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Sur la refonte des images brisées.Quelques lignes de synthèse en Asie, Colloque "Ethnicities and Nations", Houston (Texas), The Rothko Chapel, 28-30 octobre 1983, 98p.



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SUR LA REFONTE DES IMAGES BRISEES

Quelques lignes de synthèse en Asie

par Serge Thion

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(24 février 1983)


Après avoir vaincu et assimilé le territoire où subsistent, ainsi que je viens de le dire, les îlots chams, les Viêtnamiens débouchent sur un monde nouveau, les énormes plaines, tropicales et marécageuses du Delta du Mékong: il y a là, à perte de vue, plus de terres plates que n'en contient alors le Viêt-Nam tout entier. A l'orée du Delta et du dix-septième siècle, les Viêtnamiens éprouvent sans doute la même angoisse que leurs lointains ancêtres, quand ils recevaient du Fils du Ciel le décret leur enjoignant de se mettre en route vers le Sud, pour y servir comme administrateur ou comme soldat. Le Sud, mais c'est d'abord un climat torride, pestilentiel, une nature sauvage qui échappe à la maîtrise et l'ordonnancement, des animaux dangereux, des plantes vénéneuses, des sauvages nus et imprévisibles, des femmes lascives et sorcières, des démons inconnus. Les complaintes de certains mandarins Tang oscillent entre l'Ovide exilé à Tomes, écrivant les Tristes et Bardamu, employé de la Compagnie Pordurière au Petit Togo. Voyez Schafer.

Cette brousse humide n'était guère mise en valeur. Sous la suzeraineté lâche d'une monarchie cambodgienne en pleine déconfiture, le pays était parsemé de hameaux khmers et parcouru, au nord, par de redoutables chasseurs, les Stieng. Le souvenir du temps où ces parages infertiles abritaient de grands ports marchands, des comptoirs d'échange entre une Inde et une Chine toutes deux en expansion, quinze siècles auparavant, avait totalement disparu, envasé comme à Oc-éo, où les archéologues allaient retrouver les traces d'un grand emporium, avec ses statues hindoues et bouddhistes, et même des pièces de monnaie romaines. Le Founan était peut-être un comptoir pour les Indiens à l'époque où les Han arrivaient au Tonkin. Mais là aussi, assez vite, sur cette pointe cochinchinoise, un monde créole était en gestation. C'est là, dans une époque dont on ne sait presque rien, qu'il faut chercher les mystères de la formation du peuple et de l'âme khmers. Car en apparence tout est indien, la statuaire, les premières inscriptions et jusqu'aux noms de lieux et de rois que nous transmettent les Annales chinoises et dont la reconstitution, à partir de la phonétique chinoise (elle-même reconstituée pour l'époque) a une allure indubitablement sanscrite. Il n'y a même pas de preuve formelle du fait que les habitants du Founan parlaient khmer. Mais la généalogie politique qui part du Founan et arrive à Angkor par l'intermédiaire du Chenla est assez claire: on arrive, par remontées successives vers l'intérieur des terres, au Cambodge historique, centre d'un vaste ensemble dont les institutions repérables doivent apparemment presque tout à l'Inde. Or l'emprunt par une élite dirigeante, quelque soit la proportion en son sein de notables immigrés et de chefs locaux, d'un système aussi étranger aux coutumes locales pose évidemment des problèmes d'acculturation à la masse des producteurs que l'on doit imaginer comme agriculteurs, mais aussi cueilleurs et chasseurs. Que la naissance et la croissance du Cambodge soit un phénomène "civilisateur" au sens où il intégrait, transformait et uniformisait des groupes variés, cela ne fait pas de doute. Mais cette emprise était moins profonde et moins durable, toutes proportions gardées, si on la compare à celle que la Chine exerçait sous elle. C'est peut-être en regardant l'histoire de l'Inde elle-même que l'on en verra mieux la raison. Le pouvoir unificateur de la civilisation indienne semble perdre de sa force au fur et à mesure qu'il descend les échelons d'une pyramide sociale qu'elle a elle-même instaurée. La pureté, le rapport avec le divin sont fonction de la place qu'occupe l'individu sur cette pyramide. Elle tient, si l'on peut dire, par le haut; le sommet garantit une base qui, pour elle-même, ne vaut presque pas. Et sous la base même, inaccessible à la grâce que répand le brahmane sacrificateur, grouille une sorte d'inhumanité à visage humain, intouchables, hors-castes, tribus aborigènes, etc., dont le statut karmique ressortit des sphères basses du cycle des réincarnations, mélange indescriptible d'humanité et d'animalité. L'hindouisme, quand il rassemble et unifie, divise définitivement en jetant entre les statuts des barrières infranchissables. C'est cet hindouisme des rois-guerriers et des prêtres, des kshatriya et des brahmanes, qui s'est exporté en Indochine et en Insulinde. Selon toutes les apparences, il ne concernait que les couches dirigeantes. Il n'y a guère qu'à Bali, là où l'hindouisme s'est maintenu, où l'on trouve les vestiges d'un système de castes. Ailleurs, elles sont indécelables, probablement parce qu'il n'a jamais vraiment fonctionné, sauf, je l'ai dit, pour les rois et les prêtres.

Les documents montrent une expansion de l'ensemble khmer assez constante jusqu'à l'apogée des XII e -XIII e siècles, mais ils sont presque muets sur la réalité sociale qu'il englobait. C'est aussi le moment où le bouddhisme theravada se substitue à l'hindouisme. Aujourd'hui on ne peut saisir le fait khmer qu'à l'intérieur du cadre bouddhiste; les deux éléments sont sur place consubstantiels.

Historiquement, le bouddhisme, dans cette partie du monde comme en Inde même, a succédé à l'hindouisme qui avait fourni l'armature idéologique des premiers grands Etats. Il a même amplifié les visées de l'Etat parce qu'en cela révolutionnaire, il transcendait l'inégalitarisme et le jeu des castes et qu'il récupérait l'humanité in toto. Le roi bouddhiste, remplaçant la naissance par la vertu du dharma, avait davantage vocation que le roi kshatriya, primus inter pares, à la souveraineté universelle. Mais alors qu'en Inde la réaction d'un hindouisme qui n'avait sans doute jamais cessé d'être majoritaire, parvenait à réduire et à éteindre le bouddhisme, en Asie du Sud-Est il donnait aux structures politiques dont il héritait une vigueur beaucoup plus grande et assurait ainsi leur pérennité jusqu'à notre époque. Seul il a su faire bloc et arrêter la descente chinoise.

L'identité khmère est donc comme portée par un flot de pensers et d'images bouddhistes qui lui donnent cette pointe avancée vers l'universel, cette jonction avec le flux du monde et la transmigration de la matière elle-même. Pourtant, là comme dans les autres mondes politiques bouddhistes, l'état des choses, la réalité du pouvoir, les affaires du royaume, bref la condition humaine ordinaire, telle qu'elle relève des instances politiques de la monarchie, est toujours à distance de la plénitude, de la réalisation du dharma, de l'accomplissement définitif des vertus cardinales. Cette distance, cet inachèvement, même infinitésimal, est fracture, vide vertigineux. Ce lieu de l'échec n'appartient qu'au politique, il peut devenir arène et enjeu des forces qui chercheront à remplacer une légitimité par une autre. La religion n'est en rapport avec le politique qu'à la manière d'un tourniquet, ne s'engrenant sur le pouvoir que s'il est passé par les épreuves, sans jamais se prendre pour lui et en lui apportant moins de soutien que de demande de protection.

On comprendra que l'adhésion des fidèles ne se transforme pas sans risque en loyauté envers un souverain, puisque les candidats au trône manquent si peu que plus d'un roi bouddhiste, pour régner tranquille, a dû se résoudre à massacrer un peu sa propre famille. La grande fissiparité de ces systèmes politiques se répercute sur la façon dont les sujets du royaume se représentent leur appartenance et leur loyauté: au royaume plus qu'au roi. Mais cette abstraction a une figure concrète, c'est le terroir où l'on vit, où l'on circule, jalonné par les pagodes, découpé le long de la lisière de la forêt, autre monde. Pour désigner le royaume et le terroir (une partie de la province) les Khmers ont un seul et même mot: srok. Rien ne définit le srok, ce n'est ni un réseau villageois, ni une unité paroissiale, c'est à peine une unité administrative: c'est surtout un rayon d'activités multiples que l'on peut parcourir à pied. Mais l'encadrement n'est pas très fort. L'habitat est souvent dispersé, les activités religieuses sont volontaires, l'administration n'est présente que pour la levée de l'impôt, le roi est lointain. La société ne fournit donc guère d'institution qui pourrait servir d'intermédiaire entre la famille directe et le royaume universel grâce à laquelle l'individu pourrait accrocher et expanser son identité.

Au terroir cultivé qu'il connaît se superpose un autre qui est au moins aussi important: c'est la surnature qui s'imbrique dans la nature et qui la détermine. Le cadre bouddhiste peut rester: il est assez flexible pour s'accommoder d'une énorme population d'esprits et de génies divers dont les exigences, pour être terre à terre, n'en sont pas moins déterminantes. Ce monde invisible a été étudié avec plus ou moins de succès analytique par E. Porée-Maspero chez les Khmers, S.J. Tambiah chez les Thai du Nord, par Melford Spiro chez les Birmans, etc. On a évidemment affaire là aux religions néolithiques, aussi fraîches et vivaces qu'avant la naissance, presque simultanée, de Confucius et de Gautama. La composante chamaniste, en particulier, est très révélatrice d'un grand socle culturel pré-historique et panasiatique, qui ressurgit de dessous les élaborations "historiques" à la première opportunité. Ce sont là des composantes que je crois essentielles dans les identités des groupes. Il serait sans doute loisible à quelques ambitieux anthropologues de montrer, à la manière des Mythologiques de Lévi-Strauss, que les cultures anciennes et prélittéraires du monde asiatique (et océanien, et amérindien), encore perceptibles et vivantes, sont des pans et des variations parcellaires d'un ensemble dont aucun peuple n'a jamais détenu la totalité, mais dont tous ont choisi et développé en harmoniques des éléments constitutifs.

Le nom même d'Indochine, inventé par les Européens, décrit la scène: le lieu même où s'affrontent et se conjuguent les civilisations venues de l'Inde et de la Chine. Mais il y a un contraste auquel on a peu prêté attention: la Chine, depuis deux mille ans, considère qu'elle a des avant-postes dans la région, elle se tient informée de ce qui s'y passe et elle ne manque pas d'y intervenir très directement; la dernière fois, c'était en 1979. L'Inde elle, semble ne s'être jamais intéressée à cette région. Les archives sont muettes: l'on n'y trouve aucune trace d'une volonté quelconque d'action. Les Indiens n'ont appris l'existence d'une influence culturelle indienne en Asie du Sud-Est qu'au début du vingtième siècle, quand les savants européens ont découvert, identifié et analysé les témoignages monumentaux, scripturaires et institutionnels de cette influence dont l'antiquité est indéniable, remontant au moins à l'ère chrétienne. Ces découvertes ont joué un certain rôle dans le nationalisme naissant en Inde; l'on constitua bientôt une Greater India Society pour magnifier le rôle historique de l'Inde outre-mer. En dépit de certaines outrances, la contribution de plusieurs savants indiens aux études indochinoises allait d'ailleurs se révéler très précieuse. On sait aussi que l'Indochine occupe une place privilégiée dans la politique étrangère de l'Inde indépendante.

Tout se passe comme si l'Inde n'avait jamais su ce qu'elle faisait outre-mer; et je crois que c'est bien ainsi qu'il faut le comprendre: marchands, missionnaires, aventuriers trafiquaient sans doute pour leur propre compte. Lorsque les routes maritimes furent plus tard confisquées par les musulmans, puis par les Portugais, le souvenir s'est effacé. Et d'autant plus que l'Asie du Sud-Est hindouisée était devenue soit bouddhiste, soit musulmane. Mais il y a une autre raison: c'est que cette influence indienne, particulièrement spectaculaire puisqu'elle a produit de sublimes chefs-d'oeuvre comme Angkor, Borubudur, sans compter les danses, les musiques, les théâtres d'ombres, etc., de toute cette région, cette influence paraît superficielle. Elle n'a nulle part fabriqué des Indiens, au sens où la Chine a fabriqué des Chinois et par millions.

Il existe une frontière extraordinairement nette sur le terrain; la ligne de crêtes qui partage les bassins du Brahmapoutre et de la Chindwin et qui fait, grosso modo, frontière entre l'Inde (Assam, Manipour) et la Birmanie. On trouve là les Naga, les Mizo, les Kachin, et quelques autres peuples irréductibles. A l'ouest l'Assam, le Bengale, l'Inde. A l'est ce monde qui n'a pas de nom et qui s'étend en étoile sur deux mille kilomètres d'est en ouest et cinq ou six mille du nord au sud, des steppes mongoles à la banlieue de Saigon, creusé sur ses flancs par les plaines rizicoles et étatisées. C'est le monde de ceux, entre trente et quarante millions de personnes, qui ont refusé l'Inde comme la Chine, qui ont refusé l'écriture, les grandes religions, qui ont gardé leurs chamanes, leur bâton à fouir et leur agriculture sur brûlis, qui ne forment pas des peuples et pas même des tribus. J'ignore comment les appeler puisqu'ils n'assument aucune identité collective. Pourtant ils sont culturellement, parfois linguistiquement cousins. J'aimerais les appeler néolithiques, en négligeant la question de leur outillage, pour marquer le fait qu'ils appartiennent à une des plus longues époques de la vie de l'humanité moderne (sapiens sapiens), qu'ils en manifestent l'esprit, qu'ils subissent depuis deux ou trois mille ans les pressions et les assauts d'une modernité, je veux dire de sociétés qui dépassent l'échelle humaine et qui s'imposent à l'individu comme un fatum hypostasié par les rois et autres porteurs de charisme, dont nous ne sommes que les ultimes et aveugles avatars. Reprenons nos données contemporaines sur l'échiquier indochinois: quatre masses de population, quatre traditions culturelles qui semblent s'opposer et se contrebattre. D'abord la coulée viêtnamienne, arrivée récemment à la pointe sud de la péninsule. La contribution physique de la Chine est loin d'être négligeable, mais l'essentiel s'est fait par mutation in loco. Ensuite la coulée tai, celle qui a débouché dans les vallées de la Ménam et du Mékong et a fini par y former ces principautés bouddhistes qui, par emboîtement, comme dit Georges Condominas, ont formé des Etats puissants dont le principal est la Thailande. Ensuite le monde khmer ou môn-khmer, la population la plus antique de la région. Elle est certainement le substrat le plus important des populations viêt et thai. Mais, sur une vaste zone, elle s'est maintenue émergée. Ce qu'il est convenu d'appeler l'empire khmer en a rassemblé et homogénéisé une partie, et de façon profonde puisqu'on en retrouve la trace sur la carte de distribution de l'hémoglobine E. Néanmoins, à l'intérieur même de ses limites, l'Etat n'était pas toujours en mesure de "khmériser" les cousins des forêts et des montagnes. L'un des moyens les plus sûrs et les plus constants de "civiliser" les "sauvages" (phnong) était de lancer des raids militaires pour capturer des esclaves, ou déporter des populations vers les plaines. Au sein du monde khmer même s'est donc aussi joué cette dialectique du refus de l'Etat et du maintien de l'identité "néolithique". On verra mieux ce que j'entends par néolithique si je dis que j'y comprends, dans le cas du Cambodge, les Kuy qui habitent (ou habitaient) les forêts du nord-est, et qui étaient traditionnellement les plus habiles forgerons de la région. Plusieurs de ces groupes réfractaires sont d'ailleurs des métallurgistes renommés.

Enfin, quatrième masse, tous ces gens sans Etat, justement, appelés parfois "montagnards", qui sont présents dans tous les pays de la région, mais qui y sont peu, mal ou pas du tout intégrés, qui appartiennent à des groupes linguistiques variés (les plus nombreux sont le môn-khmer, de la famille austroasiatique, le malayo-polynésien, dit aussi austronésien, le tai, le tibéto-birman et même le viêtnamien, si l'on pense à ces anciens Viêtnamiens qui en quelque sorte ont fait sécession, il y a plusieurs siècles et que l'on connaît sous le nom de Mùòng. cf. J. Cuisenier). Humainement, ils ne représentent qu'une mince fraction du total, mais géographiquement ils couvrent et exploitent des surfaces énormes, dans des régions qui sont souvent devenues stratégiques.

Pour des raisons qui devraient donc être évidentes, la façon dont se vit l'identité des sujets des Etats de la région est en partie déterminée par les rapports qu'ils entretiennent avec leur périphérie néolithique. Viêts, Thais, Khmers, refusent absolument d'y voir leurs origines propres. Le fossé est perçu comme infranchissable. Ceux qui ont reçu la "civilisation", quand ils ne sont pas méprisants, se sentent protecteurs et ils projettent sur l'Autre "sauvage" le genre de relation qu'ils entretiennent eux-mêmes avec leurs maîtres, les détenteurs de l'Etat. Les Thai, dans le nord, tâcheront d'établir avec les tribespeople des relations de dépendance et de clientèle et "patronneront" des villages, où ils enverront des bonzes porter la bonne parole. Les Khmers qui ont oublié que la plupart de leurs ancêtres étaient esclaves du roi ou des nobles, n'ont pas oublié la passivité servile devant les puissants. C'est ce qu'ils escompteront des khmer loeu, des "khmers d'en haut" ou alors, dans le renversement polpotien, ils en feront des maîtres, détenant la vérité du parti par leur nature même de "purs sauvages". Les Viêtnamiens, les mieux disposés, penseront toujours qu'il faut, pour leur propre bien, réformer les minorités, leur apprendre la riziculture inondée et l'alphabet, et que c'est à eux de juger de ce qu'il importe de conserver de la tradition ou d'éliminer, parce que telle ou telle coutume s'oppose au "progrès".

Certes, historiquement, des relations assez ordonnées ont toujours été instituées, impliquant d'assez considérables échanges économiques. La forêt produit des biens qui ont une grande valeur pour l'économie de la plaine et surtout pour le luxe de la Cour. Celle-ci voulait d'ailleurs assez unilatéralement y voir le "tribut" que payaient les montagnards à sa grandeur. La période coloniale allait bouleverser cet équilibre toujours précaire en fournissant à ceux d'en-bas les moyens, sanitaires entre autres, de la pénétration et de l'installation sur les hautes terres. Evidemment, ceux des plaines qui se lancèrent dans le sillage des premiers colonisateurs européens n'étaient pas la crème. Une ère de violences, de spoliations, d'exploitation, de déportations et de meurtre de masse s'est ensuivie où allaient disparaître des centaines et des milliers de villages. Les professionnels de la dénonciation du "génocide" se sont évidemment signalés par leur absence.

Je ne saurais faire mieux ici, pour conclure provisoirement, que citer Paul Mus:

"Pour prendre conscience du contact de deux cultures, il est bon de sortir de l'une comme de l'autre, et c'est la réaction d'un moï homme de la forêt, dans l'arrière-pays de Phan-Thiêt, qui m'a le mieux éclairé sur ce point des rapports franco-viêtnamiens. Le Churu, qui était à l'aise avec moi parce que nous parlions ensemble son dialecte cham, me disait son admiration pour la puissance matérielle des Viêtnamiens, leur supériorité scientifique et industrielle; il tournait autour de l'idée, sans avoir évidemment des mots de ce genre à sa disposition. Il faisait énumérativement honneur aux Viêtnamiens de la photographie, de l'automobile, du chemin de fer, du télégraphe. Je crus pouvoir insinuer que les Français y étaient bien pour quelque chose, mais mon fruste camarade s'esclaffa: Les Français, avoir apporté l'automobile, la photographie! Quand tu as fait marcher ta boîte noire, qui a le secret pour en sortir une image? Est-ce que tu ne vas pas trouver le Viêtnamien à Phan-Thiêt? Et vos autos, est-ce vous ou vos chauffeurs qui savez les conduire et les réparer?" Mus lui demande ensuite ce qu'il pense que les Français sont venus faire ici: "Vous êtes très grands, très forts, personne ne sait se mettre en colère comme vous, aussi les Viêtnamiens vous prennent-ils comme soldats et agents de police. Ils sont malins, ils savent tout et ils se servent de tout". (Mus et Mac Alister, p. 86-87)


5. QUAND PARTEZ-VOUS?


Aux alentours de 1900, un missionnaire qui voyageait dans l'ouest cochinchinois se trouve avec un notable local sur un sampan qui les emmène tous deux. Au bout de quelques temps, le Viêtnamien pose une question qu'il semble ruminer: "Je sais que je puis avoir confiance en vous et que vous ne répéterez pas à l'administrateur ce que je vais vous demander, mais je vous en prie, dites-moi franchement combien de temps les Français vont encore rester dans le pays? "Et comme le Père s'étonnait: "Vous ne voulez pas le dire, mais vous devez bien le savoir. Voyons, est-ce dans un an ou dans deux ans que les Français vont s'en aller?"" (La Revue Indochinoise,1902, cité par Mus et Mac Alister, p. 122).

L'histoire montre ici ce que mille autres anecdotes illustreraient sous tous les climats: que le comportement des Européens était si étrange, si incompréhensible, aux yeux des autochtones, que l'explication logique leur apparaissait comme étant cachée. Il y avait un secret à la présence coloniale. L'apparition des Européens sur la côte n'était pas sans soulever, selon les modalités locales, un débat éthique et philosophique. Mus remarque par exemple que les Viêtnamiens éprouvaient comme une sorte de discrète satisfaction, eux qui se trouvaient au sud du Centre (chinois), de voir apparaître une puissance à l'ouest: le poids du Centre sur eux s'en trouverait allégé. On se souvient aussi des descriptions véritablement ethnographiques du Black Ship Scroll, le rapport orné de planches encyclopédiques que rédigèrent des mandarins japonais envoyés par la Cour pour observer la flotte de Perry pendant son premier séjour dans les eaux nipponnes.

Cette incompréhension, au moment du contact, est elle-même assez compréhensible. Les navigateurs n'offraient à l'observation qu'un microcosme partiel et déformé des sociétés d'où ils provenaient. Mais surtout, contrairement à l'idée que l'on se fait couramment aujourd'hui, ils n'apparaissaient pas très dangereux. Et lorsqu'on fut mieux informé de leur force et des effets de leur sauvagerie, on ne songea plus dès lors qu'à les utiliser dans les conflits locaux. Occupant des offices de conseillers, de mercenaires, de fournisseurs, d'intermédiaires, les Occidentaux de tout poil, reîtres portugais, curés espagnols, cadets français, marchands hollandais, qui sillonnaient l'Asie du seizième au dix-huitième siècles, ne jouaient que les utilités. La réflexion du Churu avec qui s'entretenait Paul Mus aurait été pleinement pertinente à l'extrême fin du dix-huitième siècle, quand Nguyên Anh utilisait les services de l'évêque d'Adran, Pigneau de Béhaine, les bateaux, les artilleurs et les officiers de fortune que ce dernier recrutait en France ad majorem Dei gloriam, afin de renverser les "usurpateurs" Tay Son et de réunifier le Viêt-Nam sous une nouvelle couronne. Mais cette époque, où les potentats locaux pouvaient utiliser la force et la technique européennes à leur profit, souvent aussi à leurs risques et périls, allait prendre fin avec le début de l'industrialisation massive de l'Angleterre d'abord, puis de l'Europe occidentale.

Dans un monde confucéen, où le mercantilisme avait certes une place mais qui demeurait subalterne, l'expansion européenne prenait très clairement allure de menace. Le Japon d'abord, la Chine ensuite, avec la Corée et le Viêt-Nam allaient se fermer. Les barbares de l'ouest étaient facteurs de désordre, de décadence morale, ce qui n'avait rien d'étonnant puisqu'ils provenaient d'une région excentrique-- l'animalité de l'âme humaine étant proportionnelle à la distance qui sépare son lieu de naissance du Milieu du monde, opportunément occupé par le parangon de l'humanité réalisée, le fils et le mandataire du Ciel. A refuser l'irruption de ce désordre corrupteur, il n'y avait donc rien à perdre.

Nguyên Anh, devenu l'empereur Giâ-Long, avait clairement perçu les risques. Il demanda que ses successeurs se passassent du service des étrangers dont il avait eu lui-même le plus vif besoin. La nouvelle dynastie allait se conforter par un conformisme renouvelé à la source des classiques chinois. Devant la montée des périls, fort perceptible même dans le secret des cités interdites de Huê, de Yedo, de Pékin, il fallait recourir à l'arme suprême de la vertu, de l'harmonie avec les décrets du Ciel et la volonté des ancêtres. Les éléments subversifs laissés derrière eux par les missionnaires enfin expulsés étaient comme des abcès où pullulait le virus de la trahison et il fallait en débarrasser la face du pays.

Le souci de la perfection morale n'empêchait pas celui de l'efficacité matérielle. L'image d'un Orient frileusement replié sur lui-même, ignorant le mouvement du monde, n'est bien sûr que l'un des pauvres mythes qui servent à justifier tous les brigandages. Les appels angoissés aux réformes ne manquent pas chez les mandarins modernistes, touchés eux aussi par la philosophie des Lumières qui leur parvenait en traduction chinoise et les luttes politiques entre tendances au sujet des réformes sont maintenant bien documentées. Les crises internes, comme celle des Tai Ping, étaient d'ailleurs là pour en marquer l'urgence. Ce qui manquait était aussi une analyse approfondie du "phénomène" occidental. L'Asie a certes envoyé des missions d'information en Europe et en Amérique, au XIXe siècle, mais l'information circulait peu et lentement. On se souvient, par exemple, de la décision de la Cour de Huê d'acheter à Manille un de ces navires à vapeur dont la maniabilité avait posé d'insurmontables problèmes à la flotte de guerre viêtnamienne. On confia cette précieuse acquisition aux plus habiles métallurgistes du pays, des artisans dont le talent force encore l'admiration des technologues modernes. Ils copièrent pièce à pièce les éléments de la machine. Mais, faute évidemment d'en connaître la théorie, ils ne purent jamais faire fonctionner leur copie que les Français devaient retrouver rouillée, cinquante ans plus tard, à l'arsenal de Huê.

On pourrait donner à cette anecdote une sorte de valeur exemplaire: l'Asie, disons le tiers monde, avait compris qu'il y avait un secret à la puissance soudainement manifestée par l'Europe, et ce secret elle ne pouvait le comprendre qu'après en avoir péri. Les colonisateurs ne s'embarrassèrent pas de subtilités; les obstacles, il fallait les lever, les oppositions, les écraser. Le secret philosophal, c'est à coups de pieds dans le derrière que l'on entendait le faire passer dans la culture locale. Le moment vint bientôt où l'essentiel parut, aux yeux d'une partie de l'élite traditionnelle, menacé d'anéantissement. Et ce furent, au Cambodge comme en Annam, en 1885-6, des révoltes légitimistes qui marquaient les derniers soubresauts d'un corps politique agonisant. Alors qu'en Birmanie les sujets de Sa gracieuse Majesté britannique supprimaient la monarchie d'un trait de plume, les républicains français refourbissaient les trônes viêt, khmer et lao dans l'espoir de capter les loyautés qui s'y attachaient. Le calcul n'était pas entièrement absurde. A trois ou quatre générations de distance, on voit bien à quoi l'ex-roi Sihanouk a dû de tenir si longtemps le devant de la scène, cependant qu'à Saïgon il n'était pas de politicien, avant 1975, qui n'ait songé à un moment ou à un autre, à recourir à Bao Daï, dont l'une des rares gloires aura été, à l'instant choisi par le destin, d'accepter de se faire le conseiller spécial Vinh Thuy de la république de Hô Chi Minh.

C'est une façon d'être orphelin qui succéda à l'échec des révoltes des lettrés, juste avant le triomphalisme des Paul Doumer, au tournant du siècle. L'être viêtnamien se fit questionnement lancinant: pourquoi la défaite de la vertu? A quel modèle se vouer? Le mouvement républicain chinois? La réforme meiji? Faut-il tenter de maîtriser le savoir occidental? Autant de questions, autant et plus de voies à explorer.

On sait la suite, l'émergence à peu près simultanée, au lendemain de la première guerre mondiale, d'un courant nationaliste que l'on peut dire bourgeois, et d'un courant nationaliste-communiste. J'emploie cette appellation inhabituelle pour bien marquer que l'histoire du mouvement communiste indochinois, fort orthodoxe au demeurant, a toujours tourné autour de la question nationale. La chronique des événements, depuis 1930, est assez connue (Voir Marr, Rousset, Turner et beaucoup d'autres), mais ce qu'il faut saisir ici, c'est la véritable mutation intellectuelle qui les a rendu possibles. Le concept de nation, avec tout ce qu'il charrie de passionnel, a subi une transformation radicale: il n'est pas l'héritier du siècle précédent; il est plaquage de la notion élaborée en Europe au XIXe siècle et réinterprétation d'un passé révolu, avec lequel la continuité a été rompue, davantage par l'échec de la résistance à la colonisation que par l'intrusion coloniale elle-même. Et si l'on reprend la superbe et prophétique pancarte de Go-'ong, qui annonçait une lutte à outrance, on voit que notre lecture peut facilement jeter un pont sur cet échec, sur ce hiatus caché. Non seulement la résistance a cessé, à un moment donné et le peuple a lâché les bâtons qui devaient finalement chasser l'envahisseur, mais la colonisation a profondément remanié le paysage, surtout au sud, et la société. Cette "libération des forces productives" brisait le modèle traditionnel, le rendait inopérant et le constituait en passé, sélectivement idéalisé. Cette rupture-- plaçons-la pendant les trois premières décennies de ce siècle qui sont aussi, remarquons-le, l'apothéose du système colonial marchant à grands pas vers sa Roche Tarpéienne-- brisait l'image que les Viêts se faisaient d'eux-mêmes. Et cependant qu'il fallait la recomposer avec ces débris, on le faisait selon une logique nouvelle, importée, celle d'une nation moderne qui, comme une quelconque Pologne, n'aurait cessé de subir des invasions étrangères pour s'en affranchir, en subir d'autres et les rejeter à nouveau, comme si un être transhistorique et immuable, la viêtnamité, était resté tel qu'en lui-même, hermétique, sous l'emblème du phénix, pour revenir toujours à son être. Les nationalismes modernes se font toujours l'historien de l'immuable. En même temps que surgissait le noyau mythique, lieu commun des trajectoires passionnelles, les restes du tableau ancien devaient être refoulés. S'étonnera-t-on, dans ces conditions, de voir ressurgir chez les hardis paysans devenus révolutionnaires, cadres combattants, techniciens de l'agitation, ce conservatisme confucéen qui imprégnait la culture villageoise et qui, d'être ignoré et refoulé, se retrouve si typique dans l'esprit et la méthode des cadres communistes d'aujourd'hui?

Il est impossible ici, même en quelques pages, d'entrer dans une description de la culture viêtnamienne qui permettrait de cerner l'identité qui en est le noyau. Le mieux est de renvoyer aux livres de Paul Mus, à la thèse de Dinh et surtout à celle, encore inédite, de Neil Jamieson, qui fournit un cadre interprétatif, à partir d'une subtile généralisation des concepts de yang et de yin, extrêmement stimulant. Il date aussi très précisément la rupture culturelle au moins là où elle est repérable, c'est-à-dire dans le mouvement littéraire.

C'est 1932. Le 10 mars, paraît à Saigon, dans un hebdomadaire, un poème intitulé Tinh Giâ ("vieil amour") sous la plume d'un poète et essayiste très estimé, Phan Khoi. Rompant avec les formes millénaires de la poésie classique, il crée un nouveau mode d'expression qui permet d'exprimer des sentiments nouveaux. Pour aller très vite, appelons ça l'individualisme. Ce point de départ de la "poésie nouvelle" en viêtnamien marque bien le basculement dans un monde nouveau qui s'est imposé depuis longtemps, mais parvient seulement là à faire éclater l'ancien principe d'identité, après un demi-siècle de tension.

Le mouvement prend de l'ampleur, quelques mois plus tard, avec la transformation d'une revue, Phong hoa (Moeurs), sous la direction de Nguyên Tuong Tam. Jamieson décrit ainsi l'entreprise: "Dès le premier numéro publié sous sa direction, Tam lança une puissante attaque contre les fondements même de la société viêtnamienne... Tam essayait de démontrer que la culture traditionnelle était si étroite, rigide et démodée qu'elle devait être abandonnée. Il pensait que l'indépendance nationale, la prospérité et le bonheur individuel étaient rendus impossibles par un attachement sentimental trop répandu à l'égard de valeurs traditionnelles dépassées. C'est ce conservatisme culturel, disait-il, qui était la plus grande faiblesse du peuple viêtnamien. Il voulait utiliser sa revue pour détruire l'attrait de la tradition et pour créer un nouveau système de valeur, une nouvelle littérature, une nouvelle société. une nouvelle façon de vivre" (p. 13).

"Chaque côté-- écrivait Tam en octobre 1932-- a ses bons et ses mauvais aspects, et l'on ne sait pas encore bien où se trouve la moralité. Mais lorsque l'on prend la vieille civilisation et qu'on la met en pratique sous nos yeux, le résultat ne nous satisfait pas. Nous ne pouvons faire autrement que de continuer à espérer dans la civilisation occidentale. Où elle nous emmène, nous l'ignorons. Mais notre destinée est de voyager dans l'inconnu, de continuer à changer et à progresser". (Cité par Jamieson, p. 14). Et aux protestations indignées qui s'élevaient un peu partout, Tam répondait abruptement: "Les conservateurs ne comprennent pas qu'il faut détruire si l'on veut construire. Et ces gens-là, même s'ils vivaient à la (grande) époque des Yao ou des Sung arriveraient encore à se plaindre du "déclin des moeurs" et ils voudraient revenir à une époque encore antérieure, au temps des cavernes et de la viande crue". (idem, p. 15)

Des phénomènes de ce genre, avec tout ce que l'on voudra de variation et de décalage, se sont produits dans tous les pays de la région. Et l'on ne parle pas ici de ces nationalismes qui affectent des régions qui n'ont jamais connu d'unité politique avant la colonisation, comme la Malaisie ou l'Indonésie. Les deux cas les plus intéressants à observer sont ceux de la Thailande, qui a pu se soustraire à la colonisation directe, mais non à l'impact occidental, et du Cambodge où l'évolution a été plus lente et tardive.

Il faut qu'il y ait rupture. Ce que j'aimerais, par convention, appeler les "anciens régimes", ne sont pas ce que l'on appelle aujourd'hui, également par convention, des nations. Le mot a lui-même subi une mutation par rapport à ce qu'il recouvrait à ses origines latines et médiévales (tantôt "tribu", tantôt "civilisation". Les nations qui regroupaient les étudiants de la Sorbonne du Moyen âge étaient France, Normandie, Picardie et Allemagne). Cette rupture entre l'Ancien (régime) et le Nouveau (l'ordre "national" issu de l'Occident) peut prendre les formes les plus variées. En Thailande comme d'ailleurs au Japon mais sur un mode différent, elle a été progressive et elle s'est faite surtout à l'instigation d'une partie de la petite classe dirigeante. C'est le nom du roi Chulalongkorn (1868-1910) qui est le plus souvent associé à l'émergence de l'Etat moderne, en raison des réformes qu'il a su introduire dans le fonctionnement et le rôle de l'administration. Le terrain avait certes été ameubli par son prédécesseur, le roi Mongkut qui avait mené une importante réforme religieuse. Le produit social de ces remaniements du rôle de l'Etat allait se faire sentir en 1932-- intéressante coïncidence-- avec un coup d'Etat qui reléguait la monarchie, désormais constitutionnelle, à l'arrière-plan, symbolique, de la gestion politique. Cette "révolution" marquait l'arrivée sur la scène du pouvoir d'une nouvelle génération, c'est-à-dire à la fois une nouvelle classe sociale, avec une attitude politique et culturelle nouvelle: on entendait là pour la première fois les accents d'un langage nouveau, celui, précisément, de l'identité nationale; pour la première fois un principe passait, dans la hiérarchie des valeurs, au-dessus des deux ordres cardinaux de la monarchie et du bouddhisme, celui de la Nation, auquel les deux autres devaient dorénavant se subordonner. La rupture était là. Le contenu de la notion nouvellement promue pouvait rester vague, diffus, limité encore à des cercles restreints. L'important était que le but du politique était changé. Il ne s'agissait plus de souveraineté universelle, de réalisation du dharma, mais de procéder à l'intégration nationale; la monarchie, ses rituels, son charisme devaient en constituer un instrument, parmi d'autres. Le processus est encore en cours. Il fonctionne mal dans le Nord, où il a affaire aux peuples montagnards, ou dans le Sud où l'accommodement avec l'islam reste un peu épineux. Mais il fonctionne bien avec les provinces khmérophones du Sud-Est où l'assimilation à l'identité thailandaise s'est mise en marche récemment et progresse très vite. Là comme ailleurs, le sentiment national, lié à l'origine aux intérêts d'une petite classe de commerçants et d'administrateurs qui a réussi à brider l'aristocratie, se répand du haut vers le bas, avec des méthodes d'endoctrinement et d'encadrement des jeunes classes d'âge qui n'ont rien à envier aux totalitarismes plus chevronnés.

C'est encore vers les mêmes années qu'émerge en Birmanie le groupe des Thakin qui forge tout ensemble une conception de la nation birmane, un mouvement de réforme et de lutte pour l'indépendance nationale, et une idéologie socialiste qui intègre l'essentiel de la pensée bouddhiste. C'est certainement le plus ambitieux mouvement de synthèse et de renouvellement du cadre traditionnel-- favorisé par l'abolition de la monarchie au XIX e siècle-- mais la fascinante originalité de l'expérience birmane reste mal connue à l'extérieur; peut-être mieux adaptée que d'autres au contexte local, elle a buté sur la question des petites nationalités.

Les années trente voient aussi apparaître le bouillonnement nationaliste au Cambodge, autour de Son Ngoc Thanh, de son journal "Notre Cité" et des bonzes et autres satellites de l'Institut bouddhique de Phnom Penh. Mais, pour des raisons qui tiennent essentiellement au caractère périphérique du Cambodge par rapport aux grands circuits économiques et donc au courant central de la colonisation, les choses vont plus lentement au Cambodge et le nationalisme reste faible, fragmenté, peu articulé, pendant longtemps. Il ne pénètre que fort lentement une élite urbaine d'ailleurs en très grande partie chinoise et viêtnamienne-- qui n'acquiert les moyens de se faire entendre dans le pays rural que dans les années soixante, avec le développement de l'instruction publique. J'ai évoqué ailleurs l'évolution qu'ont connue certains concepts, en particulier celui de révolution, dans un milieu qui n'était pas très favorable à leur éclosion.

Si l'on veut être très bref, on dira que ce qui se passait en 1932 au Siam et en Cochinchine survient dans le vieux srok khmer en 1970. Le renversement de la monarchie s'accompagne d'une explosion de discours républicains, jacobins, nationalistes, xénophobes, qui visent tous à projeter l'image d'un Etat fort, uni, expression conquérante d'une nation brusquement réveillée, debout face à l'avenir. C'est la comédie que se jouent à Phnom Penh les bourgeois, les petits fonctionnaires et la jeunesse des écoles; elle prend très bien dans les villes, mais tombe à plat dans la plupart des campagnes. La paysannerie, peu travaillée par une modernisation qui ne l'a pas encore vraiment touchée, choisit de suivre Sihanouk, dont le discours est aussi nationaliste sinon plus, mais dont l'essence est royale. L'être compte plus que le dire dans un monde villageois où c'est l'être qui autorise le dire et où le dire ne fait pas être, comme dans la politique moderne.

On sait comment les chaumières où se pesaient ces rustiques calculs allaient aussitôt s'embraser sous l'ouragan de fer et de feu lancé du ciel par le remarquable agent modernisateur USAF, (US Air Force). On sait aussi que le combat cessa faute de combattants et qu'une poignée d'idéologues ultranationalistes, staliniens de surcroît, allait se trouver maîtresse du terrain. Ils étaient porteurs d'une intéressante ambiguïté: ils proclamaient que le but fixé à tous était la (re) construction de la nation, qu'il fallait assurer sa grandeur et sa puissance, en même temps qu'ils estimaient en pratique ne pas avoir à s'arrêter aux formes habituelles de la vie sociale et politique ordinaire des nations, puisque la population dans sa totalité était traitée comme si elle faisait partie, à des degrés différents, du parti communiste. Elle devait se plier à son éthique et à ses exigences, et être punie en cas de manquement, comme si elle avait déjà rejoint l'avant-garde. La nation n'était donc plus la nation "classique" dans sa diversité économique, ses classes, ses régions, ses composantes culturelles. Toute marque d'hétérogénéité devait être abolie et l'on jeta sur les routes des millions de gens pour brasser le tout et en faire un mélange homogène. L'effet fut atroce et la sanction rapide: une déconfiture foudroyante et définitive allait ramener les Khmers rouges à ce qu'ils étaient avant 1970, de petites bandes d'insoumis rôdant dans une forêt hostile.

Aujourd'hui le Cambodge offre aux spécialistes de la pathologie politique un cas fort intéressant, mais qu'ils semblent répugner à observer de près. Voici un pays ancien, héritier des plus anciennes traditions de la région, détenteur avec Angkor de l'une des merveilles du monde, qui se trouve doublement orphelin de ce que le monde moderne impose partout où il va: un Etat et une nation. L'Etat mis en place par les Viêtnamiens en 1979 a peu de substance, peu de ressources, et ses principes s'accordent peu avec la réalité. Il est comme suspendu au-dessus d'un pays qu'il ne contrôle que de fort loin. Dans les villages et dans les faubourgs des anciens centres urbains, la société paysanne s'est reconstituée toute seule, récupérant les terres et les techniques coutumières. Un commerce qui s'effectue à peu près librement à partir de la frontière thailandaise irrigue le pays, sous l'oeil passif d'une administration impotente, qui ne dispose guère de ressources qui lui permettraient d'intervenir. Quant à la nation, dont j'ai déjà dit que son image moderne n'avait pas encore atteint les terroirs reculés, elle apparaît comme un thème et un langage qui, pour être invoqués par toutes les factions politiques en lutte, sont remarquablement inopérants. En 1979, quand les troupes viêtnamiennes ont saisi le pays, l'immense majorité de la population a accueilli l'étranger avec soulagement et une très grande partie de ceux qui sont partis ensuite appartenaient justement à ces couches qui ont vocation de bourgeoisie dominante, qui ne se sentaient pas en mesure de récupérer le pouvoir. Leur nationalisme les a conduits tout droit vers les camps de réfugiés et de là, vers les grandes villes de l'Occident où ils pourront atteindre au moins leur rêve de promotion sociale, au prix de l'abandon de leurs ambitions politiques.

Ce n'est pas l'exercice naturel du bon sens qui s'est joué la. C'est le fait que le nationalisme, quand il est le fait des possédants ou des dirigeants, ne sert qu'à justifier leurs ambitions propres. C'est là une situation assez différente de celle qui prévaut ordinairement chez les cultivateurs cambodgiens qui sont plus préoccupés par les conditions locales et pour qui l'identité khmère n'est pas l'objet de la douloureuse inquiétude de l'intelligentsia et de la petite bourgeoisie urbaine, toujours promptes à crier à la disparition de la race khmère. Le concept de nation n'a pas été assez élaboré pour se dégager des concepts et des images traditionnelles qui tournent autour du srok et du sang khmers. Pour le paysan, ces choses qui signalent l'appartenance sont de l'ordre de l'évidence et puisqu'elles sont vécues, il n'est nul besoin de les transférer dans le discours. C'est d'ailleurs là un fait général: l'apparition de la Tradition, de l'identité, de la culture dans un discours qui en questionne les fondements ou le devenir, ne peut se faire que chez des gens pour qui ces choses sont mortes. La négritude ne peut être affaire que de nègres blancs. Il n'est pas peu paradoxal d'entendre se plaindre des menaces qui pèseraient sur l'avenir du Cambodge et sur celui de la "race" ou de la civilisation khmères ceux qui justement ont choisi l'occidentalisation à tout va. Les villageois que j'ai vus s'interrogent plutôt sur la venue des pluies. Moi aussi.


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Quand la digue a cédé, dans les années trente du petit monde colonial indochinois, la brèche s'est élargie très vite. La guerre, la mise sous tutelle japonaise de l'administration française, la politique vichyste de mobilisation de la jeunesse locale, en un mot, une manière d'accélération de l'histoire allait élargir la brèche. Les formidables ressources intellectuelles d'un peuple nourri par une tradition forte et brillante faire accéder rapidement toute une génération à une maîtrise remarquable de la culture occidentale. C'est par dizaines de milliers que les jeunes Viêtnamiens allaient s'assimiler un monde qui, par comparaison avec celui d'où venaient leurs pères, ne devait pas paraître bien compliqué et certainement dénué de subtilité. Au lycée, en France, nous avions tous, dans les années cinquante, des condisciples viêts: c'était de joyeux garçons, invariablement brillants.

Au pays, le conservatisme avait vite rendu les armes. L'occidentalisation envahit le monde public, la rue, le vêtement, les apparences. Mais elle s'arrêtait au seuil de la maison. Là, la famille viêtnamienne demeurait, comme le dragon gardien, et l'autel des ancêtres en restait le centre. Le devant de la maison, sur la rue, restait réservée à l'apparat, au maître de maison qui, au milieu de ses meubles traditionnels, recevait ses visiteurs. L'arrière de la maison restait le domaine des femmes, des enfants et des servantes, une sorte de gynécée en ébullition, plein d'allées et venues, de murmures, de petits complots. C'est là que se traitaient les vraies affaires, les finances familiales, les mariages, les combines économiques et politiques. En apparence les hommes font tout, en réalité les femmes ont tout décidé. C'est un monde où un homme n'est rien, n'a rien, s'il n'a pas une épouse ou une mère qui obtiendra tout pour lui de l'épouse ou de la mère d'un personnage influent, qui doit lui-même son influence à l'activité des dames de sa maisonnée. L'occidentalisation s'est arrêtée là. Elle a parfois pénétré le devant de la maison: on a remplacé les meubles anciens par de la quincaille moderne, l'épouse y apparaît parfois pour saluer. Détails sans grande importance. La répartition reste la même.

La guerre américaine allait secouer tout l'édifice et même y faire des ravages: les fils, les frères, parfois les pères, partis à la guerre, tués ou blessés; les filles, travaillant dans l'économie périphérique des bases américaines, et gagnant plus que leur père. A ces crises, à ces dissolutions, la famille réagissait en se reformant à l'identique, avec ce qui restait. Ruinées, meurtries, corrompues, les familles, à chaque catastrophe-- et quelle famille n'en a pas connue? -- tâchaient de se recomposer comme si rien ne s'était passé parce qu'elle était le seul havre, la seule sécurité dans cette tourmente folle.

Et puis la guerre s'est arrêtée. Il était temps. Des millions d'individus étaient dans l'errance, arrachés au bienfaisant giron. L'arrêt des combats, ce fut aussi, dès les premiers jours, la réunion des familles. Des frères, des cousins, qui ne s'étaient pas vus depuis trente ans parce qu'ils avaient choisi des camps opposés (le plus souvent avec l'accord général de la famille, soucieuse de diversifier ses attaches), savaient quelle était la première chose qu'ils devaient faire: se retrouver.

Si la famille est restée ce môle protecteur, elle n'en était pas moins immergée, parfois submergée, dans une vie intensément modernisée. Le choix des Viêtnamiens, après avoir été hésitant pendant les deux générations qui ont suivi la conquête, avait été complet et résolu, surtout dans le grand Sud. Le conservatisme paysan existe, mais il n'est souvent qu'une prudence de calcul devant l'innovation. Dans ce Delta récemment gagné à l'agriculture, couvert par les latifundia, l'enracinement paysan était superficiel, comparé à l'histoire millénaire des villages du Tonkin. Le centre, plus pauvre, resserré dans ses plaines étroites, s'est senti plus conservateur-- là aussi, la chose était économiquement rationnelle-- plus proche aussi de Huê et du mana de la royauté. C'est le Sud, jeune comme les Etats-Unis si on le compare au Tonkin vieux comme la France, qui devait mener la modernisation et surtout ses couches de parvenus, collaborateurs directs de l'entreprise coloniale. La guerre américaine allait fournir des moyens nouveaux et énormes pour accéder à un monde dont le modèle était alors plutôt-- et assez logiquement-- le Japon, exemple d'une Asie américanisée, que la vieille Europe. L'aspiration à ce genre de vie était, très visiblement, large et profonde et touchait des masses de gens dont la situation économique rendait le destin assez improbable. La même chose d'ailleurs se produisait au Cambodge. Une sorte de frénésie s'emparait des citadins qui attendaient l'or américain comme certains peuples mélanésiens attendaient l'arrivée du cargo. Je serais d'ailleurs tenté de pousser le parallèle un peu plus loin que les apparences car il n'y avait pas seulement l'attente: il y avait aussi méconnaissance ou incompréhension au sujet des mécanismes de production et de la place éventuelle que ces gens pouvaient tenir en son sein. La richesse occidentale se présentait comme devant être captée, sous forme de rente ou de détournement. Le mirage n'a pas cessé de faire son effet, encore aujourd'hui, en mer de Chine.

Le biais donné ainsi à cette vue sur l'Occident et son potentiel mérite examen: la politique communiste se présente en effet aussi, à cet égard, comme une occidentalisation. Sa révérence gardée pour les coutumes, si elles sont "progressistes", n'a jamais fait illusion. Elle articule un programme qui entend jeter les bases locales d'une transformation complète de la société puisqu'il entend établir une base économique nouvelle dont le reste doit objectivement découler. Mais c'est l'aspect productif qui domine alors la perspective et il prend, vu sur place, l'aspect d'un biais exactement opposé à celui, essentiellement consomptif, qui s'est imposé sous l'ombrelle de la guerre américaine. C'est dans cet entre-deux qu'une partie considérable des couches bourgeoises a choisi de s'installer en avril 1975 à la chute de Saigon. Dans la perspective nationale, à l'orée de la paix civile, la reconstruction économique et sociale était à l'ordre du jour. Quant au politique, on savait qu'il serait l'apanage des vainqueurs, et on leur concédait qu'ils l'avaient mérité, par leur vertu nationale justement. On attendait qu'ils encadrent les énergies qui ne manqueraient pas de surgir pour refaire le pays, panser les blessures, avec ou sans l'argent qu'avaient promis les Américains. Le redéploiement de la capacité productive ne manquait pas de logique et de nombreux habitués d'une consommation abusive étaient prêts, sans aucun doute, à se rallier à ce point de vue qui promettait, ultérieurement, d'en venir à une aisance et une modernité établies sur des bases plus saines. Il faudrait peut-être faire ailleurs la chronique de l'échec qui s'est ensuivi. Pour des raisons multiples dont, pour une part, la responsabilité incombe aussi à la politique des nouvelles autorités, il n'a pas été possible de relancer une production qui aurait justifié le choix des classes occidentalisées. C'est quand cette situation est apparue avec clarté que l'exode a commencé. Les gens qui sont partis et qui partent encore, appartiennent, on le sait, à des groupes sociaux variés et les individus qui prennent le risque de quitter la patrie ne le font pas tous, et très loin de là, pour rejoindre une fortune qui les attendrait à l'étranger. Mais ils emportent tous avec eux une certitude: c'est l'absence d'avenir. Soit que l'incompétence du régime leur soit apparue comme définitivement démontrée, soit qu'ils appartiennent à des groupes sociaux condamnés par leur rôle antérieur à rester toujours marginalisés, ils se sont convaincus qu'ils ne retrouveront pas ou n'accéderont jamais à l'occidentalisation qu'ils connaissent ou dont ils rêvent.

Mais le démon de cette fuligineuse modernité n'en est pas pour autant exorcisé pour ceux qui restent. Il remonte dans les veines de l'organisme de l'Etat communiste et gagne des secteurs qui semblaient jusque là immunisés. Des années après le départ des Américains, Saigon continue à dégorger d'étonnants "biens de consommation" et à sécréter des économies parallèles aux pièges desquelles viennent se prendre bon nombre de ces rigides fonctionnaires que le Nord y a dépêchés depuis 1975. L'abondance, infiniment fragmentée, débitée en fines tranches, continue de témoigner que le présent régime n'est pas en mesure de la faire advenir. C'est peut-être là que se réactualise sans cesse cette ligne de fracture qui a partagé la société viêtnamienne depuis cinquante ans entre (nationalistes) communistes et (nationalistes) bourgeois.

L'enjeu politique ayant été définitivement-- à vue humaine-- attribué, il reste ceux qui veulent l'abondance contre ceux qui veulent l'ordre. Ce sont deux versions, ou deux versants de l'occidentalisation, mais qui sont le fait d'hommes qui ne peuvent pas communiquer, qui n'ont plus rien à se dire parce que leurs horizons ne se rejoignent pas?


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"Les Malouines-- vient de dire Jorge Luis Borgès (Le Monde, 28 janvier 1983) -- c'est la guerre de deux chauves qui se disputent un peigne". Ce génial raccourci désigne à propos l'enjeu même de la manipulation nationaliste dans notre monde. Jusqu'à quel point elle parvient à une transformation durable des sentiments d'identité et d'appartenance culturelles et sociales, c'est à vrai dire affaire de circonstances et de cas qui sont tous particuliers. La vraie menace, j'entends ce qui fait que ces sentiments risquent d'être à peu près complètement abrasés et réduits à quelques notations folkloriques sans pertinence pratique, ne vient pas de là. On peut toujours obtenir qu'aillent se faire tuer pour la patrie un certain nombre de gens à un moment donné, mais non pas tout le monde tout le temps. Non, le prodigieux capital de sensibilités, de goûts, de passions, d'affinités électives et de leur reconnaissance, accumulé depuis des centaines de générations par des humanités séparées et singulières, mais aussi changeantes et échangeantes, le capital est aujourd'hui pris en mains par une étrange et involontaire coalition que je ne détaillerai pas ici et qui peut être appelée industrie culturelle. Il n'est même pas utile de chanter l'antienne inévitable en la matière sur la mauvaise qualité de ses produits. Croit-on que les cultures traditionnelles ne produisent que de la bonne qualité? Lisez le Ramayana: c'est typiquement le feuilleton, genre Fantômas.

Ce qui survient, c'est la consommation. On comprendra ce que je veux dire si l'on prend garde que le monde de la consommation industrialisée, qui s'est installé depuis environ une génération (seulement) à l'échelle de la plus grande masse, dans les sociétés occidentales, n'a pratiquement pas créé de besoin. Avant comme après cette irruption, il faut à l'individu avoir un toit, manger, faire pipi-caca, se déplacer, etc. C'est dans la façon de faire, dans la modalité de la satisfaction et son accès, que tout a changé. L'idée que cette société nouvelle crée de nouveaux besoins ne résiste pas à l'examen; elle ne fait que manipuler des désirs issus d'une arkhê commune, pour les ordonner en fonction des disponibilités momentanées du marché. Autrefois, on se nourrissait de nombreux légumes disponibles chacun à leur saison. Aujourd'hui, on se nourrit de quelques légumes disponibles en toute raison. Le résultat alimentaire est incontestablement le même et permet qu'il y en ait davantage, dans la quantité absolue. Il en va de même pour les besoins alimentaires de l'âme-- culture, émotions, tout ce qu'une atroce psychologie appelle les affects. Ma comparaison avec les légumes reste pertinente: dans la société d'avant la consommation, il semble qu'il y ait moins de choix, donc de liberté. En réalité, il y en a plus, de par la diversité plus grande des produits momentanément mis sur le marché qui, de plus, offre un grand éventail de saveurs naturelles. Il y a aussi une diversité régionale. D'un canton à l'autre, la configuration est différente. Ajoutons que le mode de production permet aussi mille façons de s'approprier ces produits ou gratuitement, ou à des prix spécialement modelés par des relations humaines personnelles. Dans le monde de la consommation, ces singularités disparaissent, les saveurs sont constantes et prévisibles, les disparités régionales s'abolissent, la médiatisation de l'argent et d'un argent lui-même déréalisé par la pratique bancaire, réduit les possibilités d'accès personnalisé aux biens, à des pratiques de vol ou de détournement. Il me parait entièrement légitime de transposer ces données qui concernent la satisfaction de l'estomac à celles de l'esprit parce que les processus de fabrication obéissent strictement aux mêmes principes d'organisation, de distribution, de rentabilité et donc de consommation.

Au fur et à mesure de l'élargissement planétaire des marchés, observable et observé depuis un siècle et demi, dans un processus qui est encore extrêmement loin d'avoir atteint les limites de son potentiel, des masses d'humanité sont ainsi peu à peu incorporées, avec toutefois un décalage d'environ une génération ou deux entre le moment où elles sont induites dans le circuit de la production industrialisée et celui où elles accèdent à la consommation des produits qu'elles fabriquent. On l'a vu à l'ouest, mais rien n'est plus frappant que de le voir aujourd'hui au Japon. Les économistes vous diront que, contrairement à une idée répandue, le Japon n'est pas plus exportateur que n'importe quel pays européen et même moins que beaucoup d'entre eux, car il a considérablement élargi son marché intérieur. Mais ce qu'il faut ajouter, quand on observe sur place avec stupeur la véritable frénésie consommatrice des Japonais, c'est qu'elle est récente, une petite dizaine d'années et qu'elle transforme de fond en comble la société japonaise, pas tellement parce qu'elle en a changé le cadre matériel, mais parce qu'elle a supprimé ce qui était la condition première du maintien de l'identité traditionnelle et de son vécu, le temps. Le temps, le temps d'être n'existe plus, rongé par le travail, mouliné par les mille devoirs de la consommation. Tout ce qui faisait du Japon le Japon existe, est là, encore à portée de main, mais on n'y touche plus, parce que la dérive de la vie séparée, rendue forcenée plutôt par des contraintes nouvelles que des besoins nouveaux, le rend inaccessible, jour après jour, sans que jamais sans doute l'on en prenne son parti. Les Japonais sont évidemment toujours japonais, mais sans plus avoir le temps de l'être. La nouveauté véritable, c'est la jeune génération, celle qui a fait ses premiers pas dans cette atmosphère nouvelle et qui n'a pas encore vingt ans. Celle-là n'a jamais connu le Japon-- je veux dire qu'elle n'a expérimenté aucune des pratiques qui constituent l'identité japonaise, mais à l'inverse elle s'est structurée autour des éléments de la culture industrialisée, disponible sur un marché qui n'est plus japonais, mais mondial et qui semble, je dis semble, américain. La Mecque des jeunes Japonais, c'est maintenant New-York. Le Japon, c'est fini, comme l'Auvergne. Il restera un folklore de banquets de noce. Il reste aussi une langue, ce qui, j'en conviens, est très important. Elle sera le dernier bloc de substance traditionnelle à entrer en dérive.

La capacité du capitalisme moderne de s'incorporer la totalité de la planète, de ses montagnes et de ses plages, de ses hommes et de ses femmes, peut évidemment être mise en question. Il y a tant de zones marginales qui n'offrent pas d'intérêt pour une exploitation bien réglée que l'on peut douter qu'il s'y intéresse jamais. C'est un autre débat. Mais s'il faut déjà penser la richesse et la singularité humaines comme destinées à ne survivre que dans des niches interstitielles, on peut juger que notre monde actuel, pour le prix d'une pensée sanitisée et jetable, en supprime mille qui jaillissent spontanément d'un passé qui nous a faits et qui ne nous fait plus.

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