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157A

Sur la refonte des images brisées.Quelques lignes de synthèse en Asie, Colloque "Ethnicities and Nations", Houston (Texas), The Rothko Chapel, 28-30 octobre 1983, 98p.



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SUR LA REFONTE DES IMAGES BRISEES

Quelques lignes de synthèse en Asie

par Serge Thion

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(24 février 1983)




Les premiers "Occidentaux" qui débarquèrent dans un port de l'empire inca, à Tumbes, en 1527, furent un Espagnol, Alonso de Molina, et un Africain, qui apportaient quelques cadeaux pour le curaca, le régent du lieu, parmi lesquels figuraient des porcs et de la volaille, les premiers aussi de leur espèce à toucher cette province du Nouveau Monde. La foule s'esbaudit de l'apparence de ces étranges visiteurs. Elle s'esclaffa, elle toucha. William Prescott rapporte que lorsque le coq chanta, les gens applaudirent et "demandèrent ce qu'il disait".
Sur les côtes de l'Afrique australe, vers le seizième siècle, une rumeur courait. Henry Francis Fynn, le premier visiteur du royaume zoulou, rapporte que la croyance prévalait parmi les tribus de la côte que les hommes blancs étaient "un produit de la mer qu'ils traversaient sur de grands coquillages; ils venaient près des côtes pendant les tempêtes, se nourrissaient de défenses d'éléphants qu'ils ramassaient sur les plages si on en disposait là à leur intention; ils mettaient à la place des perles qu'ils trouvaient au fond de la mer".
Dans le delta du Mékong, en 1862, alors qu'ils s'efforçaient d'élargir leur précaire implantation à Saigon, les marins d'une canonnière française trouvèrent sur une berge une pancarte rédigée à leur intention. Paul Mus l'a citée à plusieurs reprises: "Tous les habitants de la province de Go-công font d'un commun accord cette déclaration... Votre pays appartient aux mers occidentales, le nôtre aux mers de l'Orient. Comme le cheval et le boeuf diffèrent entre eux, nous différons par la langue, par l'écriture et par les moeurs. L'homme fut créé autrefois par races distinctes. Partout il a la même valeur, mais sa nature n'est pas la même... Si vous persistez à porter chez nous le fer et la flamme, le désordre sera long, mais nous agirons selon les lois du Ciel. Notre cause finira par triompher... Vous avez pris nos provinces pour ajouter aux richesses de votre empire, à l'éclat de votre renommée. Voulez-vous une concession pour vaquer dans le pays à vos occupations commerciales? Nous y consentons. Mais si vous refusez, nous ne cesserons de lutter pour obéir à la volonté du Ciel. Nous redoutons votre valeur, mais nous craignons le Ciel plus que votre puissance. Nous jurons de nous battre éternellement et sans relâche. Lorsque tout nous manquera, nous prendrons des branches d'arbre pour en faire des drapeaux et des bâtons pour armer nos soldats. Comment alors pourrez-vous vivre parmi nous?"
Trois contacts, trois réactions, trois points de départ pour des histoires divergentes. Ces endroits, ces moments du contact sont en effet cruciaux à maints égards. D'abord par ce qu'ils révèlent: révélation d'un autrui historique et social-- c'est l'aspect spectaculaire, le choc philosophique- et révélation du soi, déploiement de la négativité devant ce positif- l'autre comme homme- brusquement surgi. Devant tous les monuments et les traces laissés par les Autres, l'inquiétude occidentale a toujours cherché le "contact avant le contact, le même sous l'Autre". Que ce soit devant la splendeur d'Angkor, les imposantes murailles de Zimbabwe, les statues de l'île de Pâques, les tumulus de l'Amérique du Nord ou les temples de la Mésoamérique, on cherchait le mystère, le secret d'une émigration inconnue qui aurait relié l'antiquité occidentale à ces rejetons ignorés. Des fortunes d'ingéniosité ont été dépensées pour démontrer que les Vikings avaient découvert l'Amérique, que les Phéniciens ou les Grecs avaient circumnavigué l'Afrique, que les Péruviens avaient abordé en Polynésie, que les Romains avaient atteint la Chine, que les Espagnols avaient découvert Hawaii, etc. La liste serait longue de ces soi-disant mystères. Vraies ou non, ces histoires sont surtout dénuées de la moindre importance. Ce qui fait le contact, événement décisif, c'est que le choc engendre un double processus: celui de la tentative d'asseoir la domination occidentale, et celui de la désintégration de l'équilibre politique local.
Lorsqu'Alvaro de Mendana découvre l'archipel des Marquises, dans le Pacifique Sud, le 28 juillet 1595, il repart le 5 août, après avoir laissé sur les rivages quelques croix et quelques centaines de cadavres indigènes. Mais le vrai contact n'allait s'établir que deux siècles plus tard, car entre temps, il ne s'est rien passé. Le contact, quand il s'établit dans les îles, veut dire en l'espace d'une ou deux générations, effondrement politique, décimation par les maladies, abandon des institutions vertébrales, christianisation et désertification du centre des Îles. Il n'est même pas besoin de violence, bien que les envahisseurs ne s'en soient généralement pas privés. Le même tableau peut être peint, en couleurs encore plus sombres, en ce qui concerne les Amériques. En Afrique et en Asie, les sociétés locales ont beaucoup mieux résisté au choc. C'est, je suppose, parce qu'elles sont reliées, de proche en proche, avec ce monde européen en subite expansion et qu'hommes, choses, idées, ont toujours cheminé sur les pistes poudreuses qui sillonnent et relient l'Afrique et l'Eurasie. Il n'y avait pas là, au sens strict, d'isolation qui rendait le choc de la rencontre si brutal.
On peut même dire que le contact, en Asie, n'a pas été un choc. Les premiers voyageurs occidentaux à arriver en Inde, puis en Chine et en Asie du Sud-Est sont d'obscurs marchands, de modestes prêtres qui arrivent par voie de terre, après les Croisades. Ils empruntent les moyens de transport locaux et n'ont pas grand'chose à proposer. Ils font piètre figure devant la munificence des cours où on les reçoit comme ces curiosités barbares qui amusent les dames et donnent l'occasion aux poètes de faire un mot. La capitale chinoise est toujours friande d'exotisme et les tributs qui parviennent des mers du Sud recèlent souvent d'amusantes surprises. Car ces Occidentaux arrivent dans un monde où le niveau du commerce international est incomparablement plus élevé. Le mécanisme des moussons permet, depuis au moins deux millénaires, des échanges réguliers entre l'Inde et la Chine par l'intermédiaire de grands comptoirs qui s'établissent à mi-chemin, selon les moments, sur l'isthme malais ou les côtes de Sumatra ou sur les rivages indochinois. Ces comptoirs servent à transborder les marchandises des bateaux venus de Chine sur ceux venus de l'Inde et réciproquement. Mais le pivot de ces échanges, c'est l'Inde qui commerce aussi avec le Proche-Orient, par terre et par mer. Et l'islam impulse encore le commerce puisque bientôt les marchands musulmans s'installent aussi dans les détroits de la Sonde et ne sont pas longs à arriver à Canton. A l'époque où Rome n'est plus qu'une bourgade malodorante et le Pape un petit chef de guerre, Canton est une immense place commerciale, avec des centaines de milliers d'habitants, dont une moitié d'étrangers surtout musulmans. On y parle toutes les langues de l'Asie, on y tolère toutes les religions et l'on y fait un commerce fructueux, étroitement contrôlé par l'administration. Encore une fois les Occidentaux, dans ces Babel maritimes, devaient passer inaperçus. Il fallut la puissance navale des Portugais pour que les Européens prennent rang parmi les puissances marchandes ayant un poids, et ce n'était pas le premier.
Cette situation ne change vraiment qu'au XIXe siècle, avec la marine à vapeur et l'artillerie moderne, c'est-à-dire les retombées stratégiques du début de l'industrialisation. Jusque là, dans l'ensemble, les Européens ont surtout manifesté, aux yeux des Asiatiques, les traits que l'on octroie normalement aux barbares: manque absolu de manières, violence des comportements, avidité, aspect et coutumes bizarres, tirant sur l'animal, ce que soulignaient encore une pilosité exagérée et une odeur nauséabonde.
Il ne faudrait pas croire que cette perception soit totalement abolie. La répugnance physique inspirée par les Occidentaux est encore très vive dans une bonne partie de l'Asie. Je me souviens de ce vieux monsieur chinois de Padang, à Sumatra, polyglotte pétri de culture européenne, qui, m'ayant pris en amitié, me demanda un jour sur le ton de la confidence: "Expliquez-moi, s'il vous plaît, pourquoi tous ces voyageurs occidentaux, qui n'ont sans doute pas beaucoup d'argent, mais qui n'en ont sûrement pas moins que nous, sont si sales, si déguenillés, si obscènes? Font-ils ça aussi chez eux?"

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De leur côté, les Européens mettront beaucoup de temps pour comprendre -- un peu -- à qui ils ont affaire. D'une manière générale, et les récits de voyageurs en témoignent, ils se satisferont de clichés assez pratiques. Leurs incompréhensions et leurs insensibilités prendront place en bloc dans la rubrique des "mystères de l'"âme asiatique"". La profondeur et surtout la continuité des processus historiques en Asie a créé une chatoyante diversité culturelle, qui rend les peuples d'Asie fort étrangers les uns aux autres. On ne saurait, sans accumuler de forts volumes, décrire la multiplicité des identités sociales et culturelles en Asie, ni même dans le secteur plus limité de l'Indochine. Si j'appelle "peuple" un groupe d'hommes qui partagent une langue, un passé, des habitudes techniques et économiques et qui savent qu'ils le partagent, je pourrais peut-être identifier deux ou trois cents "peuples" dans la seule Indochine, dont certains regrouperont quelques dizaines de personnes et d'autres des dizaines de millions. Je ne pourrai évidemment jamais résoudre complètement la question théorique de la définition de ces peuples. Cette question se pose d'ailleurs dans la pratique des administrations, en particulier dans les Etats communistes qui reconnaissent en leur sein l'existence de "nationalités" variées, minoritaires, qui ont droit à des statuts particuliers destinés en principe à respecter tel ou tel particularisme social, culturel ou même économique (mais non, évidemment, politique). Ainsi le Viêt-Nam, après la réunification, a-t-il voulu procéder à une sorte de recensement de ses "minorités nationales". Les ethnologues furent donc requis: ils se heurtèrent tout de suite à des questions insolubles de taxinomie, aucune définition n'ayant assez de généralité pour retenir des groupes de gens dont les genres de vie sont si variés. Et certains groupes étaient très mal connus. Il fallait donc les voir, les décrire et les classer. Cette entreprise dont l'intérêt scientifique, pour secondaire qu'il fût au départ, n'en était pas moins considérable, ne pouvait aboutir qu'à des absurdités à la Kafka, car cette classification n'était pas sans avoir une importance pratique pour les gens concernés, puisque l'administration leur garantissait tel ou tel privilège économique. Des revendications se firent jour que les ethnologues, pris entre l'enregistrement des particularismes des gens sur place et le peu d'empressement de l'administration à reconnaître de nouveaux statuts, étaient chargés d'évaluer.
On vit ainsi se reproduire, avec des variantes, la scène suivante: un village, dans une vallée, revendique une identité autre, en arguant d'une coutume, d'une variation dialectale, d'un privilège soi-disant reconnu du temps des empereurs, etc. S'ils gagnent leur cause, leur statut de "minorité" leur permettra d'échapper à tel impôt, ou leur donnera le droit d'abattre leurs cochons sans avoir à en demander l'autorisation officielle. L'ethnologue doit dire le droit, mais l'administration décide en dernier recours.
On a ainsi atteint un chiffre de près de cent cinquante "minorités nationales" mais il semble devoir diminuer, de nombreux cas étant soumis à révision. Il n'y a aucun moyen de se sortir d'une telle problématique. Mais, même si elle aboutit à des absurdités administratives, elle témoigne d'un fait massif, incontournable: au Viêt-Nam, comme dans les autres Etats de la région, le peuple dominant, propriétaire des institutions et des religions d'Etat, n'occupe qu'une partie, parfois relativement faible, de l'espace. Dans le reste, des peuples différents, parfois cousins, parfois radicalement étrangers, mènent des existences dissemblables. Autant d'identités qui nous sont plus ou moins connues, au hasard des contacts, des témoignages, des études menées chez eux pour des raisons qui n'ont pas toujours été avouables. Une certaine ethnographie y a perdu son âme. Paix aux uns et aux autres.
Je ne me propose, dans les pages qui suivent, que de réfléchir à quelques aspects du contact et des conflits qui sont intervenus entre quelques-uns de ces peuples, à la fois entre eux et avec l'Occident et sa modernité. Jeu multiple, où les rôles s'échangent, où les règles varient, tant est difficile aux hommes de se penser différents.
Je tirerai peu de conclusions puisque le jeu se joue encore. Mais avant d'y entrer, quelques considérations me paraissent nécessaires à titre d'avertissement.

2. CULTURE, TRADITION, OCCIDENT

La culture occidentale domine aujourd'hui le monde et cette domination ne cesse de s'élargir et de s'approfondir. Il ne serait pas très facile de définir précisément ce que l'on entend par "culture occidentale". On y voit d'abord un genre de vie matériel, urbain, avec un cycle court de production-consommation. Humainement, c'est l'extension indéfinie du salariat et la destruction des solidarités non-économiques, l'individualisation de la personne. Mais tout ceci n'est que l'enveloppe: le contenu culturel, le noyau moteur est assez difficile à saisir. On convient habituellement que le rationalisme et les Lumières en sont le barycentre. C'est ce qui ressort d'une histoire de la civilisation qui relie chefs-d'oeuvre et sommets de la pensée dans un déploiement qui doit tout aux légitimations idéologiques et presque rien à l'enregistrement du banal, du quotidien, du vécu. Cette rationalisation, valeur suprême et fin dernière du remaniement religieux, politique et économique, on nous l'a montrée à l'oeuvre, accouchant de ces étranges siamois, la modernité et le capitalisme. Grâce soit rendue aux illustres sociologues qui en ont suivi les traces et recomposé le sévère visage. Mais force est de constater qu'il s'agit largement d'une illusion. La rationalité est, sous nos yeux, spectaculaire surtout parce qu'elle est incorporée dans des objets, des machines, des règles d'usage et des modes d'emploi qui passent pour de la philosophie ou de la politique. Le rationnel ainsi est surtout ré-el, chosification, produit à la chaîne, Sachen und Saetze, objets comme enchaînements discursifs, les seconds emballant les premiers. En dessous de ces grandes nappes de chaînage matériel, on trouve d'autres rationalités, petites, individuelles, à court rayon qui, là, ne sont plus l'apanage d'un Occident qui se hausse du col. Emportés par le morne flot de la vie moderne, l'acteur social moyen, encadré par ses contraintes et ses perceptions tronquées, ne manifeste ni plus ni moins de rationalité profonde que le serf tibétain, le pêcheur des Maldives ou le chamelier somali. Son savoir est plus fragmenté même, plus incohérent, ses relations sociales et affectives plus floues, son dénuement devant les alea de l'environnement plus marqué. Pour l'homme qui est avant, ou à côté, de la modernité, le guide est la tradition, savoir garanti, polyvalent, agissant, entièrement dérobé à l'investigation rationaliste qui ne reconnaît pas les signes qui l'informent. Il faut, pour arracher les hommes à la tradition, les obliger d'abord à déguerpir. Certes, rien d'immobile dans une tradition. Les sociétés sans histoire et sans changement n'existent et n'ont jamais existé que dans la plate ignorance des cerveaux en pantoufles.
Massivement, le phénomène observable, là où la modernité s'installe, n'est pas tant le recul de la Tradition que la soustraction des hommes du domaine qu'elle régentait. Car enfin, où qu'on le prenne, le monde, à l'heure du contact avec l'envahisseur européen, se présente d'abord comme traditionnel. Mais cet Occident en expansion ne l'est pas moins. Un sémiologue qui s'est récemment fourvoyé dans l'histoire de la découverte du nouveau monde s'étonne et se scandalise à demi de voir en Christophe Colomb un esprit du Moyen-âge. La découverte de l'Amérique, c'est le début du monde moderne, ergo les découvreurs de l'Amérique sont des modernes. Il y a là une cascade de méprises. La périodisation qui fait de cette fin de siècle une charnière est évidement une vue de l'idéologie, celle de la modernité précisément.
Par ailleurs, le Moyen-âge est une période de changements intenses, de progrès économique (lent et irrégulier certes), d'innovations techniques et d'épanouissement intellectuel et philosophique. L'origine du moderne est là, si l'on tient à la chercher quelque part. Ce sont évidemment des hommes du Moyen-âge qui débarquent à Cuba en 1492 et parmi eux Colomb est certainement l'un des esprits les plus remarquablement libres. Il est certes moulé dans une tradition, mais il fait preuve d'une capacité d'adaptation et d'observation que l'on ne trouvera que rarement dans les générations de conquérants qui suivront ces traces et qui chercheront El Dorado en massacrant impitoyablement. Ces hispaniques proviennent tout droit d'un monde particulièrement rigidifié par la croisade contre l'islam espagnol et les sublimes grandeurs de la civilisation andalouse. 1492, c'est la chute de Grenade, et la conquête de l'Amérique s'inscrit dans la continuité directe du vandalisme des soudards fanatiques qui combattaient au nom de la Croix. C'étaient les nazis de l'époque, si l'on veut (bien que cette comparaison, à y bien regarder, fasse du tort aux nazis) et Las Casas, cet esprit si fraternel qui sut prendre la défense, opiniâtrement, des Indiens torturés, massacrés, brûlés, Las Casas voyait bien qu'il fallait la colonisation, qu'il fallait une main-d'oeuvre. Parmi les premiers, il suggéra d'aller la chercher en Afrique.
Si la colonisation est sans conteste la plus monstrueuse verrue que la face de l'humanité ait jamais portée, c'est aussi parce qu'elle était portée par le rationalisme qui organisait ses buts et ses méthodes. Il s'est révélé, à l'usage, le plus formidable négateur de l'humanité dans l'homme. Mais si on le prend à cette échelle-là, il faut constater que ses ravages se sont d'abord exercés at home, dans le champ des sociétés rurales d'une Europe qui finissait de vivre une aventure commencée cinq ou six millénaires auparavant, avec l'introduction de l'agriculture. La normalisation, essentiellement bourgeoise, des peuples d'Europe, s'est faite dans le sang et la misère. L'expropriation des paysanneries, l'encadrement urbain, la conversion forcée au salariat, rattrapant vite jusqu'aux fuyards qui traversaient l'Atlantique pour échapper à l'écrasement, préfigurent le sort qui allait s'abattre plus tard sur le reste de la planète. Personne n'y échappera.
La force de la modernité (j'entends par là le lubrifiant culturel qui permet le fonctionnement de la modernisation économique et sociale) est certainement sa remarquable pauvreté culturelle. On trouvera davantage de savoir, de capacité créative, de déploiement esthétique et philosophique dans le premier village africain ou hindou que dans un quartier de Paris, Londres ou New-York, où toutes ces activités existent, certes, mais comme séparées, objets à la fois de spécialisation pour leurs producteurs et d'indifférence pour leurs consommateurs: Il ne s'agit pas là des individus en tant que tels, mais des réseaux qui les impliquent. La culture de la modernité, produite industriellement, comporte tous les aspects de la chose, industrielle, standardisée, à fonctions programmées, composée de modules substituables, enrobée d'une forme design. J'ai ailleurs déjà parlé du prêt-à-penser; j'y ajouterai le prêt-à-jouir. C'est le peu de substance de cette culture, dû à la spécialisation, qui la rend consommable dans presque toutes les circonstances et sous presque tous les climats.
On dit souvent cette culture américaine parce qu'elle est en grande partie produite aux USA. C'est une illusion, comme celle qui consisterait à dire que la photographie est japonaise parce que les Japonais produisent l'essentiel des appareils qui la permettent. Outre le fait que sa fabrication aux Etats-Unis draine des spécialistes venus des quatre coins du monde, elle est reproductible partout où les facteurs de production sont concentrés. Paris, Berlin, Tokyo, voyez la montée des chantiers de fabrication culturelle et la similitude de leurs produits avec ceux qui viennent de Californie ou de la mégalopole new-yorkaise. Une soupe culturelle destinée à être excrétée aussitôt qu'avalée ne laisse évidemment guère de traces. C'est pourquoi elle est consommable aussi bien par l'ouvrier de Detroit que par le berger peul ou le coolie javanais. Sinon par eux, en tout cas, par leurs fils.
La culture "américaine" ne remplace pas les autres, elle en serait bien incapable. Les autres disparaissent, comme elles ont disparu chez nous: parce que les gens qui les portent émigrent et qu'ensuite ils n'ont plus le temps, dévoré par le travail et le devoir d'en consommer le maigre fruit.
Il reste que des milliards d'individus, dans les villages et dans les banlieues du tiers-monde, n'ont pas encore les moyens de consommer les produits de masse de l'industrie culturelle. Souvent, en marge des sociétés traditionnelles, assassinées par le changement économique, ils restent dans les limbes d'une société bourgeoise, intégrée, protégée. Il demeure la mémoire, la mémoire des temps et des gestes anciens, des paroles fondatrices, des recours salvateurs. Cette mémoire est active, elle réintroduit subrepticement l'humanité de la tradition pour réencadrer les exilés, restructurer les familles, réorganiser les croyances. Mais comme presque tous les phénomènes qui semblent caractériser ce que l'on appelle le tiers-monde, celui-ci se manifeste aussi, discrètement camouflé, au coeur des métropoles industrielles. Les immenses lacunes que laissent dans les besoins humains les fastes illusoires de la modernité sont autant de niches où se logent des fragments épars de tradition, parfois empruntés, parfois hérités, parfois reconstitués, venant de loin presque toujours. Ces savoirs en miettes, ces aspirations à une unité onirique de la vie, ces oublis sauvages sont comme le yin, antagoniste et complémentaire, par la force des choses, d'un yang de la revendication culturelle, de l'affirmation rationaliste, de la suprématie d'un logos régisseur et gestionnaire qui remanie sans cesse le social pour l'adapter à des fins économiques où il n'a jamais son compte. Ainsi voit-on des physiciens verser dans la mystique, des banquiers faire de l'alchimie, des administrateurs consulter des voyantes. Le rationnel suscite l'occulte, le moderne ressuscite la Tradition. Tradition morcelée, dispersée comme les cailloux du Petit Poucet.

3. NATIONALISME

Une comparaison entre trois pays comme la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la France peut apporter ici quelques lueurs. C'est la Révolution française qui allait fournir le premier modèle du passage de l'Ancien régime à la Nation-Etat. Le nationalisme qui se faisait jour dans la petite bourgeoisie urbaine allait se révéler un instrument de domination beaucoup plus efficace que l'ancienne sujétion à la monarchie. Il permettait d'enraciner l'Etat moderne d'une manière plus extensive et plus profonde dans la paysannerie. Il fédérait les classes et les régions mieux que l'Eglise et il permettait d'étendre et d'approfondir l'intégration économique et l'exploitation des ressources et de la main d'oeuvre. L'Etat s'ouvrait aux bourgeoisies provinciales et les solidarisait. Tour à tour, le récit de la Révolution et l'épopée napoléonienne allaient servir de mythe fondateur à un nationalisme qui allait peu à peu perfuser dans la culture et la conscience des masses rurales. Les conflits entraînés par les luttes pour la possession de la terre faisaient varier localement la pénétration de l'idéologie nationaliste et la prééminence de l'Etat dans les affaires locales. Il se dessinait ainsi une carte politique contrastée où se nouaient des oppositions locales entre république et monarchie, nation moderne et ancien régime, église et laïcité, droite et gauche. On sait la permanence de ces clivages, même recouverts en fin de siècle par une avancée du nationalisme due à la généralisation de l'instruction publique. Devant les résistances paysannes et régionales, l'Etat devait en effet créer un corps spécialisé chargé de répandre l'idéologie nationaliste. Trois enseignements en étaient les instruments principaux: l'histoire, la géographie et l'instruction civique. En soustrayant les enfants à leur milieu familial, on tâchait de leur donner une identité nouvelle, dans un espace élargi et restructuré, au sein d'une séquence temporelle chargée de signifiants qui devaient abolir les différences réelles et relier les individus à une communauté imaginaire et sanctifiée, la France. Les résultats de cette prise en main de l'éducation allaient se révéler satisfaisants puisque l'on pouvait envoyer en 1914-18 des millions de paysans au massacre avec une efficacité dont l'Ogre lui-même, Napoléon, n'aurait pas pu rêver.
La Grande-Bretagne avait suivi une voie différente. L'échec de la révolution au XVIIIe siècle, n'a pas empêché la montée de la bourgeoisie. Mais le champ idéologique n'a pas été déblayé comme en France et le nationalisme britannique, qui a trouvé son meilleur terrain d'expansion dans l'Empire, n'a jamais pu déraciner les sentiments d'identité collective de communauté, qui n'étaient reliées que par la mécanique de la monarchie. Aujourd'hui encore, Gallois, Ecossais, sans parler des Irlandais ont à leur disposition un nationalisme local qui n'est pas complètement inclus dans le britannique. George Orwell qui fut un si fin et si profond critique du nationalisme, se sentait fort attaché à ce qu'il appelait le "patriotisme" anglais, ce sentiment d'appartenance à une identité culturelle spécifique, issue de l'histoire de la campagne anglaise, et dont il voyait venir la disparition au terme du développement industriel. Ce patriotisme de clocher, cet attachement à un modeste terroir, un parler, des paysages, une cuisine, une sociabilité spécifique, on le retrouvera presque toujours sous la nappe du nationalisme lié à l'Etat, enseigné par l'école et l'armée, renforcé par l'intégration économique et la mobilité sociale.
L'Allemagne est encore un autre cas. Quand l'idée de nation se répand dans une intelligentsia issue des couches commerçantes, c'est le contre-coup de la révolution française et c'est une subversion de l'ordre politique imposé par le traité de Vienne. Le nationalisme allemand du début du XIXe siècle se trouve aux prises avec une trentaine d'Etats qui s'affaiblissent et qui cherchent des garanties du côté de la Prusse ou de l'empereur. C'est pourquoi le nationalisme allemand se donne d'abord comme un projet culturel, comme une volonté de restructurer un espace indûment occupé par des systèmes politiques vétustes. Ces aspirations ne seront même pas satisfaites par la réalisation de l'unité allemande en 1870, puisque c'est la Prusse qui la fait à son profit. La jonction entre le nationalisme panallemand et l'Etat a donc été retardée jusqu'aux lendemains de la première guerre mondiale.
L'histoire des nationalismes est d'une grande diversité et chaque cas est, à vrai dire, singulier. C'est l'une des idéologies qui sont à la disposition des Etats modernes en quête de légitimité. Ce n'est pas la seule mais elle répond particulièrement bien aux voeux des petites bourgeoisies montantes qui veulent s'approprier l'appareil d'Etat et la rente foncière. Ce qui est moins mis en évidence, en général, c'est l'aspect artificiel, non-spontané, du nationalisme; les efforts énormes qu'implique sa propagation: il faut d'abord qu'une bonne partie des intellectuels se mobilisent pour réécrire l'histoire, adapter les mythes fondamentaux- et fondateurs- au contexte local, remanier les généalogies culturelles; bref, il faut, à partir des réalités sociales, maquiller et retoucher un portrait culturel qui soit ensuite sanctifié par l'Etat et sa liturgie politique. Voyons comment, en ce moment, le Roumain Ceaucescu triture l'histoire des Daces pour en faire l'origine d'une "nation"; comment, il n'y a guère, le fils d'un colonel putschiste, Reza, s'annexait le vieux nom des Pahlevi et remontait à Darius; comment le régime d'Atatuerk était tenté de s'annexer le passé hittite, comment le régime de Damas a arrêté, un temps, les fouilles du remarquable site d'Ebla, par crainte de voir les Israéliens profiter de la découverte des archives sur tablettes pour revendiquer des territoires syriens, crainte d'ailleurs parfaitement justifiée par les manipulations historiques auxquelles se livrent quotidiennement lesdits Israéliens.
Ces exemples (j'en pourrais donner mille) peuvent prêter à sourire, bien qu'ils servent de toile de fond à toutes les tueries modernes, mais il faudrait garder à l'esprit la fable de la paille et de la poutre. L'histoire nationale, telle qu'elle s'enseigne aujourd'hui dans les pays industriels, est une honte intellectuelle. Et les commissions internationales qui se réunissent pour "harmoniser" les programmes d'enseignement et les manuels, ne servent qu'à équarrir également les poutres. Un enseignement qui voudrait libérer les esprits commencerait par supprimer l'histoire nationale qui n'est, après tout, qu'un décalque naïf de la vieille théologie.
Fabriqué avec un cynisme intellectuel qui n'a sans doute d'égal dans aucun autre domaine de l'esprit, le nationalisme est mis en scène par le monde politique. Le moindre décret, la plus petite intrigue, la dernière lubie ministérielle n'ont toujours, comme ultima ratio que le "besoin" de la nation, son "destin", son "désir" ou sa "volonté", dont sont divinement investis les acteurs interchangeables d'une immuable et quotidienne pantalonnade. La confiscation du pouvoir au profit d'une élite plus ou moins bien camouflée est ainsi excusée à chaque instant par le recours à l'être mythique qui est supposé nous subsumer tous, la nation, toujours près d'être en péril et à la défense de laquelle nous sommes conviés, pour faire ceci, pour faire cela et surtout, pour laisser faire ceux à qui le mandat politique donne les mains libres.
La nation, c'est l'appellation publique et contrôlée de quelque chose de beaucoup plus réel et qui se nomme, en de rares occasions, de son vrai nom: la raison d'Etat.
La nation ne sort de son existence purement virtuelle qu'en deux occasions, l'une rare et atroce, la guerre, l'autre fréquente et comique, les manifestations sportives. Tout un langage, décalqué sur celui de la guerre, permet ainsi, semaine après semaine, sport après sport, à des dizaines de millions de pantouflards gonflés par le pastis ou la bière, de se fondre dans un "nous" héroï-comique, agressif et toujours auto-satisfait. Un match a toujours le même résultat: ou nous sommes vainqueurs ou nous aurions mérité de l'être, ou nous le serons la prochaine fois. C'est la glorieuse certitude du sport, répétée à chaque borborygme télévisuel. Et je ne suis pas sûr que les Israéliens n'aient pas choisi de faire coïncider leur invasion du Liban avec la coupe du monde de football dont ils pouvaient être assurés qu'elle tiendrait la vedette, quoi qu'il arrive d'autre de par le vaste monde.
L'aspect le plus remarquable, peut-être, du nationalisme, est qu'il prend. L'artifice qui consiste à poser une solidarité entre les habitants d'un territoire découpé par les hasards de l'histoire de la géographie devient, avec le temps, une dimension de la conscience individuelle, un principe d'identité, tout à fait comparable dans son extension à la conscience religieuse. Ces deux domaines entretiennent d'ailleurs des rapports ambigus et se superposent partiellement. Mais enfin force est de constater que cela fonctionne avec une grande efficacité. Les mouvements de libération nationale, qui émanent toujours des groupes qui ont vocation de bourgeoisie localement dominante, parviennent souvent, quoiqu'avec lenteur et de façon très incomplète, à mobiliser les paysanneries coloniales, qui ont en général mille raisons de vouloir changer l'ordre établi, en leur proposant de s'allier dans le cadre d'une future nation. Le désabusement ordinaire qui suit les indépendances acquises par la lutte, et que l'on trouve si remarquablement décrit dans les romans de l'écrivain kenyan Ngugi wa Thiongo, n'est que la réalisation tardive du fait que la nation est surtout un nouvel instrument de domination dont la possession et le bénéfice appartiennent à quelques groupes qui se les partagent, avec plus ou moins de bonne volonté.
L'ordre mondial, tel qu'il s'est établi progressivement depuis la deuxième guerre mondiale, en suivant là un accord profond entre l'Est et l'Ouest, a créé une multitude d'Etats, découpés dans la chair des vieux peuples, selon les désirs précis et pressants des intérêts coloniaux. La carte de l'Afrique indépendante d'aujourd'hui a été dessinée, au détail près, au Congrès de Berlin, en 1885, lorsqu'il s'est agi de se la partager. L'Amérique latine est encore fille de l'administration espagnole. Les Etats nouveaux, dotés d'un kit juridico-administratif adéquat, ont un double rôle: d'abord faciliter et organiser l'exploitation économique des ressources physiques et humaines au profit des pays industriels, et ensuite susciter la naissance d'un nationalisme qui permette à la bourgeoisie locale, nationale disent les communistes, d'asseoir son pouvoir et de bénéficier ainsi à la fois du prélèvement qu'elle pratique ou laisse pratiquer et d'une juste récompense pour services rendus octroyée par les métropoles et les multinationales.
Sa survie à long terme n'est assurée que par une expansion du nationalisme qui assure la docilité des populations. Ceci implique une intégration économique et surtout-- ça coûte moins cher-- une manipulation politique et idéologique des cadres traditionnels de la conscience et de l'identité culturelle et politique des populations.
Le bilan, en cette fin de siècle, est assez mitigé. Il faut assez longtemps pour qu'une bourgeoisie accumule une expérience suffisante qui lui permette de pénétrer et manipuler efficacement les délicats mécanismes sociaux qui règlent la vie des campagnes. Le danger vient plutôt de la compétition de certains groupes qui n'ont qu'une place marginale dans l'appareil d'Etat et qui veulent s'en assurer le contrôle exclusif. Cette compétition mène à une surenchère nationaliste qui ne fonctionne pas puisque les consciences n'ont pas encore été transformées. D'où le recours aux identités ethniques, existantes et réelles celles-là, et l'élargissement des conflits qui finissent par mettre en péril l'existence même de la poule aux oeufs d'or, le sacro-saint Etat, octroyé aux bons indigènes par une généreuse métropole.
Le spectacle d'une Afrique et d'une Amérique latine soigneusement balkanisées, tyrannisées par des cliques militaires et vidées de leur substance par un pompage de plus en plus frénétique de leurs ressources, indique un assez fort taux d'échec. Les pays industriels ont beau lancer de vastes programmes d'"aide", l'intégration nationale ne progresse qu'avec une extrême lenteur. En Asie, la permanence historique de grands Etats facilite la transition vers le nationalisme moderne. Mais les Etats traditionnels n'ont jamais prétendu au genre de contrôle total des populations et de l'espace qui est requis de l'Etat moderne. Ils ont donc sur leurs franges des espaces et des peuples qui sont d'autant plus difficiles à "nationaliser" qu'ils ont des rapports traditionnellement antagonistes avec ces mêmes Etats historiques. Ce point s'éclairera peut-être avec une métaphore.
Du point de vue de l'utilisateur, il y a deux sortes d'animaux, les domestiques et les sauvages. On a tenté de domestiquer de nombreuses espèces, avec plus ou moins de succès. Parfois la domestication s'arrête à mi-chemin et l'homme est obligé, s'il veut vivre, de suivre la bête et de se faire le parasite du troupeau: c'est le cas du renne. La raison en est d'ordre, si l'on ose dire, psychologique: certaines espèces, devant le danger, s'enfuient et se dispersent. Elles ne sont pas domesticables. D'autres, dans le même cas, s'immobilisent et se regroupent, souvent autour d'un "leader" ou d'un groupe de "leaders". Celles-là sont domesticables car il suffit alors de s'assurer le contrôle de ce leader pour que le troupeau reste ensemble.
Il me semble que l'on pourrait faire un parallèle avec les sociétés, j'entends les sociétés des ethnographes, celles du néolithique ancien et moderne, qu'elles soient sédentaires ou nomades. Certaines d'entre elles seront enclines à s'agglomérer, à dissoudre leur indépendance au profit de la sécurité fournie par une entité plus grande ou plus puissante. Elles se rallient finalement, après peut-être un bref combat. Les tribus gauloises se ralliant à César et ses six légions. D'autres, de même composition, choisiront l'éclatement et la fuite. Maintenir l'identité sans compromis ou périr. Je ne sais pas si l'on peut trouver des raisons qui valent généralement comme le réflexe de dispersion des gazelles ou des antilopes, mais il faudrait sans doute les chercher dans les systèmes de parenté. Ce sont eux qui déterminent comment les hommes se regroupent et se séparent et jusqu'à quel point. Une comparaison historique des systèmes de parenté en Asie pourrait peut-être expliquer ces très remarquables différences de réaction chez des groupes qui sont pourtant assez proches les uns des autres. En attendant, esquissons le réseau des rapports qui, en vérité, constituent les peuples, avec l'exemple de l'Indochine.

Le "je" du kinh

Etre viêtnamien, c'est être kinh. Ce terme désigne la Cour, la ville, le centre du pouvoir. Nulle connotation ethnique ou géographique. Civis plutôt qu'homo, c'est la reconnaissance d'une sujétion politique ou plutôt, parce que là plus qu'ailleurs le politique englobe le vécu, culturelle. C'est le monde dont le Centre est la Chine, la partie située au sud, nan en chinois, nam en viêt. Il faut, pour jeter une lueur sur la façon dont se constitue l'unité viêtnamienne, revenir à ce trait de la culture chinoise qui en résume peut-être toute la portée, durable, c'est le projet civilisateur. Du plus loin que l'on puisse voir le passé de cette masse continentale, la Chine d'avant la Chine se présente comme une mosaïque de peuples, de tribus, de clans, fragmentés, hétérogènes de par leurs langues et leurs coutumes. Ces différences, dont les traces sont encore perceptibles, ne sont pourtant guère visibles dans la vie matérielle et technique de ces groupes et l'on ne voit pas que la Chine se soit faite sur une avancée matérielle. De plus en plus d'ailleurs, on voit que la périphérie de la Chine, ou ce que son "culturocentrisme" nous fait percevoir comme étant sa périphérie, a joui d'une évolution à son niveau. Les poteries les plus anciennes connues à ce jour sont japonaises. Poteries, agriculture, métallurgie, apparaissent en Asie du Sud-Est en même temps et même sans doute plus tôt que dans le monde chinois. Un courant culturel remonte vers le nord, à partir des Nan yang, des mers du Sud, apportant en particulier le riz. C'est pourquoi le concept de man, "barbare", forgé très tôt par une Chine en formation, doit être pris dans un sens très étroit, celui de gens qui ne sont pas dans la mouvance du royaume, et plus tard de l'empire, de cet empire qui se dit la "terre du milieu", zhung guo, centre du carré dans lequel s'inscrit la terre elle-même. C'est cette mouvance que désigne kinh, à l'usage cette fois du trône de l'Empereur du Sud. Mais cette mouvance se faisait d'elle-même la plus haute idée qui soit: elle était civilisatrice et, sous le mot convenu, elle se voulait à proprement parler humanisante. La dialectique nature/culture n'attend pas les Lumières: elle se codifie bien avant l'unification du 2e siècle avant J.-C. et même, sans doute avant Confucius qui lui donne son lustre littéraire. L'on n'est pleinement homme que "chinois", cette synthèse particulière des cultures des plaines alluviales du Nord, riches de leurs moissons de millet. Attitudes, vêtements, dévotions, esthétique des formes, langage, écriture, administration, découpage du sol et classement des hommes, c'est cela qui définit le Chinois, acquis par l'avancée territoriale ou nomade arrivé là comme mercenaire ou comme envahisseur. C'est aussi, plus tard, ce qui définira le Viêtnamien, à son propre compte. C'est donc un long et profond travail d'acculturation, d'assimilation, au sens le plus étymologique, que la Chine doit se livrer dans son vaste Midi, son far-South, serait-on tenté de dire. La conquête militaire, dans un sens, n'est qu'un premier pas qui doit perdre sa raison d'être au fur et à mesure de la sinisation des indigènes. On sait que, un peu avant l'ère chrétienne, cette entreprise franchit les cols et déboule sur la plaine du Tonkin. Car, il faut s'en souvenir, la Chine se fait d'abord par la plaine. La montagne est irréductible à la régularité des rizières, soustraite aux moyens ordinaires de l'administration, refuge des esprits indomptés, ermites, des hors-la-loi et des sauvage, avec qui l'on commerce sur les lisières en produits de la forêt, essentiels à la vie civilisée elle-même. L'avancée sinisatrice dépasse et englobe donc des fronts pionniers, des marches intérieures qui créent le modèle des relations qui s'instaurent aux frontières mouvantes de la poussée vers le sud. Celle-ci d'ailleurs s'arrête dans le goulot où s'étrangle le Tonkin, entre la mer et la Cordillère annamitique. Les passes sont tenues par les redoutables gaillards que sont les Cham, des marins malais hindouisés, étatisés, védisés. Une lutte indécise se poursuivra là pendant des siècles.
C'est là, dans ce réduit tonkinois, que se forge lentement l'identité viêtnamienne. Lorsque soldats, administrateurs et colons chinois s'installent à l'orée de l'ère chrétienne, ces minces plaines instables, fissurées par les fleuves, pénétrées par les arêtes rocheuses des massifs montagneux, ont déjà vécu une longue histoire humaine que nous avons du mal à nous représenter. Mais à coup sûr une des plus brillantes techniques du bronze a fleuri là, avec les fameux tambours de Dong Son, que l'on retrouve dans toute l'Asie du Sud-Est. Riziculture, villes fortifiées, commerce maritime témoignent que les Chinois n'arrivaient pas là chez des "sauvages", mais plutôt, les annales en témoignent, chez des "barbares". Le faciès culturel ne nous apparaît pas très clairement, en raison justement de ces préjugés du chroniqueur chinois. Il fallut soumettre les chefs locaux, probablement issus de clans régnant sur des "tribus", dont les révoltes allaient d'ailleurs être nombreuses. Alliances matrimoniales et politique d'assimilation allaient peu à peu créer une couche de ce que Edward Schafer appelle justement des créoles, des métis sino-barbares par le sang, mais de plus en plus sinisés culturellement. Le vieux fonds culturel commun des anciens peuples de l'Indochine et du Sud de la Chine, souvent de langue môn-khmer ou thai-kadai, allait être submergé. Les barbares, "nus et tatoués", mâcheurs de bétel, apprenaient les bonnes manières et les imposaient à leur tour à leurs serfs villageois. C'est de cette élite créole que se dégagèrent plus tard les partisans de la sécession et de l'indépendance. Investis de pouvoirs traditionnels par leurs relations de parenté locale, ils se sentaient aussi légitimement chinois que les administrateurs que continuaient à dépêcher le trône pour contrôler les provinces lointaines. Des secousses violentes et l'affaiblissement des Tang aboutirent à la sécession du X
e siècle et à l'indépendance.
Dès lors, et jusqu'à la fin du XIX
e siècle, l'identité viêtnamienne allait se jouer sur un même axe: la conformité au modèle chinois, étalon de l'humanité parfaite et la méfiance, sinon l'hostilité, envers une Chine toujours soupçonnée, non sans quelques bonnes raisons, de ne pas admettre que de si parfaits émules de sa civilisation puissent rester en dehors de son contrôle direct. D'où le tribut, symbole autant que commerce, envoyé par la cour viêtnamienne à un suzerain qui n'était reconnu comme tel que dans la mesure où il se désistait gracieusement de toute velléité d'hégémonie. La terre n'a qu'un centre et le ciel qu'un axe: c'est à cela que l'empereur viêtnamien rendait hommage, lui qui résidait au Sud, dans ces mers chaudes et ces climats pestilentiels qui ne pouvaient prétendre à aucune centralité. Il fallait donc marquer son indépendance par rapport au fait chinois, mais la meilleure façon de le faire devait être aussi la plus chinoise. Le vieux fond austroasiatique des croyances, des goûts, des préférences alimentaires ou esthétiques, s'est adapté et camouflé pour subsister. Comme dans toute la Chine d'ailleurs, la résistance culturelle à l'impérialité confucéenne n'a cessé de ressurgir et d'imprimer à l'histoire locale des mouvements de balancier, contrariés par les rappels vigoureux à l'orthodoxie du milieu royal et mandarinal. La mémoire des origines non-chinoises s'est perdue, mais le sentiment de l'originalité ne s'est pas démenti jusqu'aux manifestations de légitimisme de la Cour annamite, quand les Mandchous renversèrent la dynastie Ming, au milieu du XVII e siècle.
Le Viêt-Nam, parmi quelques autres peuples en Asie, apparaît ainsi comme une sorte de nation d'avant la période du nationalisme. Pourtant il ne faudrait pas penser que le ciment de l'édifice serait un nationalisme d'avant la lettre: jusqu'à la période coloniale, l'idéologie de l'Etat qui membre la société autour d'un fils du Ciel, est le confucianisme; c'est lui qui tient en échec toutes les tentations de retour à des formules de type féodal, qui assure l'intégration économique par d'énormes travaux publics, qui réalise l'homogénéisation culturelle en codifiant et en uniformisant les rites, la langue, le canon littéraire, etc. Voyons là des processus, des directions, parfois réversibles, et non des situations stables, acquises.
De tous les Etats de la mouvance sino-confucéenne, la Corée était peut-être celui où l'unité, au moins linguistique et culturelle, était la plus poussée. La Chine n'a toujours pas fini de se faire et les bastions du monde "barbare" se maintiennent encore aujourd'hui. Les résultats préliminaires du dernier recensement en Chine montrent l'existence de 60 millions de "minoritaires" sur un total qui approche le milliard d'hommes. Mais leurs territoires recouvrent une énorme partie de l'actuel Etat chinois. Ce chiffre comprend les peuples pasteurs et nomades du nord et de l'ouest, de langues turques, mongoles et apparentées. Cet "empire des steppes" n'a cessé, depuis la préhistoire, d'envoyer des vagues de populations qui se sont fondues dans le creuset sinique. Dans le grand Sud et le Sud-Ouest, la situation est historiquement différente. Devant la poussée militaro-administrative de l'imperium, chefferies et tribus avaient à choisir entre se soumettre et s'acculturer, se retirer dans des zones moins contrôlables, montagnes ou déserts, ou reculer et migrer par étapes vers des confins toujours plus lointains. Ces trois attitudes ont été adoptées, parfois simultanément par certains groupe
Certains auteurs pensent, par exemple, que l'origine des Birmans est à chercher au Kansu, dans le Nord-Ouest de la Chine. Pour des raisons que l'on ignore, un groupe, en cousinage linguistique avec ceux qui allaient ou étaient en train de peupler le Tibet, s'est mis en mouvement vers le sud, changeant d'environnement et de culture matérielle, devenant en particulier en milieu plutôt tai, un peuple cavalier et éleveur de chevaux. De nouvelles secousses le remirent en route vers Ta-li, à l'ouest, d'où, par un classique couloir, ils débouchèrent en Haute-Birmanie, aux alentours de l'an mil. C'est la rencontre là avec le bouddhisme qui allait leur donner à la fois les moyens de l'Etat et ceux de la résistance à la pression chinoise qui était sur leurs talons. D'innombrables peuples allaient ainsi migrer par sauts pour échapper à l'intégration dans l'imperium. Une tradition tenace fait ainsi arriver au Tonkin, longtemps avant les armées chinoises, l'un des éléments constitutifs du Viêt-Nam, en provenance du Fou-Kien, en face de Formose, qui apportèrent un nom, les Yueh ou Viêt, dont le sens est à peu près "ceux qui ont franchi, ont transgressé", sans doute des transfuges de l'expansion de l'Etat tchou ou tsin.
L'exemple le plus massif est celui des peuples de langue tai. Peut-être venues du centre de la Chine, des populations de langue tai forment, aujourd'hui encore, sous le nom de Chuang, la plus grosse "minorité" du coin sud-ouest, Kouang-si, Kouei-tchou et Yunnan. Mais leurs migrations ont duré des siècles. Ils ont sans doute submergé l'élément môn-khmer dans la préhistoire tonkinoise, dans l'hypothèse où ils sont responsables de la tonalisation de la langue viêt. Et l'histoire de l'Indochine est en grande partie l'histoire de l'infiltration des Tai et de leur montée en puissance quand ils rencontrent, eux aussi, le bouddhisme et sa philosophie politique, pratiqués par les Môn et les Khmers. Encore aujourd'hui, mais cette fois-ci plutôt dans le cadre d'une recherche des "racines" inspirée par le nationalisme moderne, les Thailandais sont fascinés par ce district qui pointe au sud du Yunnan, juste au nord du Laos, le Sip Song Panna où l'on parle un thai aisément reconnaissable, mais où la vieille culture a été moins qu'en Thailande et au Laos remaniée par le bouddhisme et l'influence occidentale. Les autorités chinoises ne manquent d'ailleurs pas d'exploiter cette récente nostalgie des "origines".
On aura remarqué que nulle barrière géographique n'a paru capable d'arrêter l'expansion de l'Etat chinois dans sa quête qu'il comprend comme civilisatrice et humanifiante, sinon les vastes étendues désertiques où l'écologie impose un mode de vie essentiellement nomade. Ce n'est qu'au XVIIe siècle que Formose s'intègre complètement au monde chinois. Aujourd'hui, sous nos yeux, le processus se poursuit d'un côté par la colonisation des steppes mongoles, dzoungares, ouighoures, des vastes contreforts et des plateaux du Tibet et par un effort de sinisation des minorités nomades et musulmanes du nord, des Tibétains lamaïstes et des minorités du sud-ouest. Le soi-disant respect des coutumes des minorités nationales, de leurs langues en particulier, va de pair avec une intégration politique, économique et administrative qui transforment la coutume en folklore et l'autonomie locale en instrument de pénétration de l'Etat central.
Il n'est guère possible d'expliquer pourquoi ces peuples man, "barbares", ont, à toutes les étapes de l'histoire, refusé, au moins pour des parties d'entre eux, l'intégration dans l'Etat. On pourrait peut-être saisir l'essence du phénomène en interrogeant les derniers en date de ces peuples réfractaires, les Hmong (que l'on a souvent appelés Méo).
Plus que quiconque dans la région, sans doute, les Hmong nourrissent le sentiment de la perfection de leur propre humanité, à laquelle on appartient autant par l'ascendance lignagère que par la soumission à la coutume et aux manières qui sont propres au groupe. D'où un traditionalisme ombrageux et quasi-absolu, et une reconnaissance de l'Autre hmong qui décroît vite avec la distance. Agriculteurs itinérants, emmenés dans le courant d'une migration séculaire, les Hmong vivent en unités petites, très dispersées, sur les crêtes de montagnes dont les flancs et les vallées ont été peuplés par des migrations plus anciennes. Société anarchique, incontrôlable et incontrôlée, elle ne se reconnaît qu'à court rayon. Elle s'inquiète peu de son histoire, ne se connaît pas de territoire, ne connaît avec ses voisins, au mieux, que la paix armée. Par le sentiment qu'ils ont d'eux-mêmes, les Hmong font irrésistiblement penser à ces Amérindiens qui ont réussi à survivre à l'extermination par leur seule force morale, c'est-à-dire l'affirmation inébranlable, face aux circonstances les plus accablantes, de leur identité et de sa valeur.
Avec des variations considérables quant au contenu de leurs identités culturelles, on trouve le même modèle chez presque tous les peuples de la région, Yao, Karen, Akha, Kachin, Lolo (Yi), etc., sans compter les petits groupes de langue môn-khmer, ilôts-témoins d'une époque lointaine où les cultures austroasiatiques dominaient la région. A vrai dire, c'est surtout le regard de l'ethnologue ou du linguiste qui regroupe ces fragments éclatés de peuples que l'on imagine originels. Les parties de ces entités dispersées ne manifestent aucune aspiration à reconstituer, ou à constituer des unités plus vastes, même au sein des pires tourmentes politiques. Pendant la guerre d'Indochine, les Hmong se trouvaient engagés d'un côté comme de l'autre, nulla vergogna. Si l'on parle donc de "peuple" hmong, karen ou autre, dans ce contexte, il faut lui donner un sens purement théorique: la réalité, la limite sociologique de l'identité culturelle et politique, c'est le village et les villages avoisinants (parfois assez loin) qui sont avec lui en relation d'échange et de parenté. La conscience de l'identité s'arrête là, à quelques jours de marche.
On remarquera donc que ces groupes qui refusent de se laisser intégrer rejettent aussi toute possibilité d'intégrer et d'assimiler un autrui étranger, bien que l'endogamie culturelle ne puisse évidemment être absolue. Je me souviens avoir lu, dans un vieux Burma Gazetteer, les remarques légèrement étonnées d'un administrateur britannique, dans une région du nord-ouest de la Birmanie: il avait interrogé un groupe de "Kachin"; ceux-ci lui avaient expliqué qu'ils venaient d'une autre vallée où ils avaient vécu vingt ans à proximité d'un village kachin, qu'ils en avaient pris la langue et les moeurs, qu'auparavant ils vivaient ailleurs et qu'ils n'étaient pas kachin. Mais personne ne put lui dire quelle était leur "identité" antérieure et les plus vieux ne semblaient pas se souvenir de la langue qu'ils avaient parlée. Ce groupe, apparemment quelques familles cognatiques, avait donc "emprunté" par osmose une identité que les prêteurs involontaires ne reconnaissaient peut-être pas, mais une ou deux vallées plus loin, elle serait acquise jusqu'à ce que, peut-être, une nouvelle opportunité lui fasse à nouveau changer de visage.
Ce genre de cas doit être assez courant. L'histoire nous montre certes comment des langues se maintiennent contre vents et marées, mais aussi avec quelle déconcertante facilité des groupes, parfois très nombreux, changent de langue au gré des circonstances et revêtent de nouvelles cultures, comme si elles venaient du décrochez-moi-ça. Que le Levant fragmenté, hellénistique, byzantin, christianisé, persisant, s'arabise aussi vite à la venue de l'islam est tout à fait étonnant. Mais qu'en même temps y subsistent, et jusqu'à notre siècle, autant de minorités, toutes plus ou moins schismatiques, et jusqu'à des villages en Syrie et en Iraq, où l'on continue à parler l'araméen, cela ne manque pas non plus de surprendre. D'un terroir à l'autre, on passe ainsi du malléable à l'infrangible. Quelle sociologie historique rendra compte de l'existence de cette poignée de villages, en pleine Thailande, où s'est maintenue, ainsi que l'a montré récemment le linguiste français Diffloth, la vieille langue môn, submergée tout autour par le thai depuis une dizaine de siècles? Ces gens ignorent évidemment qu'ils parlent môn; ils sont coupés depuis des siècles et par des centaines de kilomètres, des populations héritières de la langue et du brillant passé môn, en Birmanie.
Mais revenons à notre Cordillère annamitique. Pendant que l'élite créole de la colonie chinoise du Tonkin parvient à s'émanciper, elle ne peut que reprendre à son compte la problématique du rapport avec les man, ceux que l'on nommera en viêt les moï, les "sauvages". Les massifs du nord-ouest et de l'ouest sont solidement tenus par des tribus que l'historien a peine à identifier. Elles parviennent même un moment à se confédérer dans un puissant Etat, le Nan Chao, qui défie la Chine. Au sud, les Chams montent la garde. Avec les gens des montagnes, il faut pactiser; l'appareil viêtnamien ne fonctionne qu'en plaine, avec les gros bourgs rizicoles dotés d'une hydraulique coûteuse et complexe. La marche vers le sud, commencée deux millénaires auparavant dans le bassin du Hoang Ho doit se poursuivre par la conquête de ces plaines qui, sur la côte du futur Centre Viêt-Nam, sont autant d'alvéoles entre les arêtes rocheuses qui plongent dans la Mer de Chine. Guerre et colonisation militaire à la romaine, avec les don diên, les villages de vétérans démobilisés sur place, vont être les moyens d'une avancée par à-coups, assez lente pendant trois à quatre siècles. A ce stade-là, c'est la guerre totale; la population vaincue est dispersée, l'espace même est réaménagé: les colons vont jusqu'à redessiner l'hydraulique locale. Mais au XVe siècle, à la chute définitive du dernier royaume cham, la politique change. Certes il ne restera rien des institutions politiques et religieuses du royaume cham, mais les monuments restent (ils seront parfois réinterprétés par la religion populaire viêtnamienne) et les hommes aussi. Une partie des Chams s'est exilée au Cambodge (qu'ils avaient férocement combattu) mais l'autre reste sur place et conserve même la religion qui avait perfusé depuis longtemps dans les classes populaires de cet Etat anciennement hindouisé, l'islam. Comme en Chine du sud, la vague qui apporte l'appareil d'Etat et son processus civilisateur, contourne les restes de ce monde hindo-malais-javanais, à tendances thalassocratiques, et l'isole. Les Chams sont enclavés et tombent dans l'oubli: ils reconstituent une chefferie, cachent leurs trésors et les objets sacrés du culte royal chez leurs alliés dans les montagnes et se replient sur une religion qu'ils comprennent mal et qui leur échappe. A l'instar de ces chrétiens japonais qui, après la proscription, ont continué à faire en secret les gestes du rite et à prononcer les mots magiques, en déformant un latin qu'ils ne comprenaient pas, les Chams, à l'époque de la défaite, miment un islam dont le sens s'obscurcit vite puisqu'ils n'ont plus de contact maritime et qu'ils perdent la connaissance de ce latin qu'est pour eux l'arabe. Et quand le contact se rétablira, plus tard, surtout avec le monde malais, une partie des Chams refusera de se soumettre à une deuxième islamisation, à un retour à l'orthodoxie qui se présente comme un renoncement à la religion de leurs pères. S'ils perdent le contact avec l'extérieur, et même avec leurs frères du Cambodge, les Chams ne perdent pas celui qu'ils ont avec leurs alliés des montagnes, chez qui le cham sert encore souvent, jusqu'au début de ce siècle, de langue de culture et d'outil véhiculaire. Le passé non plus ne s'abolit pas et la ré-islamisation favorise l'endogamie. Superbement ignorés par une société viêtnamienne tout occupée à défricher et à occuper les vastes horizons du grand Sud, les Chams, amers et impuissants, se replient sur eux-mêmes et resteront méfiants même à l'égard d'un nationalisme moderne, parce qu'il leur apparaît impossible d'entrer en conflit avec le Viêt-Nam armé de son Etat.

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