(24 février 1983)
"Ce sont l'arbitraire, la présence,
le fragment qui ont la chance de caractériser, à
son apparition, le monde de l'identité et de la détermination"
Jean Paulhan, Lettre à Georges Perros, 8 avril 1960
Les premiers "Occidentaux"
qui débarquèrent dans un port de l'empire inca,
à Tumbes, en 1527, furent un Espagnol, Alonso de Molina,
et un Africain, qui apportaient quelques cadeaux pour le curaca,
le régent du lieu, parmi lesquels figuraient des porcs
et de la volaille, les premiers aussi de leur espèce à
toucher cette province du Nouveau Monde. La foule s'esbaudit de
l'apparence de ces étranges visiteurs. Elle s'esclaffa,
elle toucha. William Prescott rapporte que lorsque le coq chanta,
les gens applaudirent et "demandèrent ce qu'il disait".
Sur les côtes de l'Afrique australe, vers le seizième
siècle, une rumeur courait. Henry Francis Fynn, le premier
visiteur du royaume zoulou, rapporte que la croyance prévalait
parmi les tribus de la côte que les hommes blancs étaient
"un produit de la mer qu'ils traversaient sur de grands coquillages;
ils venaient près des côtes pendant les tempêtes,
se nourrissaient de défenses d'éléphants
qu'ils ramassaient sur les plages si on en disposait là
à leur intention; ils mettaient à la place des perles
qu'ils trouvaient au fond de la mer".
Dans le delta du Mékong, en 1862, alors qu'ils s'efforçaient
d'élargir leur précaire implantation à Saigon,
les marins d'une canonnière française trouvèrent
sur une berge une pancarte rédigée à leur
intention. Paul Mus l'a citée à plusieurs reprises:
"Tous les habitants de la province de Go-công font
d'un commun accord cette déclaration... Votre pays appartient
aux mers occidentales, le nôtre aux mers de l'Orient. Comme
le cheval et le boeuf diffèrent entre eux, nous différons
par la langue, par l'écriture et par les moeurs. L'homme
fut créé autrefois par races distinctes. Partout
il a la même valeur, mais sa nature n'est pas la même...
Si vous persistez à porter chez nous le fer et la flamme,
le désordre sera long, mais nous agirons selon les lois
du Ciel. Notre cause finira par triompher... Vous avez pris nos
provinces pour ajouter aux richesses de votre empire, à
l'éclat de votre renommée. Voulez-vous une concession
pour vaquer dans le pays à vos occupations commerciales?
Nous y consentons. Mais si vous refusez, nous ne cesserons de
lutter pour obéir à la volonté du Ciel. Nous
redoutons votre valeur, mais nous craignons le Ciel plus que votre
puissance. Nous jurons de nous battre éternellement et
sans relâche. Lorsque tout nous manquera, nous prendrons
des branches d'arbre pour en faire des drapeaux et des bâtons
pour armer nos soldats. Comment alors pourrez-vous vivre parmi
nous?"
Trois contacts, trois réactions, trois points de départ
pour des histoires divergentes. Ces endroits, ces moments du contact
sont en effet cruciaux à maints égards. D'abord
par ce qu'ils révèlent: révélation
d'un autrui historique et social-- c'est l'aspect spectaculaire,
le choc philosophique- et révélation du soi, déploiement
de la négativité devant ce positif- l'autre comme
homme- brusquement surgi. Devant tous les monuments et les traces
laissés par les Autres, l'inquiétude occidentale
a toujours cherché le "contact avant le contact, le
même sous l'Autre". Que ce soit devant la splendeur
d'Angkor, les imposantes murailles de Zimbabwe, les statues de
l'île de Pâques, les tumulus de l'Amérique
du Nord ou les temples de la Mésoamérique, on cherchait
le mystère, le secret d'une émigration inconnue
qui aurait relié l'antiquité occidentale à
ces rejetons ignorés. Des fortunes d'ingéniosité
ont été dépensées pour démontrer
que les Vikings avaient découvert l'Amérique, que
les Phéniciens ou les Grecs avaient circumnavigué
l'Afrique, que les Péruviens avaient abordé en Polynésie,
que les Romains avaient atteint la Chine, que les Espagnols avaient
découvert Hawaii, etc. La liste serait longue de ces soi-disant
mystères. Vraies ou non, ces histoires sont surtout dénuées
de la moindre importance. Ce qui fait le contact, événement
décisif, c'est que le choc engendre un double processus:
celui de la tentative d'asseoir la domination occidentale, et
celui de la désintégration de l'équilibre
politique local.
Lorsqu'Alvaro de Mendana découvre l'archipel des Marquises,
dans le Pacifique Sud, le 28 juillet 1595, il repart le 5 août,
après avoir laissé sur les rivages quelques croix
et quelques centaines de cadavres indigènes. Mais le vrai
contact n'allait s'établir que deux siècles plus
tard, car entre temps, il ne s'est rien passé. Le
contact, quand il s'établit dans les îles, veut dire
en l'espace d'une ou deux générations, effondrement
politique, décimation par les maladies, abandon des institutions
vertébrales, christianisation et désertification
du centre des Îles. Il n'est même pas besoin de violence,
bien que les envahisseurs ne s'en soient généralement
pas privés. Le même tableau peut être peint,
en couleurs encore plus sombres, en ce qui concerne les Amériques.
En Afrique et en Asie, les sociétés locales ont
beaucoup mieux résisté au choc. C'est, je suppose,
parce qu'elles sont reliées, de proche en proche, avec
ce monde européen en subite expansion et qu'hommes, choses,
idées, ont toujours cheminé sur les pistes poudreuses
qui sillonnent et relient l'Afrique et l'Eurasie. Il n'y avait
pas là, au sens strict, d'isolation qui rendait le choc
de la rencontre si brutal.
On peut même dire que le contact, en Asie, n'a pas été
un choc. Les premiers voyageurs occidentaux à arriver en
Inde, puis en Chine et en Asie du Sud-Est sont d'obscurs marchands,
de modestes prêtres qui arrivent par voie de terre, après
les Croisades. Ils empruntent les moyens de transport locaux et
n'ont pas grand'chose à proposer. Ils font piètre
figure devant la munificence des cours où on les reçoit
comme ces curiosités barbares qui amusent les dames et
donnent l'occasion aux poètes de faire un mot. La capitale
chinoise est toujours friande d'exotisme et les tributs qui parviennent
des mers du Sud recèlent souvent d'amusantes surprises.
Car ces Occidentaux arrivent dans un monde où le niveau
du commerce international est incomparablement plus élevé.
Le mécanisme des moussons permet, depuis au moins deux
millénaires, des échanges réguliers entre
l'Inde et la Chine par l'intermédiaire de grands comptoirs
qui s'établissent à mi-chemin, selon les moments,
sur l'isthme malais ou les côtes de Sumatra ou sur les rivages
indochinois. Ces comptoirs servent à transborder les marchandises
des bateaux venus de Chine sur ceux venus de l'Inde et réciproquement.
Mais le pivot de ces échanges, c'est l'Inde qui commerce
aussi avec le Proche-Orient, par terre et par mer. Et l'islam
impulse encore le commerce puisque bientôt les marchands
musulmans s'installent aussi dans les détroits de la Sonde
et ne sont pas longs à arriver à Canton. A l'époque
où Rome n'est plus qu'une bourgade malodorante et le Pape
un petit chef de guerre, Canton est une immense place commerciale,
avec des centaines de milliers d'habitants, dont une moitié
d'étrangers surtout musulmans. On y parle toutes les langues
de l'Asie, on y tolère toutes les religions et l'on y fait
un commerce fructueux, étroitement contrôlé
par l'administration. Encore une fois les Occidentaux, dans ces
Babel maritimes, devaient passer inaperçus. Il fallut la
puissance navale des Portugais pour que les Européens prennent
rang parmi les puissances marchandes ayant un poids, et ce n'était
pas le premier.
Cette situation ne change vraiment qu'au XIXe siècle, avec
la marine à vapeur et l'artillerie moderne, c'est-à-dire
les retombées stratégiques du début de l'industrialisation.
Jusque là, dans l'ensemble, les Européens ont surtout
manifesté, aux yeux des Asiatiques, les traits que l'on
octroie normalement aux barbares: manque absolu de manières,
violence des comportements, avidité, aspect et coutumes
bizarres, tirant sur l'animal, ce que soulignaient encore une
pilosité exagérée et une odeur nauséabonde.
Il ne faudrait pas croire que cette perception soit totalement
abolie. La répugnance physique inspirée par les
Occidentaux est encore très vive dans une bonne partie
de l'Asie. Je me souviens de ce vieux monsieur chinois de Padang,
à Sumatra, polyglotte pétri de culture européenne,
qui, m'ayant pris en amitié, me demanda un jour sur le
ton de la confidence: "Expliquez-moi, s'il vous plaît,
pourquoi tous ces voyageurs occidentaux, qui n'ont sans doute
pas beaucoup d'argent, mais qui n'en ont sûrement pas moins
que nous, sont si sales, si déguenillés, si obscènes?
Font-ils ça aussi chez eux?"
De leur côté, les Européens mettront beaucoup
de temps pour comprendre -- un peu -- à qui ils ont affaire.
D'une manière générale, et les récits
de voyageurs en témoignent, ils se satisferont de clichés
assez pratiques. Leurs incompréhensions et leurs insensibilités
prendront place en bloc dans la rubrique des "mystères
de l'"âme asiatique"". La profondeur et surtout
la continuité des processus historiques en Asie a créé
une chatoyante diversité culturelle, qui rend les peuples
d'Asie fort étrangers les uns aux autres. On ne saurait,
sans accumuler de forts volumes, décrire la multiplicité
des identités sociales et culturelles en Asie, ni même
dans le secteur plus limité de l'Indochine. Si j'appelle
"peuple" un groupe d'hommes qui partagent une langue,
un passé, des habitudes techniques et économiques
et qui savent qu'ils le partagent, je pourrais peut-être
identifier deux ou trois cents "peuples" dans la seule
Indochine, dont certains regrouperont quelques dizaines de personnes
et d'autres des dizaines de millions. Je ne pourrai évidemment
jamais résoudre complètement la question théorique
de la définition de ces peuples. Cette question se pose
d'ailleurs dans la pratique des administrations, en particulier
dans les Etats communistes qui reconnaissent en leur sein l'existence
de "nationalités" variées, minoritaires,
qui ont droit à des statuts particuliers destinés
en principe à respecter tel ou tel particularisme social,
culturel ou même économique (mais non, évidemment,
politique). Ainsi le Viêt-Nam, après la réunification,
a-t-il voulu procéder à une sorte de recensement
de ses "minorités nationales". Les ethnologues
furent donc requis: ils se heurtèrent tout de suite à
des questions insolubles de taxinomie, aucune définition
n'ayant assez de généralité pour retenir
des groupes de gens dont les genres de vie sont si variés.
Et certains groupes étaient très mal connus. Il
fallait donc les voir, les décrire et les classer. Cette
entreprise dont l'intérêt scientifique, pour secondaire
qu'il fût au départ, n'en était pas moins
considérable, ne pouvait aboutir qu'à des absurdités
à la Kafka, car cette classification n'était pas
sans avoir une importance pratique pour les gens concernés,
puisque l'administration leur garantissait tel ou tel privilège
économique. Des revendications se firent jour que les ethnologues,
pris entre l'enregistrement des particularismes des gens sur place
et le peu d'empressement de l'administration à reconnaître
de nouveaux statuts, étaient chargés d'évaluer.
On vit ainsi se reproduire, avec des variantes, la scène
suivante: un village, dans une vallée, revendique une identité
autre, en arguant d'une coutume, d'une variation dialectale, d'un
privilège soi-disant reconnu du temps des empereurs, etc.
S'ils gagnent leur cause, leur statut de "minorité"
leur permettra d'échapper à tel impôt, ou
leur donnera le droit d'abattre leurs cochons sans avoir à
en demander l'autorisation officielle. L'ethnologue doit dire
le droit, mais l'administration décide en dernier recours.
On a ainsi atteint un chiffre de près de cent cinquante
"minorités nationales" mais il semble devoir
diminuer, de nombreux cas étant soumis à révision.
Il n'y a aucun moyen de se sortir d'une telle problématique.
Mais, même si elle aboutit à des absurdités
administratives, elle témoigne d'un fait massif, incontournable:
au Viêt-Nam, comme dans les autres Etats de la région,
le peuple dominant, propriétaire des institutions et des
religions d'Etat, n'occupe qu'une partie, parfois relativement
faible, de l'espace. Dans le reste, des peuples différents,
parfois cousins, parfois radicalement étrangers, mènent
des existences dissemblables. Autant d'identités
qui nous sont plus ou moins connues, au hasard des contacts, des
témoignages, des études menées chez eux pour
des raisons qui n'ont pas toujours été avouables.
Une certaine ethnographie y a perdu son âme. Paix aux uns
et aux autres.
Je ne me propose, dans les pages qui suivent, que de réfléchir
à quelques aspects du contact et des conflits qui sont
intervenus entre quelques-uns de ces peuples, à la fois
entre eux et avec l'Occident et sa modernité. Jeu multiple,
où les rôles s'échangent, où les règles
varient, tant est difficile aux hommes de se penser différents.
Je tirerai peu de conclusions puisque le jeu se joue encore. Mais
avant d'y entrer, quelques considérations me paraissent
nécessaires à titre d'avertissement.
2. CULTURE, TRADITION, OCCIDENT
La culture occidentale domine aujourd'hui le monde et cette domination
ne cesse de s'élargir et de s'approfondir. Il ne serait
pas très facile de définir précisément
ce que l'on entend par "culture occidentale". On y voit
d'abord un genre de vie matériel, urbain, avec un cycle
court de production-consommation. Humainement, c'est l'extension
indéfinie du salariat et la destruction des solidarités
non-économiques, l'individualisation de la personne. Mais
tout ceci n'est que l'enveloppe: le contenu culturel, le noyau
moteur est assez difficile à saisir. On convient habituellement
que le rationalisme et les Lumières en sont le barycentre.
C'est ce qui ressort d'une histoire de la civilisation qui relie
chefs-d'oeuvre et sommets de la pensée dans un déploiement
qui doit tout aux légitimations idéologiques et
presque rien à l'enregistrement du banal, du quotidien,
du vécu. Cette rationalisation, valeur suprême et
fin dernière du remaniement religieux, politique et économique,
on nous l'a montrée à l'oeuvre, accouchant de ces
étranges siamois, la modernité et le capitalisme.
Grâce soit rendue aux illustres sociologues qui en ont suivi
les traces et recomposé le sévère visage.
Mais force est de constater qu'il s'agit largement d'une illusion.
La rationalité est, sous nos yeux, spectaculaire surtout
parce qu'elle est incorporée dans des objets, des machines,
des règles d'usage et des modes d'emploi qui passent pour
de la philosophie ou de la politique. Le rationnel ainsi est surtout
ré-el, chosification, produit à la chaîne,
Sachen und Saetze, objets comme enchaînements discursifs,
les seconds emballant les premiers. En dessous de ces grandes
nappes de chaînage matériel, on trouve d'autres rationalités,
petites, individuelles, à court rayon qui, là, ne
sont plus l'apanage d'un Occident qui se hausse du col. Emportés
par le morne flot de la vie moderne, l'acteur social moyen, encadré
par ses contraintes et ses perceptions tronquées, ne manifeste
ni plus ni moins de rationalité profonde que le serf tibétain,
le pêcheur des Maldives ou le chamelier somali. Son savoir
est plus fragmenté même, plus incohérent,
ses relations sociales et affectives plus floues, son dénuement
devant les alea de l'environnement plus marqué. Pour l'homme
qui est avant, ou à côté, de la modernité,
le guide est la tradition, savoir garanti, polyvalent, agissant,
entièrement dérobé à l'investigation
rationaliste qui ne reconnaît pas les signes qui l'informent.
Il faut, pour arracher les hommes à la tradition, les obliger
d'abord à déguerpir. Certes, rien d'immobile dans
une tradition. Les sociétés sans histoire et sans
changement n'existent et n'ont jamais existé que dans la
plate ignorance des cerveaux en pantoufles.
Massivement, le phénomène observable, là
où la modernité s'installe, n'est pas tant le recul
de la Tradition que la soustraction des hommes du domaine qu'elle
régentait. Car enfin, où qu'on le prenne, le monde,
à l'heure du contact avec l'envahisseur européen,
se présente d'abord comme traditionnel. Mais cet Occident
en expansion ne l'est pas moins. Un sémiologue qui s'est
récemment fourvoyé dans l'histoire de la découverte
du nouveau monde s'étonne et se scandalise à demi
de voir en Christophe Colomb un esprit du Moyen-âge. La
découverte de l'Amérique, c'est le début
du monde moderne, ergo les découvreurs de l'Amérique
sont des modernes. Il y a là une cascade de méprises.
La périodisation qui fait de cette fin de siècle
une charnière est évidement une vue de l'idéologie,
celle de la modernité précisément.
Par ailleurs, le Moyen-âge est une période de changements
intenses, de progrès économique (lent et irrégulier
certes), d'innovations techniques et d'épanouissement intellectuel
et philosophique. L'origine du moderne est là, si l'on
tient à la chercher quelque part. Ce sont évidemment
des hommes du Moyen-âge qui débarquent à Cuba
en 1492 et parmi eux Colomb est certainement l'un des esprits
les plus remarquablement libres. Il est certes moulé dans
une tradition, mais il fait preuve d'une capacité d'adaptation
et d'observation que l'on ne trouvera que rarement dans les générations
de conquérants qui suivront ces traces et qui chercheront
El Dorado en massacrant impitoyablement. Ces hispaniques proviennent
tout droit d'un monde particulièrement rigidifié
par la croisade contre l'islam espagnol et les sublimes grandeurs
de la civilisation andalouse. 1492, c'est la chute de Grenade,
et la conquête de l'Amérique s'inscrit dans la continuité
directe du vandalisme des soudards fanatiques qui combattaient
au nom de la Croix. C'étaient les nazis de l'époque,
si l'on veut (bien que cette comparaison, à y bien regarder,
fasse du tort aux nazis) et Las Casas, cet esprit si fraternel
qui sut prendre la défense, opiniâtrement, des Indiens
torturés, massacrés, brûlés, Las Casas
voyait bien qu'il fallait la colonisation, qu'il fallait une main-d'oeuvre.
Parmi les premiers, il suggéra d'aller la chercher en Afrique.
Si la colonisation est sans conteste la plus monstrueuse verrue
que la face de l'humanité ait jamais portée, c'est
aussi parce qu'elle était portée par le rationalisme
qui organisait ses buts et ses méthodes. Il s'est révélé,
à l'usage, le plus formidable négateur de l'humanité
dans l'homme. Mais si on le prend à cette échelle-là,
il faut constater que ses ravages se sont d'abord exercés
at home, dans le champ des sociétés rurales
d'une Europe qui finissait de vivre une aventure commencée
cinq ou six millénaires auparavant, avec l'introduction
de l'agriculture. La normalisation, essentiellement bourgeoise,
des peuples d'Europe, s'est faite dans le sang et la misère.
L'expropriation des paysanneries, l'encadrement urbain, la conversion
forcée au salariat, rattrapant vite jusqu'aux fuyards qui
traversaient l'Atlantique pour échapper à l'écrasement,
préfigurent le sort qui allait s'abattre plus tard sur
le reste de la planète. Personne n'y échappera.
La force de la modernité (j'entends par là le lubrifiant
culturel qui permet le fonctionnement de la modernisation économique
et sociale) est certainement sa remarquable pauvreté culturelle.
On trouvera davantage de savoir, de capacité créative,
de déploiement esthétique et philosophique dans
le premier village africain ou hindou que dans un quartier de
Paris, Londres ou New-York, où toutes ces activités
existent, certes, mais comme séparées, objets à
la fois de spécialisation pour leurs producteurs et d'indifférence
pour leurs consommateurs: Il ne s'agit pas là des individus
en tant que tels, mais des réseaux qui les impliquent.
La culture de la modernité, produite industriellement,
comporte tous les aspects de la chose, industrielle, standardisée,
à fonctions programmées, composée de modules
substituables, enrobée d'une forme design. J'ai
ailleurs déjà parlé du prêt-à-penser;
j'y ajouterai le prêt-à-jouir. C'est le peu de substance
de cette culture, dû à la spécialisation,
qui la rend consommable dans presque toutes les circonstances
et sous presque tous les climats.
On dit souvent cette culture américaine parce qu'elle est
en grande partie produite aux USA. C'est une illusion, comme celle
qui consisterait à dire que la photographie est japonaise
parce que les Japonais produisent l'essentiel des appareils qui
la permettent. Outre le fait que sa fabrication aux Etats-Unis
draine des spécialistes venus des quatre coins du monde,
elle est reproductible partout où les facteurs de production
sont concentrés. Paris, Berlin, Tokyo, voyez la montée
des chantiers de fabrication culturelle et la similitude de leurs
produits avec ceux qui viennent de Californie ou de la mégalopole
new-yorkaise. Une soupe culturelle destinée à être
excrétée aussitôt qu'avalée ne laisse
évidemment guère de traces. C'est pourquoi elle
est consommable aussi bien par l'ouvrier de Detroit que par le
berger peul ou le coolie javanais. Sinon par eux, en tout cas,
par leurs fils.
La culture "américaine" ne remplace pas les autres,
elle en serait bien incapable. Les autres disparaissent, comme
elles ont disparu chez nous: parce que les gens qui les portent
émigrent et qu'ensuite ils n'ont plus le temps, dévoré
par le travail et le devoir d'en consommer le maigre fruit.
Il reste que des milliards d'individus, dans les villages et dans
les banlieues du tiers-monde, n'ont pas encore les moyens de consommer
les produits de masse de l'industrie culturelle. Souvent, en marge
des sociétés traditionnelles, assassinées
par le changement économique, ils restent dans les limbes
d'une société bourgeoise, intégrée,
protégée. Il demeure la mémoire, la mémoire
des temps et des gestes anciens, des paroles fondatrices, des
recours salvateurs. Cette mémoire est active, elle réintroduit
subrepticement l'humanité de la tradition pour réencadrer
les exilés, restructurer les familles, réorganiser
les croyances. Mais comme presque tous les phénomènes
qui semblent caractériser ce que l'on appelle le tiers-monde,
celui-ci se manifeste aussi, discrètement camouflé,
au coeur des métropoles industrielles. Les immenses lacunes
que laissent dans les besoins humains les fastes illusoires de
la modernité sont autant de niches où se logent
des fragments épars de tradition, parfois empruntés,
parfois hérités, parfois reconstitués, venant
de loin presque toujours. Ces savoirs en miettes, ces aspirations
à une unité onirique de la vie, ces oublis sauvages
sont comme le yin, antagoniste et complémentaire,
par la force des choses, d'un yang de la revendication
culturelle, de l'affirmation rationaliste, de la suprématie
d'un logos régisseur et gestionnaire qui remanie
sans cesse le social pour l'adapter à des fins économiques
où il n'a jamais son compte. Ainsi voit-on des physiciens
verser dans la mystique, des banquiers faire de l'alchimie, des
administrateurs consulter des voyantes. Le rationnel suscite l'occulte,
le moderne ressuscite la Tradition. Tradition morcelée,
dispersée comme les cailloux du Petit Poucet.
3. NATIONALISME
Une comparaison entre trois pays comme la Grande-Bretagne, l'Allemagne
et la France peut apporter ici quelques lueurs. C'est la Révolution
française qui allait fournir le premier modèle du
passage de l'Ancien régime à la Nation-Etat. Le
nationalisme qui se faisait jour dans la petite bourgeoisie urbaine
allait se révéler un instrument de domination beaucoup
plus efficace que l'ancienne sujétion à la monarchie.
Il permettait d'enraciner l'Etat moderne d'une manière
plus extensive et plus profonde dans la paysannerie. Il fédérait
les classes et les régions mieux que l'Eglise et il permettait
d'étendre et d'approfondir l'intégration économique
et l'exploitation des ressources et de la main d'oeuvre. L'Etat
s'ouvrait aux bourgeoisies provinciales et les solidarisait. Tour
à tour, le récit de la Révolution et l'épopée
napoléonienne allaient servir de mythe fondateur à
un nationalisme qui allait peu à peu perfuser dans la culture
et la conscience des masses rurales. Les conflits entraînés
par les luttes pour la possession de la terre faisaient varier
localement la pénétration de l'idéologie
nationaliste et la prééminence de l'Etat dans les
affaires locales. Il se dessinait ainsi une carte politique contrastée
où se nouaient des oppositions locales entre république
et monarchie, nation moderne et ancien régime, église
et laïcité, droite et gauche. On sait la permanence
de ces clivages, même recouverts en fin de siècle
par une avancée du nationalisme due à la généralisation
de l'instruction publique. Devant les résistances paysannes
et régionales, l'Etat devait en effet créer un corps
spécialisé chargé de répandre l'idéologie
nationaliste. Trois enseignements en étaient les instruments
principaux: l'histoire, la géographie et l'instruction
civique. En soustrayant les enfants à leur milieu familial,
on tâchait de leur donner une identité nouvelle,
dans un espace élargi et restructuré, au sein d'une
séquence temporelle chargée de signifiants qui devaient
abolir les différences réelles et relier les individus
à une communauté imaginaire et sanctifiée,
la France. Les résultats de cette prise en main de l'éducation
allaient se révéler satisfaisants puisque l'on pouvait
envoyer en 1914-18 des millions de paysans au massacre avec une
efficacité dont l'Ogre lui-même, Napoléon,
n'aurait pas pu rêver.
La Grande-Bretagne avait suivi une voie différente. L'échec
de la révolution au XVIIIe siècle, n'a pas empêché
la montée de la bourgeoisie. Mais le champ idéologique
n'a pas été déblayé comme en France
et le nationalisme britannique, qui a trouvé son meilleur
terrain d'expansion dans l'Empire, n'a jamais pu déraciner
les sentiments d'identité collective de communauté,
qui n'étaient reliées que par la mécanique
de la monarchie. Aujourd'hui encore, Gallois, Ecossais, sans parler
des Irlandais ont à leur disposition un nationalisme local
qui n'est pas complètement inclus dans le britannique.
George Orwell qui fut un si fin et si profond critique du nationalisme,
se sentait fort attaché à ce qu'il appelait le "patriotisme"
anglais, ce sentiment d'appartenance à une identité
culturelle spécifique, issue de l'histoire de la campagne
anglaise, et dont il voyait venir la disparition au terme du développement
industriel. Ce patriotisme de clocher, cet attachement à
un modeste terroir, un parler, des paysages, une cuisine, une
sociabilité spécifique, on le retrouvera presque
toujours sous la nappe du nationalisme lié à l'Etat,
enseigné par l'école et l'armée, renforcé
par l'intégration économique et la mobilité
sociale.
L'Allemagne est encore un autre cas. Quand l'idée de nation
se répand dans une intelligentsia issue des couches commerçantes,
c'est le contre-coup de la révolution française
et c'est une subversion de l'ordre politique imposé par
le traité de Vienne. Le nationalisme allemand du début
du XIXe siècle se trouve aux prises avec une trentaine
d'Etats qui s'affaiblissent et qui cherchent des garanties du
côté de la Prusse ou de l'empereur. C'est pourquoi
le nationalisme allemand se donne d'abord comme un projet culturel,
comme une volonté de restructurer un espace indûment
occupé par des systèmes politiques vétustes.
Ces aspirations ne seront même pas satisfaites par la réalisation
de l'unité allemande en 1870, puisque c'est la Prusse qui
la fait à son profit. La jonction entre le nationalisme
panallemand et l'Etat a donc été retardée
jusqu'aux lendemains de la première guerre mondiale.
L'histoire des nationalismes est d'une grande diversité
et chaque cas est, à vrai dire, singulier. C'est l'une
des idéologies qui sont à la disposition des Etats
modernes en quête de légitimité. Ce n'est
pas la seule mais elle répond particulièrement bien
aux voeux des petites bourgeoisies montantes qui veulent s'approprier
l'appareil d'Etat et la rente foncière. Ce qui est moins
mis en évidence, en général, c'est l'aspect
artificiel, non-spontané, du nationalisme; les efforts
énormes qu'implique sa propagation: il faut d'abord qu'une
bonne partie des intellectuels se mobilisent pour réécrire
l'histoire, adapter les mythes fondamentaux- et fondateurs- au
contexte local, remanier les généalogies culturelles;
bref, il faut, à partir des réalités sociales,
maquiller et retoucher un portrait culturel qui soit ensuite sanctifié
par l'Etat et sa liturgie politique. Voyons comment, en ce moment,
le Roumain Ceaucescu triture l'histoire des Daces pour en faire
l'origine d'une "nation"; comment, il n'y a guère,
le fils d'un colonel putschiste, Reza, s'annexait le vieux nom
des Pahlevi et remontait à Darius; comment le régime
d'Atatuerk était tenté de s'annexer le passé
hittite, comment le régime de Damas a arrêté,
un temps, les fouilles du remarquable site d'Ebla, par crainte
de voir les Israéliens profiter de la découverte
des archives sur tablettes pour revendiquer des territoires syriens,
crainte d'ailleurs parfaitement justifiée par les manipulations
historiques auxquelles se livrent quotidiennement lesdits Israéliens.
Ces exemples (j'en pourrais donner mille) peuvent prêter
à sourire, bien qu'ils servent de toile de fond à
toutes les tueries modernes, mais il faudrait garder à
l'esprit la fable de la paille et de la poutre. L'histoire nationale,
telle qu'elle s'enseigne aujourd'hui dans les pays industriels,
est une honte intellectuelle. Et les commissions internationales
qui se réunissent pour "harmoniser" les programmes
d'enseignement et les manuels, ne servent qu'à équarrir
également les poutres. Un enseignement qui voudrait libérer
les esprits commencerait par supprimer l'histoire nationale qui
n'est, après tout, qu'un décalque naïf de la
vieille théologie.
Fabriqué avec un cynisme intellectuel qui n'a sans doute
d'égal dans aucun autre domaine de l'esprit, le nationalisme
est mis en scène par le monde politique. Le moindre décret,
la plus petite intrigue, la dernière lubie ministérielle
n'ont toujours, comme ultima ratio que le "besoin"
de la nation, son "destin", son "désir"
ou sa "volonté", dont sont divinement investis
les acteurs interchangeables d'une immuable et quotidienne pantalonnade.
La confiscation du pouvoir au profit d'une élite plus ou
moins bien camouflée est ainsi excusée à
chaque instant par le recours à l'être mythique qui
est supposé nous subsumer tous, la nation, toujours près
d'être en péril et à la défense de
laquelle nous sommes conviés, pour faire ceci, pour faire
cela et surtout, pour laisser faire ceux à qui le mandat
politique donne les mains libres.
La nation, c'est l'appellation publique et contrôlée
de quelque chose de beaucoup plus réel et qui se nomme,
en de rares occasions, de son vrai nom: la raison d'Etat.
La nation ne sort de son existence purement virtuelle qu'en deux
occasions, l'une rare et atroce, la guerre, l'autre fréquente
et comique, les manifestations sportives. Tout un langage, décalqué
sur celui de la guerre, permet ainsi, semaine après semaine,
sport après sport, à des dizaines de millions de
pantouflards gonflés par le pastis ou la bière,
de se fondre dans un "nous" héroï-comique,
agressif et toujours auto-satisfait. Un match a toujours le même
résultat: ou nous sommes vainqueurs ou nous
aurions mérité de l'être, ou nous le
serons la prochaine fois. C'est la glorieuse certitude du sport,
répétée à chaque borborygme télévisuel.
Et je ne suis pas sûr que les Israéliens n'aient
pas choisi de faire coïncider leur invasion du Liban avec
la coupe du monde de football dont ils pouvaient être assurés
qu'elle tiendrait la vedette, quoi qu'il arrive d'autre de par
le vaste monde.
L'aspect le plus remarquable, peut-être, du nationalisme,
est qu'il prend. L'artifice qui consiste à poser
une solidarité entre les habitants d'un territoire découpé
par les hasards de l'histoire de la géographie devient,
avec le temps, une dimension de la conscience individuelle, un
principe d'identité, tout à fait comparable dans
son extension à la conscience religieuse. Ces deux domaines
entretiennent d'ailleurs des rapports ambigus et se superposent
partiellement. Mais enfin force est de constater que cela fonctionne
avec une grande efficacité. Les mouvements de libération
nationale, qui émanent toujours des groupes qui ont vocation
de bourgeoisie localement dominante, parviennent souvent, quoiqu'avec
lenteur et de façon très incomplète, à
mobiliser les paysanneries coloniales, qui ont en général
mille raisons de vouloir changer l'ordre établi, en leur
proposant de s'allier dans le cadre d'une future nation. Le désabusement
ordinaire qui suit les indépendances acquises par la lutte,
et que l'on trouve si remarquablement décrit dans les romans
de l'écrivain kenyan Ngugi wa Thiongo, n'est que la réalisation
tardive du fait que la nation est surtout un nouvel instrument
de domination dont la possession et le bénéfice
appartiennent à quelques groupes qui se les partagent,
avec plus ou moins de bonne volonté.
L'ordre mondial, tel qu'il s'est établi progressivement
depuis la deuxième guerre mondiale, en suivant là
un accord profond entre l'Est et l'Ouest, a créé
une multitude d'Etats, découpés dans la chair des
vieux peuples, selon les désirs précis et pressants
des intérêts coloniaux. La carte de l'Afrique indépendante
d'aujourd'hui a été dessinée, au détail
près, au Congrès de Berlin, en 1885, lorsqu'il s'est
agi de se la partager. L'Amérique latine est encore fille
de l'administration espagnole. Les Etats nouveaux, dotés
d'un kit juridico-administratif adéquat, ont un
double rôle: d'abord faciliter et organiser l'exploitation
économique des ressources physiques et humaines au profit
des pays industriels, et ensuite susciter la naissance d'un nationalisme
qui permette à la bourgeoisie locale, nationale disent
les communistes, d'asseoir son pouvoir et de bénéficier
ainsi à la fois du prélèvement qu'elle pratique
ou laisse pratiquer et d'une juste récompense pour services
rendus octroyée par les métropoles et les multinationales.
Sa survie à long terme n'est assurée que par une
expansion du nationalisme qui assure la docilité des populations.
Ceci implique une intégration économique et surtout--
ça coûte moins cher-- une manipulation politique
et idéologique des cadres traditionnels de la conscience
et de l'identité culturelle et politique des populations.
Le bilan, en cette fin de siècle, est assez mitigé.
Il faut assez longtemps pour qu'une bourgeoisie accumule une expérience
suffisante qui lui permette de pénétrer et manipuler
efficacement les délicats mécanismes sociaux qui
règlent la vie des campagnes. Le danger vient plutôt
de la compétition de certains groupes qui n'ont qu'une
place marginale dans l'appareil d'Etat et qui veulent s'en assurer
le contrôle exclusif. Cette compétition mène
à une surenchère nationaliste qui ne fonctionne
pas puisque les consciences n'ont pas encore été
transformées. D'où le recours aux identités
ethniques, existantes et réelles celles-là, et l'élargissement
des conflits qui finissent par mettre en péril l'existence
même de la poule aux oeufs d'or, le sacro-saint Etat, octroyé
aux bons indigènes par une généreuse métropole.
Le spectacle d'une Afrique et d'une Amérique latine soigneusement
balkanisées, tyrannisées par des cliques militaires
et vidées de leur substance par un pompage de plus en plus
frénétique de leurs ressources, indique un assez
fort taux d'échec. Les pays industriels ont beau lancer
de vastes programmes d'"aide", l'intégration
nationale ne progresse qu'avec une extrême lenteur. En Asie,
la permanence historique de grands Etats facilite la transition
vers le nationalisme moderne. Mais les Etats traditionnels n'ont
jamais prétendu au genre de contrôle total des populations
et de l'espace qui est requis de l'Etat moderne. Ils ont donc
sur leurs franges des espaces et des peuples qui sont d'autant
plus difficiles à "nationaliser" qu'ils ont des
rapports traditionnellement antagonistes avec ces mêmes
Etats historiques. Ce point s'éclairera peut-être
avec une métaphore.
Du point de vue de l'utilisateur, il y a deux sortes d'animaux,
les domestiques et les sauvages. On a tenté de domestiquer
de nombreuses espèces, avec plus ou moins de succès.
Parfois la domestication s'arrête à mi-chemin et
l'homme est obligé, s'il veut vivre, de suivre la bête
et de se faire le parasite du troupeau: c'est le cas du renne.
La raison en est d'ordre, si l'on ose dire, psychologique: certaines
espèces, devant le danger, s'enfuient et se dispersent.
Elles ne sont pas domesticables. D'autres, dans le même
cas, s'immobilisent et se regroupent, souvent autour d'un "leader"
ou d'un groupe de "leaders". Celles-là sont domesticables
car il suffit alors de s'assurer le contrôle de ce leader
pour que le troupeau reste ensemble.
Il me semble que l'on pourrait faire un parallèle avec
les sociétés, j'entends les sociétés
des ethnographes, celles du néolithique ancien et moderne,
qu'elles soient sédentaires ou nomades. Certaines d'entre
elles seront enclines à s'agglomérer, à dissoudre
leur indépendance au profit de la sécurité
fournie par une entité plus grande ou plus puissante. Elles
se rallient finalement, après peut-être un bref combat.
Les tribus gauloises se ralliant à César et ses
six légions. D'autres, de même composition, choisiront
l'éclatement et la fuite. Maintenir l'identité sans
compromis ou périr. Je ne sais pas si l'on peut trouver
des raisons qui valent généralement comme le réflexe
de dispersion des gazelles ou des antilopes, mais il faudrait
sans doute les chercher dans les systèmes de parenté.
Ce sont eux qui déterminent comment les hommes se regroupent
et se séparent et jusqu'à quel point. Une comparaison
historique des systèmes de parenté en Asie
pourrait peut-être expliquer ces très remarquables
différences de réaction chez des groupes qui sont
pourtant assez proches les uns des autres. En attendant, esquissons
le réseau des rapports qui, en vérité, constituent
les peuples, avec l'exemple de l'Indochine.
Le "je" du kinh
Etre viêtnamien, c'est être kinh. Ce terme
désigne la Cour, la ville, le centre du pouvoir. Nulle
connotation ethnique ou géographique. Civis plutôt
qu'homo, c'est la reconnaissance d'une sujétion
politique ou plutôt, parce que là plus qu'ailleurs
le politique englobe le vécu, culturelle. C'est le monde
dont le Centre est la Chine, la partie située au sud, nan
en chinois, nam en viêt. Il faut, pour jeter une
lueur sur la façon dont se constitue l'unité viêtnamienne,
revenir à ce trait de la culture chinoise qui en résume
peut-être toute la portée, durable, c'est le projet
civilisateur. Du plus loin que l'on puisse voir le passé
de cette masse continentale, la Chine d'avant la Chine se présente
comme une mosaïque de peuples, de tribus, de clans, fragmentés,
hétérogènes de par leurs langues et leurs
coutumes. Ces différences, dont les traces sont encore
perceptibles, ne sont pourtant guère visibles dans la vie
matérielle et technique de ces groupes et l'on ne voit
pas que la Chine se soit faite sur une avancée matérielle.
De plus en plus d'ailleurs, on voit que la périphérie
de la Chine, ou ce que son "culturocentrisme" nous fait
percevoir comme étant sa périphérie, a joui
d'une évolution à son niveau. Les poteries les plus
anciennes connues à ce jour sont japonaises. Poteries,
agriculture, métallurgie, apparaissent en Asie du Sud-Est
en même temps et même sans doute plus tôt que
dans le monde chinois. Un courant culturel remonte vers le nord,
à partir des Nan yang, des mers du Sud, apportant
en particulier le riz. C'est pourquoi le concept de man,
"barbare", forgé très tôt par une
Chine en formation, doit être pris dans un sens très
étroit, celui de gens qui ne sont pas dans la mouvance
du royaume, et plus tard de l'empire, de cet empire qui se dit
la "terre du milieu", zhung guo, centre du carré
dans lequel s'inscrit la terre elle-même. C'est cette mouvance
que désigne kinh, à l'usage cette fois du
trône de l'Empereur du Sud. Mais cette mouvance se faisait
d'elle-même la plus haute idée qui soit: elle était
civilisatrice et, sous le mot convenu, elle se voulait à
proprement parler humanisante. La dialectique nature/culture n'attend
pas les Lumières: elle se codifie bien avant l'unification
du 2e siècle avant J.-C. et même, sans doute avant
Confucius qui lui donne son lustre littéraire. L'on n'est
pleinement homme que "chinois", cette synthèse
particulière des cultures des plaines alluviales du Nord,
riches de leurs moissons de millet. Attitudes, vêtements,
dévotions, esthétique des formes, langage, écriture,
administration, découpage du sol et classement des hommes,
c'est cela qui définit le Chinois, acquis par l'avancée
territoriale ou nomade arrivé là comme mercenaire
ou comme envahisseur. C'est aussi, plus tard, ce qui définira
le Viêtnamien, à son propre compte. C'est donc un
long et profond travail d'acculturation, d'assimilation, au sens
le plus étymologique, que la Chine doit se livrer dans
son vaste Midi, son far-South, serait-on tenté de
dire. La conquête militaire, dans un sens, n'est qu'un premier
pas qui doit perdre sa raison d'être au fur et à
mesure de la sinisation des indigènes. On sait que, un
peu avant l'ère chrétienne, cette entreprise franchit
les cols et déboule sur la plaine du Tonkin. Car, il faut
s'en souvenir, la Chine se fait d'abord par la plaine. La montagne
est irréductible à la régularité des
rizières, soustraite aux moyens ordinaires de l'administration,
refuge des esprits indomptés, ermites, des hors-la-loi
et des sauvage, avec qui l'on commerce sur les lisières
en produits de la forêt, essentiels à la vie civilisée
elle-même. L'avancée sinisatrice dépasse et
englobe donc des fronts pionniers, des marches intérieures
qui créent le modèle des relations qui s'instaurent
aux frontières mouvantes de la poussée vers le sud.
Celle-ci d'ailleurs s'arrête dans le goulot où s'étrangle
le Tonkin, entre la mer et la Cordillère annamitique. Les
passes sont tenues par les redoutables gaillards que sont les
Cham, des marins malais hindouisés, étatisés,
védisés. Une lutte indécise se poursuivra
là pendant des siècles.
C'est là, dans ce réduit tonkinois, que se forge
lentement l'identité viêtnamienne. Lorsque soldats,
administrateurs et colons chinois s'installent à l'orée
de l'ère chrétienne, ces minces plaines instables,
fissurées par les fleuves, pénétrées
par les arêtes rocheuses des massifs montagneux, ont déjà
vécu une longue histoire humaine que nous avons du mal
à nous représenter. Mais à coup sûr
une des plus brillantes techniques du bronze a fleuri là,
avec les fameux tambours de Dong Son, que l'on retrouve dans toute
l'Asie du Sud-Est. Riziculture, villes fortifiées, commerce
maritime témoignent que les Chinois n'arrivaient pas là
chez des "sauvages", mais plutôt, les annales
en témoignent, chez des "barbares". Le faciès
culturel ne nous apparaît pas très clairement, en
raison justement de ces préjugés du chroniqueur
chinois. Il fallut soumettre les chefs locaux, probablement issus
de clans régnant sur des "tribus", dont les révoltes
allaient d'ailleurs être nombreuses. Alliances matrimoniales
et politique d'assimilation allaient peu à peu créer
une couche de ce que Edward Schafer appelle justement des créoles,
des métis sino-barbares par le sang, mais de plus en plus
sinisés culturellement. Le vieux fonds culturel commun
des anciens peuples de l'Indochine et du Sud de la Chine, souvent
de langue môn-khmer ou thai-kadai, allait être submergé.
Les barbares, "nus et tatoués", mâcheurs
de bétel, apprenaient les bonnes manières et les
imposaient à leur tour à leurs serfs villageois.
C'est de cette élite créole que se dégagèrent
plus tard les partisans de la sécession et de l'indépendance.
Investis de pouvoirs traditionnels par leurs relations de parenté
locale, ils se sentaient aussi légitimement chinois que
les administrateurs que continuaient à dépêcher
le trône pour contrôler les provinces lointaines.
Des secousses violentes et l'affaiblissement des Tang aboutirent
à la sécession du X e siècle
et à l'indépendance.
Dès lors, et jusqu'à la fin du XIX e siècle, l'identité viêtnamienne
allait se jouer sur un même axe: la conformité au
modèle chinois, étalon de l'humanité parfaite
et la méfiance, sinon l'hostilité, envers une Chine
toujours soupçonnée, non sans quelques bonnes raisons,
de ne pas admettre que de si parfaits émules de sa civilisation
puissent rester en dehors de son contrôle direct. D'où
le tribut, symbole autant que commerce, envoyé par la cour
viêtnamienne à un suzerain qui n'était reconnu
comme tel que dans la mesure où il se désistait
gracieusement de toute velléité d'hégémonie.
La terre n'a qu'un centre et le ciel qu'un axe: c'est à
cela que l'empereur viêtnamien rendait hommage, lui qui
résidait au Sud, dans ces mers chaudes et ces climats pestilentiels
qui ne pouvaient prétendre à aucune centralité.
Il fallait donc marquer son indépendance par rapport au
fait chinois, mais la meilleure façon de le faire devait
être aussi la plus chinoise. Le vieux fond austroasiatique
des croyances, des goûts, des préférences
alimentaires ou esthétiques, s'est adapté et camouflé
pour subsister. Comme dans toute la Chine d'ailleurs, la résistance
culturelle à l'impérialité confucéenne
n'a cessé de ressurgir et d'imprimer à l'histoire
locale des mouvements de balancier, contrariés par les
rappels vigoureux à l'orthodoxie du milieu royal et mandarinal.
La mémoire des origines non-chinoises s'est perdue, mais
le sentiment de l'originalité ne s'est pas démenti
jusqu'aux manifestations de légitimisme de la Cour annamite,
quand les Mandchous renversèrent la dynastie Ming, au milieu
du XVII e
siècle.
Le Viêt-Nam, parmi quelques autres peuples en Asie, apparaît
ainsi comme une sorte de nation d'avant la période du nationalisme.
Pourtant il ne faudrait pas penser que le ciment de l'édifice
serait un nationalisme d'avant la lettre: jusqu'à la période
coloniale, l'idéologie de l'Etat qui membre la société
autour d'un fils du Ciel, est le confucianisme; c'est lui qui
tient en échec toutes les tentations de retour à
des formules de type féodal, qui assure l'intégration
économique par d'énormes travaux publics, qui réalise
l'homogénéisation culturelle en codifiant et en
uniformisant les rites, la langue, le canon littéraire,
etc. Voyons là des processus, des directions, parfois réversibles,
et non des situations stables, acquises.
De tous les Etats de la mouvance sino-confucéenne, la Corée
était peut-être celui où l'unité, au
moins linguistique et culturelle, était la plus poussée.
La Chine n'a toujours pas fini de se faire et les bastions du
monde "barbare" se maintiennent encore aujourd'hui.
Les résultats préliminaires du dernier recensement
en Chine montrent l'existence de 60 millions de "minoritaires"
sur un total qui approche le milliard d'hommes. Mais leurs territoires
recouvrent une énorme partie de l'actuel Etat chinois.
Ce chiffre comprend les peuples pasteurs et nomades du nord et
de l'ouest, de langues turques, mongoles et apparentées.
Cet "empire des steppes" n'a cessé, depuis la
préhistoire, d'envoyer des vagues de populations qui se
sont fondues dans le creuset sinique. Dans le grand Sud et le
Sud-Ouest, la situation est historiquement différente.
Devant la poussée militaro-administrative de l'imperium,
chefferies et tribus avaient à choisir entre se soumettre
et s'acculturer, se retirer dans des zones moins contrôlables,
montagnes ou déserts, ou reculer et migrer par étapes
vers des confins toujours plus lointains. Ces trois attitudes
ont été adoptées, parfois simultanément
par certains groupe
Certains auteurs pensent, par exemple, que l'origine des Birmans
est à chercher au Kansu, dans le Nord-Ouest de la Chine.
Pour des raisons que l'on ignore, un groupe, en cousinage linguistique
avec ceux qui allaient ou étaient en train de peupler le
Tibet, s'est mis en mouvement vers le sud, changeant d'environnement
et de culture matérielle, devenant en particulier en milieu
plutôt tai, un peuple cavalier et éleveur de chevaux.
De nouvelles secousses le remirent en route vers Ta-li, à
l'ouest, d'où, par un classique couloir, ils débouchèrent
en Haute-Birmanie, aux alentours de l'an mil. C'est la rencontre
là avec le bouddhisme qui allait leur donner à la
fois les moyens de l'Etat et ceux de la résistance à
la pression chinoise qui était sur leurs talons. D'innombrables
peuples allaient ainsi migrer par sauts pour échapper à
l'intégration dans l'imperium. Une tradition tenace fait
ainsi arriver au Tonkin, longtemps avant les armées chinoises,
l'un des éléments constitutifs du Viêt-Nam,
en provenance du Fou-Kien, en face de Formose, qui apportèrent
un nom, les Yueh ou Viêt, dont le sens est à peu
près "ceux qui ont franchi, ont transgressé",
sans doute des transfuges de l'expansion de l'Etat tchou ou tsin.
L'exemple le plus massif est celui des peuples de langue tai.
Peut-être venues du centre de la Chine, des populations
de langue tai forment, aujourd'hui encore, sous le nom de Chuang,
la plus grosse "minorité" du coin sud-ouest,
Kouang-si, Kouei-tchou et Yunnan. Mais leurs migrations ont duré
des siècles. Ils ont sans doute submergé l'élément
môn-khmer dans la préhistoire tonkinoise, dans l'hypothèse
où ils sont responsables de la tonalisation de la langue
viêt. Et l'histoire de l'Indochine est en grande partie
l'histoire de l'infiltration des Tai et de leur montée
en puissance quand ils rencontrent, eux aussi, le bouddhisme et
sa philosophie politique, pratiqués par les Môn et
les Khmers. Encore aujourd'hui, mais cette fois-ci plutôt
dans le cadre d'une recherche des "racines" inspirée
par le nationalisme moderne, les Thailandais sont fascinés
par ce district qui pointe au sud du Yunnan, juste au nord du
Laos, le Sip Song Panna où l'on parle un thai aisément
reconnaissable, mais où la vieille culture a été
moins qu'en Thailande et au Laos remaniée par le bouddhisme
et l'influence occidentale. Les autorités chinoises ne
manquent d'ailleurs pas d'exploiter cette récente nostalgie
des "origines".
On aura remarqué que nulle barrière géographique
n'a paru capable d'arrêter l'expansion de l'Etat chinois
dans sa quête qu'il comprend comme civilisatrice et humanifiante,
sinon les vastes étendues désertiques où
l'écologie impose un mode de vie essentiellement nomade.
Ce n'est qu'au XVIIe siècle que Formose s'intègre
complètement au monde chinois. Aujourd'hui, sous nos yeux,
le processus se poursuit d'un côté par la colonisation
des steppes mongoles, dzoungares, ouighoures, des vastes contreforts
et des plateaux du Tibet et par un effort de sinisation des minorités
nomades et musulmanes du nord, des Tibétains lamaïstes
et des minorités du sud-ouest. Le soi-disant respect des
coutumes des minorités nationales, de leurs langues en
particulier, va de pair avec une intégration politique,
économique et administrative qui transforment la coutume
en folklore et l'autonomie locale en instrument de pénétration
de l'Etat central.
Il n'est guère possible d'expliquer pourquoi ces peuples
man, "barbares", ont, à toutes les étapes
de l'histoire, refusé, au moins pour des parties d'entre
eux, l'intégration dans l'Etat. On pourrait peut-être
saisir l'essence du phénomène en interrogeant les
derniers en date de ces peuples réfractaires, les Hmong
(que l'on a souvent appelés Méo).
Plus que quiconque dans la région, sans doute, les Hmong
nourrissent le sentiment de la perfection de leur propre humanité,
à laquelle on appartient autant par l'ascendance lignagère
que par la soumission à la coutume et aux manières
qui sont propres au groupe. D'où un traditionalisme ombrageux
et quasi-absolu, et une reconnaissance de l'Autre hmong qui décroît
vite avec la distance. Agriculteurs itinérants, emmenés
dans le courant d'une migration séculaire, les Hmong vivent
en unités petites, très dispersées, sur les
crêtes de montagnes dont les flancs et les vallées
ont été peuplés par des migrations plus anciennes.
Société anarchique, incontrôlable et incontrôlée,
elle ne se reconnaît qu'à court rayon. Elle s'inquiète
peu de son histoire, ne se connaît pas de territoire, ne
connaît avec ses voisins, au mieux, que la paix armée.
Par le sentiment qu'ils ont d'eux-mêmes, les Hmong font
irrésistiblement penser à ces Amérindiens
qui ont réussi à survivre à l'extermination
par leur seule force morale, c'est-à-dire l'affirmation
inébranlable, face aux circonstances les plus accablantes,
de leur identité et de sa valeur.
Avec des variations considérables quant au contenu de leurs
identités culturelles, on trouve le même modèle
chez presque tous les peuples de la région, Yao, Karen,
Akha, Kachin, Lolo (Yi), etc., sans compter les petits groupes
de langue môn-khmer, ilôts-témoins d'une époque
lointaine où les cultures austroasiatiques dominaient la
région. A vrai dire, c'est surtout le regard de l'ethnologue
ou du linguiste qui regroupe ces fragments éclatés
de peuples que l'on imagine originels. Les parties de ces entités
dispersées ne manifestent aucune aspiration à reconstituer,
ou à constituer des unités plus vastes, même
au sein des pires tourmentes politiques. Pendant la guerre d'Indochine,
les Hmong se trouvaient engagés d'un côté
comme de l'autre, nulla vergogna. Si l'on parle donc de
"peuple" hmong, karen ou autre, dans ce contexte, il
faut lui donner un sens purement théorique: la réalité,
la limite sociologique de l'identité culturelle et politique,
c'est le village et les villages avoisinants (parfois assez loin)
qui sont avec lui en relation d'échange et de parenté.
La conscience de l'identité s'arrête là, à
quelques jours de marche.
On remarquera donc que ces groupes qui refusent de se laisser
intégrer rejettent aussi toute possibilité d'intégrer
et d'assimiler un autrui étranger, bien que l'endogamie
culturelle ne puisse évidemment être absolue. Je
me souviens avoir lu, dans un vieux Burma Gazetteer, les
remarques légèrement étonnées d'un
administrateur britannique, dans une région du nord-ouest
de la Birmanie: il avait interrogé un groupe de "Kachin";
ceux-ci lui avaient expliqué qu'ils venaient d'une autre
vallée où ils avaient vécu vingt ans à
proximité d'un village kachin, qu'ils en avaient pris la
langue et les moeurs, qu'auparavant ils vivaient ailleurs et qu'ils
n'étaient pas kachin. Mais personne ne put lui dire quelle
était leur "identité" antérieure
et les plus vieux ne semblaient pas se souvenir de la langue qu'ils
avaient parlée. Ce groupe, apparemment quelques familles
cognatiques, avait donc "emprunté" par osmose
une identité que les prêteurs involontaires ne reconnaissaient
peut-être pas, mais une ou deux vallées plus loin,
elle serait acquise jusqu'à ce que, peut-être, une
nouvelle opportunité lui fasse à nouveau changer
de visage.
Ce genre de cas doit être assez courant. L'histoire nous
montre certes comment des langues se maintiennent contre vents
et marées, mais aussi avec quelle déconcertante
facilité des groupes, parfois très nombreux, changent
de langue au gré des circonstances et revêtent de
nouvelles cultures, comme si elles venaient du décrochez-moi-ça.
Que le Levant fragmenté, hellénistique, byzantin,
christianisé, persisant, s'arabise aussi vite à
la venue de l'islam est tout à fait étonnant. Mais
qu'en même temps y subsistent, et jusqu'à notre siècle,
autant de minorités, toutes plus ou moins schismatiques,
et jusqu'à des villages en Syrie et en Iraq, où
l'on continue à parler l'araméen, cela ne manque
pas non plus de surprendre. D'un terroir à l'autre, on
passe ainsi du malléable à l'infrangible. Quelle
sociologie historique rendra compte de l'existence de cette poignée
de villages, en pleine Thailande, où s'est maintenue, ainsi
que l'a montré récemment le linguiste français
Diffloth, la vieille langue môn, submergée tout autour
par le thai depuis une dizaine de siècles? Ces gens ignorent
évidemment qu'ils parlent môn; ils sont coupés
depuis des siècles et par des centaines de kilomètres,
des populations héritières de la langue et du brillant
passé môn, en Birmanie.
Mais revenons à notre Cordillère annamitique. Pendant
que l'élite créole de la colonie chinoise du Tonkin
parvient à s'émanciper, elle ne peut que reprendre
à son compte la problématique du rapport avec les
man, ceux que l'on nommera en viêt les moï,
les "sauvages". Les massifs du nord-ouest et de l'ouest
sont solidement tenus par des tribus que l'historien a peine à
identifier. Elles parviennent même un moment à se
confédérer dans un puissant Etat, le Nan Chao, qui
défie la Chine. Au sud, les Chams montent la garde. Avec
les gens des montagnes, il faut pactiser; l'appareil viêtnamien
ne fonctionne qu'en plaine, avec les gros bourgs rizicoles dotés
d'une hydraulique coûteuse et complexe. La marche vers le
sud, commencée deux millénaires auparavant dans
le bassin du Hoang Ho doit se poursuivre par la conquête
de ces plaines qui, sur la côte du futur Centre Viêt-Nam,
sont autant d'alvéoles entre les arêtes rocheuses
qui plongent dans la Mer de Chine. Guerre et colonisation militaire
à la romaine, avec les don diên, les villages
de vétérans démobilisés sur place,
vont être les moyens d'une avancée par à-coups,
assez lente pendant trois à quatre siècles. A ce
stade-là, c'est la guerre totale; la population vaincue
est dispersée, l'espace même est réaménagé:
les colons vont jusqu'à redessiner l'hydraulique locale.
Mais au XVe siècle, à la chute définitive
du dernier royaume cham, la politique change. Certes il ne restera
rien des institutions politiques et religieuses du royaume cham,
mais les monuments restent (ils seront parfois réinterprétés
par la religion populaire viêtnamienne) et les hommes aussi.
Une partie des Chams s'est exilée au Cambodge (qu'ils avaient
férocement combattu) mais l'autre reste sur place et conserve
même la religion qui avait perfusé depuis longtemps
dans les classes populaires de cet Etat anciennement hindouisé,
l'islam. Comme en Chine du sud, la vague qui apporte l'appareil
d'Etat et son processus civilisateur, contourne les restes de
ce monde hindo-malais-javanais, à tendances thalassocratiques,
et l'isole. Les Chams sont enclavés et tombent dans l'oubli:
ils reconstituent une chefferie, cachent leurs trésors
et les objets sacrés du culte royal chez leurs alliés
dans les montagnes et se replient sur une religion qu'ils comprennent
mal et qui leur échappe. A l'instar de ces chrétiens
japonais qui, après la proscription, ont continué
à faire en secret les gestes du rite et à prononcer
les mots magiques, en déformant un latin qu'ils ne comprenaient
pas, les Chams, à l'époque de la défaite,
miment un islam dont le sens s'obscurcit vite puisqu'ils n'ont
plus de contact maritime et qu'ils perdent la connaissance de
ce latin qu'est pour eux l'arabe. Et quand le contact se rétablira,
plus tard, surtout avec le monde malais, une partie des Chams
refusera de se soumettre à une deuxième islamisation,
à un retour à l'orthodoxie qui se présente
comme un renoncement à la religion de leurs pères.
S'ils perdent le contact avec l'extérieur, et même
avec leurs frères du Cambodge, les Chams ne perdent pas
celui qu'ils ont avec leurs alliés des montagnes, chez
qui le cham sert encore souvent, jusqu'au début de ce siècle,
de langue de culture et d'outil véhiculaire. Le passé
non plus ne s'abolit pas et la ré-islamisation favorise
l'endogamie. Superbement ignorés par une société
viêtnamienne tout occupée à défricher
et à occuper les vastes horizons du grand Sud, les Chams,
amers et impuissants, se replient sur eux-mêmes et resteront
méfiants même à l'égard d'un nationalisme
moderne, parce qu'il leur apparaît impossible d'entrer en
conflit avec le Viêt-Nam armé de son Etat.