas dans le Nord-Est, face à Lôc-Ninh, dans la région dite de l'Hameçon (un nom assez bien trouvé...). Des camions loués à Phnom Penh chez des compagnies locales ayant pignon sur rue, transportaient le ravitaillement jusqu'à Krek, en passant par Kompong Cham ou Prey Veng. Le matériel était alors pris en charge par des représentants du F. N. L. qui l'acheminaient eux-mêmes vers leurs cantonnements perdus dans la forêt qui couvre toute la région, de part et d'autre de la frontière.
Là aussi, dans cette région de l'Hameçon, des sections importantes de la frontière échappaient au contrôle militaire des Américains qui tentaient néanmoins d'y maintenir quelques postes isolés, ravitaillés par hélicoptères et tenus par des Forces spéciales, souvent des mercenaires d'origine khmère. Les Viêtcong y sont assez libres de leurs mouvements; depuis l'échec des grandes opéra tions de 1966-1967, où ils avaient engagé plusieurs divisions, les Américains ont perdu l'espoir de "nettoyer" ce qu'il faut bien appeler des "sanctuaires" et qui se trouvent, pour l'essentiel, du côté viêtnamien. En 1969, le siège de plusieurs de ces postes sur les Hauts Plateaux a montré à quel point l'état-major de Saigon était contraint à une attitude défensive dans cette région: il y maintient seulement, et non sans difficulté, les communications terrestres entre les principales agglomérations, pourtant bien en retrait de la frontière.
Du côté cambodgien, cette région est également celle des grandes plantations d'hévéas qui appartiennent, comme au Viêt-Nam du Sud, à des trusts français. Les travailleurs y sont en majorité viêtnamiens. Ils ont de tout temps soutenu activement la lutte de libération nationale. Pendant la première guerre d'Indochine, les plantations du Chup et de Mimot abritaient des ateliers d'armement clandestins. Est-ce encore le cas au début de 1970? En tout cas, la participation sous une forme ou une autre des ouvriers de la région à la lutte ne fait guère de doute. Il existait également, du côté cambodgien de la frontière, des installations sanitaires. Les Américains, [208] deux ou trois jours après le début de leur intervention, ont ainsi découvert un hôpital souterrain (ce qui prouve qu'il devait se protéger des bombardements) de douze cents lits.
Ils ont aussi trouvé des caches d'armes. A vrai dire, on savait, dès 1967, que le F. N L. avait plus d'armes qu'il ne lui en fallait. Il avait à l'époque cessé d'utiliser les armes américaines prises au combat, se contentant de les détruire. On trouvait régulièrement, et on trouve encore au Viêt Nam du Sud, des caches contenant des fusils neufs, soigneusement graissés, des munitions, des roquettes, des tubes de lancement, etc. Au moment de l'offensive généralisée du Têt, en février 1968, Saigon était truffée de caches d'armes. Environ deux mille combattants étaient entrés dans la ville sans leurs armes. Elles les y avaient précédés Dans ces conditions, les stocks d'armes découverts pendant l'intervention américaine au Cambodge ne sont pas très impressionnants. Selon les services de renseignements américains, en deux mois de recherches menées par les troupes américaines et sud-viêtnamiennes, on a trouvé dans les "sanctuaires" viêtcong au Cambodge un tonnage d'armes et de munitions à peu près équivalent à celui que les insurgés écoulaient chaque mois en 1969 par la "piste Hô Chi Minh". Même si une partie relativement importante de ces armes a été déménagée à temps ou redistribuée aux paysans khmers, la découverte des dépôts cambodgiens du Viêtcong n'était certainement pas à même de changer le cours de la guerre. Finalement, les Américains ont dû repartir sans les avoir tous trouvés.
Ces armes, le plus souvent chinoises, étaient arrivées là en camion. Les camions descendaient du Nord en traversant le sud du Laos ou le Viêt-Nam du Centre, en dépit des bombardements. Une autre partie transitait par le port de Sihanoukville où elles étaient convoyées, jusqu'en juin 1969, par des bateaux de la Chine Populaire De cent à deux cents camions se relayaient pour les transporter soit vers Krek, dans l'Hameçon, soit directement à la frontière, à la hauteur des provinces de Prey Veng, Kandal et Kampot. Sihanouk avait mis fin à ce commerce dont [209] Phnom Penh tirait de larges profits afin de faire pression sur le G. R. P. sud-viêtnamien. On comprendrait mal d'ailleurs comment les partisans sud-viêtnamiens auraient pu faire de ce canal l'une de leurs sources essentielles de ravitaillement. Ils devaient en connaître la précarité et le blocus de Sihanoukville, imposé par Saigon en mai 1970, soit plus de dix mois après l'arrivée du dernier bateau chinois, avait moins de lien avec l'approvisionnement des Viêtcong qu'avec le désir éprouvé par les gens de Saigon de faire sentir un peu sa dépendance à l'équipe de Lon Nol.
La question la plus intéressante, parce que la plus révélatrice de l'état d'esprit des Américains, est celle du quartier général viêtcong qu'ils appellent le C. O. S. V. N., le Central Office For South Vietnam. Selon leurs services de renseignements, il s'agirait d'un haut commandement nord-viêtnamien détaché pour diriger la lutte dans la partie méridionale du pays, c'est-à-dire le Delta du Mékong et les premiers contreforts méridionaux de la chaîne annamitique. L'une des raisons de l'invasion du Cambodge était justement de découvrir ce "Pentagone rouge" qu'on avait renoncé à chercher au Viêt-Nam Les Américains avaient fini par croire qu'il se trouvait au Cambodge et pensaient même en connaître l'emplacement qu'ils loca lisaient avec une certaine précision, dans la région de l'Hameçon. Ils ont donc fini par y aller voir et n'ont rien trouvé. Pour la bonne raison, sans doute, que ce haut commandement nord-viêtnamien dans le Sud n'existe pas: une connaissance même sommaire des réalités viêtnamiennes exclut la possibilité que l'insurrection dans le Sud soit dirigée ou même inspirée par des Nord-Viêtnamiens. Si le Viêt-Nam est un, les différences régionales demeurent et les résistants en sont trop avertis pour ne pas en tenir compte.
Mais si le C. O. S. V. N. doit rejoindre le serpent de mer dans le placard des mythes tenaces2, l'existence d'un [210] comité central du F N L. ne fait pas de doute. Que le Front possède un organisme de centralisation et de coordination de ses activités politiques et militaires est une évidence que sa stratégie sur le terrain a amplement démontré Mais le situer au Cambodge relève de la même illusion que précédemment, à caractère éminemment politique. Les partisans viêtnamiens n'auraient pas mis en place un organisme de coordination tel que leur gouvernement révolutionnaire provisoire, en juin 1969, s'ils n'avaient pas pu l'installer dans leur propre pays. Les zones qu'ils contrôlent fournissent assez de "sanctuaires" pour cela.
Un événement en a d'ailleurs fourni un indice assez sûr. En juin 1969 justement, le gouvernement cubain, non content de reconnaître le G. R. P a accrédité auprès de lui un ambassadeur, vieux militant révolutionnaire en poste au Cambodge, M. Raul Valdès Vivo. Il fut le seul étranger à se rendre, depuis des années, au siège de la direction du Front pour remettre ses lettres de créance au président du conseil du G. R. P., Huynh Tan Phat3. Or, pour assurer une sécurité absolue au diplomate cubain, qui entendait exprimer par ce geste la solidarité internationale des révolutionnaires, le Front dut mobiliser des milliers d'hommes et leur assigner des tâches de diversion, d'offensive et de protection renforcée. L'opération se passa comme prévu. On voit mal pourquoi il aurait fallu mobiliser des milliers de combattants si cette cérémonie avait dû se passer en territoire khmer.
Pendant l'intervention des troupes américaines au Cambodge, M. Melvin Laird a envoyé au général C. Abrams, commandant les forces américaines au Viêt-Nam, un télégramme secret reproduit plus tard par l'hebdomadaire Newsweek 4.
"En raison de la controverse sur l'entrée des Etats-Unis au Cambodge, écrivait le secrétaire à la [211] défense, le public américain serait impressionné par l'une des preuves suivantes de succès de l'opération: 1· prisonniers ennemis de haut rang; 2· grand quartier général ennemi, C. O. S. V. N. ou autre; 3· caches d'armes importantes..." Les Américains n'ont pas découvert au Cambodge de quartier général viêtcong. Leurs alliés sud-vietnamiens ont seulement ramené un chef de régiment, un lieutenant-colonel nord-viêtnamien qui a déserté ou a été capturé -- on ne sait pas au juste -- dans le Bec de Canard, près de la plaine des Joncs.
Dans la dernière région, celle des trois frontières, sur les hauts plateaux du Nord-Est cambodgien, les passages d'unités viêtcong étaient probablement plus fréquents. Dans ce secteur reculé, il n'y a pas de rizières et pas de population khmère mais une forêt épaisse, malgré les défoliants qui en ont détruit les frondaisons, et quelques villages itinérants de montagnards. Une absence quasi totale de voies de communication y rend la présence des Khmers assez théorique. Jusqu'en 1969, Phnom Penh ne disposait que d'un bataillon, une présence symbolique, dans la province de Mondolkiri. Il arrivait que des troupes régulières du F. N. L. passent la frontière pour établir des camps de repos provisoires où les unités étaient reformées et réentraînées, parfois à l'insu des responsables khmers qui, même s'ils l'apprenaient, n'avaient guère les moyens de s'y opposer.
De plus, tous les renseignements que l'on pouvait à l'époque rassembler à Phnom Penh indiquaient qu'il s'agissait le plus souvent de cantonnements provisoires d'étapes après lesquelles les groupes de combattants repassaient la frontière. Les Américains n'étaient d'ailleurs pas sans savoir, pour les avoir longtemps cherchées, que les réserves de vivres et de munitions étaient pour le plus gros au Viêt-Nam même, en particulier dans la vallée d'A-Shau, beaucoup plus proches des objectifs militaires que constituent les grandes bases américaines de Phu-Bai dans la région de Hué, et celles de Da-Nàng. Si, du point de vue des états-majors saigonnais, les "sanctuaires viêt [212]-cong" du Cambodge ne pouvaient constituer qu'un danger secondaire, ils ne formaient pas pour autant une menace pour Phnom Penh
Compte tenu de ses faibles moyens, le Cambodge pouvait-il espérer se maintenir en dehors du conflit sans pratiquer une politique d'équilibre et fermer les yeux sur certains débordements géographiques des combats? Il n'avait pas les moyens d'opposer aux incursions amé ricaines et sud-viêtnamiennes sur son territoire autre chose que des protestations verbales, même il s'agissait de massacres de civils ou de destructions de cultures5. Il n'aurait pas pu davantage empêcher les Viêtcong d'utiliser la zone frontalière comme voie de passage vers les secteurs qu'ils contrôlaient au Viêt-Nam du Sud. D'ailleurs cette présence tolérée avait ses contreparties: le F N L versait des droits à Phnom Penh; le ravitaillement de ses troupes bénéficiait à une large fraction de la population locale à un moment où l'économie stagnait; enfin, cette sage attitude avait permis de préserver la paix.
Mais elle alimentait l'opposition à Sihanouk, non pas tant qu'une fraction croissante de la population en pâtit, mais c'était le meilleur biais pour ouvrir une brèche dans le régime. Le prince Sihanouk pouvait répondre à ses adversaires, comme il n'a pas manqué de le faire, que leurs propositions ne pouvaient aboutir qu'à jeter le pays dans la guerre et l'inféoder aux Américains, ils n'en avaient cure. Les contrecoups au Cambodge de l'intervention américaine au Viêt-Nam leur avaient donné à la fois un prétexte et un espoir. L'évolution interne du régime, surtout depuis la répression de Samlaut et la crise avec Pékin [213] en 1967, les renforçait dans leur conviction que la lutte pour le pouvoir finirait par tourner à leur avantage.
Les changements intervenus en mars 1970 sont en effet, comme on l'a vu, l'aboutissement d'une évolution plus sensible et à laquelle Sihanouk ne s'est jamais franchement opposé quand il ne lui donnait pas un coup de pouce. Sur le plan interne, les réformateurs sont progressivement acculés au choix entre la retraite, l'exil ou le maquis. Ils sont remplacés par une "gauche" à la botte de Sihanouk, des éléments qu'il a corrompus et dont il se sert pour faire contrepoids aux droites. Sur le plan extérieur, le pays ne verse pas brusquement dans le camp américain. S'il continue sa politique dosée d'équilibre entre les deux grandes puissances asiatiques, le prince semble le faire désormais avec moins d'assurance. Le danger, à l'intérieur comme à l'extérieur, est à gauche. Sihanouk, dans ses relations avec Pékin et les Viêtnamiens, va définitivement opter pour une politique de containment, grossissant les périls, s'attachant à obtenir des garanties là où les risques sont relativement mesurés, soupçonnant constamment Pékin et Hanoi d'aider activement les "Khmers rouges" que son pouvoir a sécrétés comme celui de Ngô Dinh Diêm avait sécrété les "Viêtcong" avant 1963. Ce n'est pas un hasard, d'ailleurs, si les deux chefs d'Etat ont inventé ces expressions pour qualifier ceux qui, au départ, ne voulaient que des réformes et non la révolution.
En janvier 1968, la visite à Phnom Penh de M. Chester Bowles, ambassadeur américain à New Delhi et envoyé spécial du président Johnson, marque la reprise du dialogue avec Washington et préfigure la reprise des relations diplomatiques quinze mois plus tard. Dans la foulée, les relations avec Bangkok se détendent. La Thaïlande s'était résignée à l'abandon du temple de Preah Vihar. Sihanouk, sur ces entrefaites, faisait libérer plusieurs prisonniers américains, des militaires, et quelques dizaines de prisonniers thaïlandais, des pêcheurs qui avaient fait incursion au Cambodge. Traditionnellement, des bandes Khmers serei, avec la complicité de l'armée thaïlandaise, lançaient [214] des raids à partir de la frontière. Un bon nombre s'étaient "ralliés" en 1969 sous la pression, semble-t-il, de Bangkok. En avril 1969, le directeur général du plan cambodgien était venu à Bangkok assister, en qualité d'observateur, à la quatrième conférence interministérielle sur le développement de l'Asie du Sud-Est. En janvier de l'année suiante, le gouvernement khmer avait en retour invité un représentant du gouvernement de Bangkok aux cérémonies de la pose de la première pierre d'un barrage près de Phnom Penh Bangkok, devant les hésitations de l'engagement américain, voulait reprendre contact avec les pays non engagés et sentait que l'évolution du régime de Phnom Penh jouait en faveur d'un rapprochement. La droite cambodgienne ne pouvait que favoriser cet état d'esprit. Il était devenu clair, fin 1969, qu'on se dirigeait très vite vers une normalisation des relations entre les deux gouvernements, interrompues en 1961 à l'initiative du prince Sihanouk.
En juillet 1969, un chargé d'affaires américain débarque à l'aéroport de Pochentong. Quelques semaines plus tard, trois députés de Saigon arrivent dans la capitale khmère pour une visite de courtoisie de trois jours. C'est la première fois que des personnalités saigonnaises viennent au Cambodge depuis la rupture des relations entre les deux capitales, en août 1963. A l'automne, Réalités cambodgiennes, un hebdomadaire du palais, publie la carte des "sanctuaires" viêtcong au Cambodge. Sihanouk a déclaré que Huynh Tan Phat, lors de sa visite, s'est engagé à faire évacuer le territoire du Cambodge une fois la paix reconnue et que les troupes viêtcong ont déjà fait mouvement dans ce sens. Des opérations d'encerclement sont néanmoins montées par l'état-major khmer contre les "sanctuaires", avec l'approbation du moins tacite du prince Sihanouk. L'évolution, qui va se cristalliser en mars 1970, est donc déjà bien amorcée.
Pour le président Thiêu, la crise cambodgienne vient à propos. En 1968, avec les prolongements sur la scène intérieure américaine, puis sur le plan diplomatique de [215] l'offensive du Têt Mau Than au Viêt-Nam du Sud, une alternative à la guerre semble s'esquisser. On pense que le mécanisme d'une paix négociée s'est enclenché et que les les Etats-Unis pourront se retirer militairement d'Indochine sans pour autant y perdre toutes leurs positions. Provisoirement du moins, l'ouverture de négociations donne à la droite sud-viêtnamienne, disons plutôt à la réaction traditionnelle, une possibilité de participer durablement à la gestion du pays ou, du moins, de préserver certains de ses intérêts après le retrait des forces américaines. L'éventualité de voir les groupes locaux inféodés aux Etats-Unis s'entendre avec les insurgés et les différents partis non engagés sur une formule de gouvernement transitoire semble inquiéter Sihanouk. Il ne cache pas, lorsque la négociation s'ouvre, sa préférence pour un maintien de la présence militaire américaine en Asie du Sud-Est. Il n'a d'ailleurs jamais caché sa crainte de voir un jour se constituer un Viêt-Nam du Sud socialiste. Mais la négociation s'enlise rapidement et, un an plus tard, en août 1969, il est devenu clair qu'elle a échoué à réaliser un compromis.
Cet échec coïncide avec une nouvelle modification de la situation intérieure au Cambodge. On se trouve alors à la veille de la formation d'un gouvernement, celui du général Lon Nol, dominé par la droite. La Chine populaire a ete invitée, deux mois plus tôt, à cesser ses livraisons au F. N. L. par le port de Sihanoukville. L'échec des négociations de Paris complique la tâche du prince. Faute d une gauche sur laquelle il aurait éventuellement pu prendre appui, le chef de l'Etat ne peut pas poursuivre sa politique extérieure d'équilibre et de neutralité sans en appeler à la complicité de la droite Elle doit jouer un rôle de contrepoids, fournir un atout à Sihanouk dans son dialogue avec les Viêtnamiens, exécuter les basses oeuvres. Qu'elle se dérobe, et le système se bloque.
L'attitude des responsables américains, un temps désarçonnés par la résistance de leurs adversaires viêtnamiens et les dénonciations passionnées du rôle qu'ils jouent dans [216] la péninsule, est en train de se modifier. La crise morale passe au second plan. Les résultats de la contre-offensive du Têt, menée avec une violence particulière pendant l'été 1968, leur laissent penser qu'en réduisant leurs moyens sur le terrain, ils peuvent à la fois tempérer leur propre crise interne et maintenir leurs positions en Indochine. C'est l'habile calcul de la "viêtnamisation": l'amorce spectaculaire d'un retrait des troupes stationnées au ViêtNam du Sud avec, comme contrepartie, dans un premier temps, l'escalade discrète de l'intervention militaire au Laos et, dans un second, l'intervention massive et bruyante au Cambodge.
On n'envisage plus à Washington -- mais l'a-t-on jamais envisagé -- un compromis susceptible de sauver la face. En annonçant le 30 mars 1968 qu'il ne se représenterait pas aux élections, le président Johnson a sérieusement désamorcé le débat qui s'ouvrait dans son pays. Fort de cet atout, son successeur peut en revenir discrètement à ce qui reste le fond de la politique américaine en Asie du Sud-Est: un retrait américain total ne se négocie pas. Si certains Américains avaient pu un instant penser que leur présence était négociable, donc que les Viêtnamiens pourraient l'accepter, ils se faisaient peut-être une illusion. Ce n'est en tout cas pas le calcul fait à Saigon par les militaires et les diplomates qui soutenaient depuis deux ans déjà le président Thiêu.
Celui-ci a en effet compris que l'escalade entraîne l'escalade, que la poursuite de la guerre, parce qu'elle assure le blocage permanent de la société viêtnamienne, reste la condition de la survie de son régime et que pour ne pas perdre la guerre, le maintien des troupes américaines, au moins à un certain niveau, est indispensable. Une extension du conflit était à l'époque dictée par la logique des faits. S'il était difficile de prévoir qu'elle se produirait au Cambodge, l'hypothèse ne pouvait en être exclue. Elle était d'ailleurs prônée depuis longtemps par des personnalités influentes. En tout cas, les plans avaient depuis longtemps dépassé le stade de l'ébauche. En avril, lorsque [217] l'intervention combinée de troupes américaines et sudviêtnamiennes a été ordonnée, le président Thiêu ne pouvait que l'accueillir avec satisfaction: Washington en venait donc ainsi à reconnaître qu'il n'y avait pas d'autre terme à l'alternative qu'un nouveau pas dans l'engagement militaire. Loin de se retirer sous le couvert d'une solution négociée, les Etats-Unis étaient contraints de s'engager plus avant pour que l'effondrement du régime Lon Nol ne marque pas une mise en cause de la "viêtnamisation". En août 1970, le vice-président Spiro Agnew, au début d'une tournée asiatique, n'a d'ailleurs pas caché que le niveau de la présence américaine au Viêt-Nam du Sud restait lié à l'évolution des combats au Cambodge et que les Etats-Unis ne laisseraient jamais leurs adversaires renverser le régime Lon Nol6.
A terme, le président Thiêu et son régime devront trancher: la situation dans la péninsule peut atteindre un point de rupture fatal, soit sous la pression des changements internationaux, soit lorsque la poursuite du retrait des troupes américaines remettra en cause l'équilibre militaire de 1970, soit avec le développement aux Etats-Unis d'une crise plus grave que celle de 1968, soit enfin que la lassitude de la guerre Joue sur place en faveur des insurgés Mais l'"opération Cambodge" lui accorde pour l'instant un répit en consacrant l'alignement de Washington sur les thèses défendues à Saigon sans que l'opinion américaine réagisse avec vivacité7. Elle souligne en effet les limites de la volonté américaine de désengagement militaire en Asie.
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Il n'est pas question de faire appel à l'aide militaire américaine. "Certainement pas." C'est du moins ce que répond le général Lon Nol aux journalistes qui l'ont tiré de sa sieste le 30 mars. Le Cambodge, officiellement, en reste à une politique de neutralité. Le raisonnement est simple: que les troupes communistes viêtnamiennes évacuent le royaume, c'est tout ce que Phnom Penh demande. Le général Lon Nol plaide pour "une stricte neutralité" et demande que toutes les parties intéressées l'observent et respectent le non-engagement du Cambodge dans le conflit. Nombre de témoins pensent encore que tout n'est pas perdu ou, plus exactement, que la paix peut encore être préservée, même si elle ne tient plus qu'à un fil. En fait, ils se trompent. Trois jours plus tard, l'Agence Khmère de Presse donne un compte rendu un peu différent de cette conférence de presse improvisée. Des troupes américaines seront-elles réclamées? A cette question, le général Lon Nol aurait répondu, selon cette version officielle, que le cas échéant, "ce sera en vertu de notre constitution qui prévoit que le Cambodge peut faire appel à l'intervention des amis au cas où il y a agression caractérisée des troupes étrangères contre le pays". Il ajoutait aussitôt: "Mais même cet appel-là ne sera définitivement fait qu'après consultation et accord entre nous, Cambodgiens, suivant le système nouveau que nous avons adopté après notre [219] victoire sur l'absolutisme et la dictature personnels du prince Sihanouk" Or Phnom Penh a déjà décidé, sans consultation, de demander l'intervention de l'aviation américaine quand il le jugera nécessaire. Les propos du général Lon Nol, du moins ceux qu'il a réellement prononcés devant les journalistes, n'étaient plus qu'une façade: les faits avaient déjà pris une autre tournure. Des engagements ont été conclus.
Dans le cadre de l'engagement américain, il n'est pas étonnant qu'en Indochine et même dans l'Asie du Sud-Est, certaines forces jugées à tort sur le déclin ou en retrait aient agi pour faire basculer Phnom Penh dans le camp américain. La remarque vaut pour le nouveau régime indonésien qui, à l'occasion de la crise cambodgienne, fait sa rentrée politique sur la scène de l'Asie du Sud-Est. En avril avant même l'intervention des troupes américaines au Cambodge, une mission militaire indonésienne se rend à Phnom Penh. Il s'agit de voir sous quelle forme une aide militaire peut être fournie au régime Lon Nol. Il est en effet question, à l'époque, que l'Indonésie serve d'intermédiaire à une aide militaire américaine. M. Adam Malik, ministre indonésien des Affaires étrangères, est déjà en train de mettre sur pied la conférence qui réunira le 17 mai à Djakarta les alliés asiatiques des Etats-Unis, en l'absence de ces derniers8.
Le général Suharto, ce faisant, prend déjà parti pour le nouveau régime. Il est soumis, il est vrai, à de fortes pressions américaines ainsi qu'à celles de la droite militaire. Dans une correspondance de Djakarta, le quotidien anglais The Guardian écrit le 21 mai que l'affaire cambodgienne a provoqué une certaine tension à l'ambassade des Etats-Unis en Indonésie entre diplomates et militaires dépendant du Pentagone. Les deux groupes étaient demeurés unis lorsque, après le coup d'Etat de 1965, celui qui avorta et marqua la fin de la puissance du président Sukarno, [220] il s'agissait avant tout de lutter contre le communisme. Cependant, écrit le Guardian, il est apparu depuis que si le département d'Etat américain peut se satisfaire d'une politique extérieure indonésienne non alignée, les militaires américains voudraient voir Djakarta adopter une ligne plus militantes. L'affaire cambodgienne a avivé le conflit entre les deux factions. Les colonels de l'ambassade des Etats-Unis étaient en contact avec des généraux indonésiens de droite et, en particulier, le chef des services de renseignements, tous partisans d'aider le Cambodge et d'envoyer à Phnom Penh armes et munitions, Washington remplaçant ensuite le matériel ainsi livré. Le Guardian écrit qu'"en raison des interventions de M. Nixon au Cambodge, la position des colonels a été renforcée et la possibilité demeure de voir l'Indonésie entraînée dans une aventure militaire au Cambodge".
Voyant que trop d'attention se porte sur leurs agissements et que, de toute manière, les Etats-Unis se sont prononcés pour une intervention directe, les dirigeants indonésiens vont faire marche arrière en se limitant à une aide diplomatique. Mais la leçon demeure: ils étaient prêts à se lancer dans l'aventure cambodgienne. D'un autre côté, ils avaient accueilli, en février, un mois avant la destitution du prince Sihanouk, une mission d'officiers cambodgiens venus s'enquérir des circonstances dans lesquelles le général Suharto était parvenu à écarter progressivement du pouvoir l'ancien président Sukarno. Djakarta semblait assez bien averti de ce qui se tramait à l'époque à Phnom Penh et tout indique que le nouveau régime ac cueillait d'un bon oeil l'entreprise du général Lon Nol.
On ne peut, à cette occasion, manquer d'établir un parallèle entre Sihanouk et Sukarno pour expliquer les réactions négatives qu'ils ont suscitées chez eux. Le style d'abord: la même emprise sur les foules, le goût du faste, le besoin de se montrer, d'être adulé. Quand ils se rencontraient, ils semblaient y prendre un très grand plaisir. La carrière: tous deux ont donné l'indépendance à leur pays du temps des Japonais; leurs régimes respectifs souffraient des [221] mêmes lacunes, notamment la stagnation économique, et des mêmes hantises, celle de l'encerclement par les "impérialismes" à peine déguisés qui prennent ici le visage des "Impérialismes traditionnels", de la Thaïlande et du ViêtNam, et là de "l'impérialisme moderne", de la Fédération de Malaysia (formée en 1963 à l'instigation de la Grande-Bretagne); tous deux ont rompu ou étaient à la limite de la rupture avec les Etats-Unis, s'appuyant volontiers sur la Chine populaire et les artifices d'une politique étrangère d équilibre; tous deux enfin suscitaient le même type de réactions émotionnelles. La chute de Sukarno se fait dans un bain de sang, dans le massacre d'une minorité chinoise traquée par le régime montant et, en particulier, par son armée. Ici, on agit au nom de l'islam, là, du bouddhisme. Ici, ce sont des Chinois confucianistes accusés de communusme qui sont les victimes, là des Viêtnamiens chrétiens accusés également de communisme. Dans les deux cas, il s'agit de démystifier un personnage légendaire qui se donne des allures de dieu Pan, de le salir pour le priver de son emprise populaire. Tragédie javanaise, tragédie khmère, ce sont presque les mêmes théâtres d'ombres, le même surgissement de la magie, les mêmes exorcismes sans issue... Que les militaires indonésiens et cambodgiens, aux prises avec un personnage qui les dépassent, se trouvent des affinités n'est pas étonnant. Les garanties américaines devraient faire le reste.
Ecrivant sur les préparatifs du coup du 11 mars 1970, M. Daniel Roy, un ancien attaché de presse du prince Sihanouk, devait affirmer peu après: "L'argent ne pouvait manquer et Sirik Matak se rappela qu'il avait à Bangkok un excellent ami, un banquier justement, un aventurier nommé Songsak qui avait réussi à s'évader d'une manière rocambolesque du Cambodge en soudoyant le pilote français d'un avion de l'aéro-club et en emportant la caisse. e Songsak avait rejoint à Bangkok le fasciste Son Ngoc Thanh, président fantoche du gouvernement cambodgien durant l'occupation japonaise, aujourd'hui au service de la C. I. A. Les deux hommes animèrent le groupe des [222] Khmers serei (Khmers libres), composé de Cambodgiens enrôlés dans les Forces spéciales américaines au Viêt-Nam du Sud et en Thaïlande. Beaucoup de ces Khmers serei firent ensuite semblant de se rallier à Sihanouk avec armes, véhicules, femmes et bagages. Ces pseudo-ralliés furent versés, par les soins de Lon Nol, dans l'armée et la police. Encore un Cheval de Troie, car on peut s'imaginer l'action que purent mener ces mercenaires armés, formés, entraînés par des agents de la C. I. A.9."
Autre témoignage, celui de Robert Marasco, ancien capitaine des Forces spéciales américaines au Viêt-Nam du Sud, accusé d'avoir assassiné un espion viêtnamien, Thai Khac Chuyên: "Je suis certain, dira-t-il dans une interview à la B. B. C., que la C. I. A. et les services de renseignements sud-viêtnamiens avaient des agents au Cambodge10." Depuis quelques années, Washington a en effet accompli un sérieux effort d'"information" sur le Cambodge. En témoignent la photographie aérienne systématique de tout le territoire khmer, la création à Washington et à Monterrey (Californie) d'écoles où des étudiants cambodgiens enseignent leur langue selon les méthodes les plus modernes à des officiers et des fonctionnaires de diverses agences gouvernementales, la présence à Bangkok d'un groupe d'observateurs très avertis des affaires khmères, l'organisation de Forces spéciales aux frontières du royaume à partir de noyaux de mercenaires khmers utilisés déjà dans les années 1950 et qui permettent de manipuler les minorités cambodgiennes de Thaïlande et du Viêt-Nam du Sud, enfin les contacts établis avec les groupes ethniques des hauts plateaux, de part et d'autre de la frontière entre le Cambodge et le Viêt-Nam du Sud11.
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Fin mars 1970, un officier viêtnamien, d'origine khmère et depuis longtemps au service des Forces spéciales américaines au Viêt-Nam, vient à Phnom Penh organiser la réception des unités de Khmers krom. Ces combattants, détachés de l'armée de Saigon ou des unités encore encadrées par des "bérets verts" américains, sont réunis en avril à Vung-Tau, sur la côte sud-viêtnamienne, où ils vont former plus tard la "mike force" aéroportée sur Phnom Penh dans les premiers jours de mai. Ce premier émissaire a gagné la capitale cambodgienne un mois plus tôt12.
Dans les deux derniers mois de 1969, des troubles ont éclaté dans la région de Phu-Vinh, une province sudviêtnamienne située entre le Mékong et le Bassac. Des membres de la minorité khmère, nombreuse dans le secteur, manifestent contre le régime de Saigon. Ils réclament que leurs droits en tant que minorité ethnique et culturelle soient reconnus. Au départ, ces revendications reçoivent l'appui de politiciens locaux hostiles au président Nguyên Van Thiêu. Des bonzes khmers se rendent en délégation à Saigon. Ils manifestent devant le palais présidentiel pendant plusieurs jours fin février. Entre-temps, le mouvement semble avoir reçu une autre aide, celle de services américains, dont la C. I A. Derrière les manifestants, on retrouve également Son Ngoc Thanh, premier ministre du Cambodge au temps de l'occupation japonaise (nommé quatre mois plus tard conseiller du gouvernement de Phnom Penh avec rang, à partir d'août 1970, de vice-président du conseil, ce qui en fait l'un des candidats sérieux aux fonctions de président de la future république). En février, l'agitation des Khmers krom du Bassac reçoit [224] un écho soutenu dans la presse de Phnom Penh. Les éditoriaux des journaux et de la radio, qui reflètent désormais l'opinion des milieux dirigeants hostiles à Sihanouk, lancent une campagne en leur faveur sur un ton nettement anti-viêtnamien et ouvertement raciste. On réveille ainsi les inimités latentes. La campagne anti-viêtnamienne a-t-elle trouvé, déjà à cette date, à la suite d'un effort concerté de part et d'autre de la frontière, le prétexte qui lui faisait défaut? En tout cas, si tel était l'objectif, on pouvait difficilement mieux imaginer.
La frontière entre les deux pays n'est pas perméable que pour les Viêtcong et les commerçants de Bavet, ChauDôc ou Hà-Tiên. Elle l'est également pour les déserteurs chinois et sud-viêtnamiens, notamment grâce aux liens qui existent entre les communautés caodaïstes de TâyNinh et de Phnom Penh13. Elle l'est aussi pour les mercenaires et les militaires. Les contacts, qui n'ont jamais cessé, se renforcent. Les troupes de Saigon font plusieurs incursions en territoire khmer. Début avril, des liaisons permanentes sont établies au niveau des états-majors. Les différents groupes d'extrême-droite, dont certains chefs se sont réfugiés au Viêt-Nam du Sud et qui s'appuient sur une population souvent à cheval sur la frontière, se remuent plus que d'habitude. Des officiers de l'armée royale khmère prennent contact avec leurs homologues d'origine khmère recrutés par les Forces spéciales américaines qui ont mis au point, le long de la frontière, une chaîne d'avant-postes confiés aux Khmers krom. Tandis que les états-majors saigonnais dressent les plans de l'intervention militaire -- utilisant, entre autres, les rensei gnements fournis par Phnom Penh -- et organisent la "mike force", Son Ngoc Thanh circule dans le Delta sud-viêtnamien pour y recruter ou retrouver ses partisans. Phnom Penh a déjà, entre-temps, enrôlé les Khmers serei, sur la frontière thaïlandaise, et les K. K. K. (Khmers [225] Kampuchéa Krom), sur la frontière sud-viêtnamienne. L'activité la plus fiévreuse, les changements les plus significatifs, pendant les trois semaines qui suivent la destitution du prince Sihanouk, se produisent en province. La capitale, elle, semble continuer de tourner au rythme d'antan.
Le "gouvernement de sauvetage" aligne les démentis. La neutralité du Cambodge ne sera pas transgressée. Il s'agit non de l'abandonner mais de la rétablir, c'est-à-dire de chasser les forces étrangères qui se trouvent sur son sol. Les appels à l'aide ne s'adressent pas à un camp ou à un pays en particulier, mais à tous ceux qui sont prêts à faire triompher cet objectif, donc à fournir à Phnom Penh une aide inconditionnelle. La politique de Sihanouk s'appuyait sur une compréhension lucide du rapport de forces dans la région. Le général Lon Nol fait appel à la morale internationale. Officiellement, la question des moyens est éludée. Ce qui se passe en coulisse n'est nulle part mentionnée. On s'en remet seulement au "bon droit". Que les Viêtnamiens partent, que les pays désintéressés viennent au secours du Cambodge pour que ses frontières soient "strictement" respectées. Ainsi introduit-on le débat à Phnom Penh. En fait, le retour à une "stricte neutralité" réclamé par le général Lon Nol avec l'approbation d'une grande partie de l'opinion occidentale signifie la rupture des accords passés entre le gouvernement cambodgien et le G. R. P. et qu'il avait lui-même signés en tant que Premier ministre.
L'ultimatum du 13 mars constitue une rupture sans préavis même si les Viêtnamiens n'en sont pas surpris Outre mesure. Le général Lon Nol peut difficilement évoquer le "bon droit" lorsqu'il renie sa propre signature14.
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Sur le plan diplomatique, cette maladresse supplémentaire ne sert guère les intérêts de son régime. Les appels à l'aide étrangère ne peuvent que s'adresser directement aux Etats-Unis. Cette intervention au Cambodge rend leur liberté aux insurgés viêtnamiens, d'autant qu'ils peuvent désormais se réclamer de la légitimité du prince Sihanouk Quant au "bon droit" et au retour "à une stricte neutralité" invoqués par le général Lon Nol, on saisit vite quels intérêts ils recouvrent. Ouvrir les portes au commerce de l'Asie du Sud-Est, se réintroduire dans les délices des affaires qui se traitent à la fois à Singapour, Hong Kong, Bangkok et maintenant Djakarta, ne plus rester à l'écart de ce marché du dollar dont les pays voisins ont tant profité, retrouver la grande famille de commerçants sino-autochtones avec ses chaînes d'hôtels, ses pied-à-terre en Europe et ses voyages d'études payés à Tokyo et à San Francisco..., dans ce domaine, les demi-mesures offertes par l'ancien régime ne suffisaient pas. On ne doit pas sous-estimer le lien qui rattache ne déclaration de guerre qui ne dit pas son nom à l'ère d'abondance qu'elle promet à ceux qui l'ont faite.
Pour se persuader du retour de l'enfant prodigue dans sa grande famille, il suffirait de jeter un coup d'oeil sur ce qui se passe à Phnom Penh au lendemain du coup d'Etat. Les premières délégations "amies" sont priées de ne pas trop se montrer, de se déplacer à pas feutrés. Non seulement par réflexe de pudeur ou par manque d'assurance, mais aussi parce qu'il faut encore convaincre une partie de l'opinion. Bientôt, ces restrictions seront levées. Thaïlandais, Viêtnamiens, Sud-Coréens, Japonais, Indonésiens, Philippins et Formosans se succèdent On vient d'abord rétablir des relations diplomatiques, remettre en place [227] des réseaux de communications et de renseignements à moitié gelés et de voir un peu à qui l'on a affaire Il ne s'agit encore que de prendre le vent. On viendra plus tard prospecter, discuter les modalités d'une aide, prodiguer des conseils, lancer des invitations, organiser des missions régulières. En l'espace de trois mois, la parenthèse des années soixante est effacée. Il suffisait de donner un tour de manivelle. Un mouvement populaire paysan a été réprimé, la jeunesse offre son enthousiasme, les intermédiaires habituels sont libérés ou refont surface, l'économie mixte n'existe que sur le papier, les experts se sont retirés, les finances se sont effondrées, le pays est déjà ravagé par la guerre: le terrain est donc prêt. C'est le général Ky, vice-président du Viêt-Nam du Sud, qui vient le premier porter le flambeau de la réconciliation et la sympathie du "monde libre". Aurait-on pu choisir meilleur symbole?