-->
No hate. No violence
Races? Only one Human race
United We Stand, Divided We Fall
Know Your enemy!
-No time to waste. Act now!
Tomorrow it will be too late
You are what you know and what you do with what you know -¤- Freedom of Speech - Use it or lose it!

 

 

 

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L'ISLAM EST NOTRE REPONSE

 

- L'ordre mondial est le noyau de tous les problèmes. Il nous faut revenir à cet ordre mondial, à ses différents maillons et à la manière de les affronter et de les neutraliser l'un après l'autre... Je commencerai par le rôle de l'Islam dans ce processus. Nous sommes d'accord sur ce point que l'Islam peut constituer une alternative à cet ordre mondial. Mais cela reste encore dans le domaine de l'abstraction si l'on ne précise pas bien les choses.

L7slam, pour réaliser cette tâche à l'échelle humaine et mondiale, se doit d'opérer une révolution intérieure; en effet, comment pouvons-nous concevoir une idéologie islamique, non seulement pour les musulmans ou pour les Arabes,mais également pour le monde entier ?

Comment un peuple non-musulman pourrait-il adopter cet ordre islamique sans être obligé de se convertir à l7slam ? Comment pouvons-nous créer cette idéologie ?

Puisque nous avons analysé les composantes de l'ordre mondial et repéré l'idée vénéneuse qui l'habite, à savoir la recherche effrénée du profit, il nous faut donc la supprimer, méthodiquement, et trouver un système où, avec son corollaire

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l'exploitation, elle serait totalement inopérante. A mon avis, seul l'Islam est capable d'obtenir ce résultat.

Je pense qu'à l'origine, et dans son essence même, l'Islam était une révolution dans une société semblable à nos sociétés d'aujourd'hui, et jusqu'à un certain point, dans le contexte qui évoque les circonstances mondiales actuelles, à savoir

1) Le mal principal qui affectait la société où est apparu l'Islam est d'abord l'exploitation. Si l'Islam n'avait pas profondément remis en cause les intérêts des Koraychites, ceuxci auraient adopté sans difficulté la nouvelle religion. Après tout, ils croyaient bien à une quarantaine de dieux et n'avaient par conséquent aucune raison d'en refuser un nouveau!

Mais, il y avait une chose qu'ils ne pouvaient absolument pas accepter: être mis sur un pied d'égalité avec des hommes comme Ammar Ibn Yasser ou Bilal l'Ethiopien et les considérer comme des membres à part entière de leur société.

2) L'Islam a transformé la société koraychite et a poursuivi dans le même élan pour changer le monde entier et les lois qui sévissaient. Prenons par exemple les lois régissant les combats et les guerres... L'Islam est intervenu, interdisant d'abattre les blessés, les enfants, les personnes âgées et les femmes, de détruire les puits et d'abattre les arbres... L'Islam, il convient de le souligner, fut le précurseur de la défense de l'environnement en codifiant les rapports de l'homme avec la nature.

3) L'Islam a bousculé l'ordre mondial de l'époque, partagé, comme il l'est de nos jours, entre deux grands : les Perses et les Romains qui imposaient aux autres peuples leurs idéaux moraux, culturels et politiques, en temps de paix comme en temps de guerre. Par exemple, lors d'une guerre où les Perses défirent les Byzantins, le roi de Perse exigea des vaincus une rançon constituée par mille femmes de la noblesse, chose naturelle et faisant partie des moeurs de l'époque.

L'avènement de l'Islam bouleversa tout de fond en comble, et les deux grandes puissances durent s'incliner. Fondamentalement, notre époque ressemble à celle-là, alors pourquoi l'Islam ne serait-il pas capable de contribuer à changer le monde encore une fois ?

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- Mais on dit que le système islamique, même d son âge d'or, a été en proie d des déviations sur le plan social, politique.:. Il a connu comme dans l'histoire de toute expérience historique des hauts et des bas. Son expérience n'a pas pu résister d l'usure de l'histoire . Peut-il constituer alors un exemple valable pour nous aujourd'hui ?

Il y a eu des déviations même au temps des califes arrachidoune et, je me permets de le dire, eux-mêmes nous ont invités à juger leurs actions car ils n'étaient que des êtres humains. Beaucoup de déviations ont été commises dans le domaine de l'argent; ; tous les historiens l'ont affirmé, de Tabari jusqu'à Taha Hussein. Mais du point de vue de son programme, l'Islam, plus que tout autre système, a pu constituer un tissu social égalitaire. C'est ainsi que durant deux ans, Omar Ibn Khattab, en tant que juge, n'a reçu aucun plainte. Omar Ibn Abd el-Aziz, à son tour, ne trouva aucune personne méritant la zakat dans le pays, alors que l'institution de la zakat vise à ce que le pauvre puisse être à l'abri du besoin durant l'année suivante. Il y a aussi l'idée des habous qui en tant que système peut évoluer et s'élargir pour embrasser tous les secteurs. N'oublions pas qu'à l'entrée des forces coloniales dans notre pays, le tiers des propriétés immobilières d'Algérie était bien des habous; en Tunisie, ils représentaient le quart des propriétés terriennes. Et le quart de la richesse du monde islamique relevait de ce système. Ce qui constitue, il faut le dire, un fait absolument inconnu ailleurs. L'Islam, quels que soient les points négatifs de son histoire, a pu créer un tissu qualitatif de relations entre les personnes. Relations que nous pouvons ressusciter, réorganiser en fonction des réalités actuelles, pour que règne à nouveau l'égalité et que se réduisent les disparités monstrueuses des chances entre les êtres; que tous puissent vivre enfin à un niveau plus élevé, dans le respect de la dignité humaine. L'Islam, plus que tout autre, est donc porteur de valeurs qui pourraient engendrer un système d'où serait supprimé le principe inique de la recherche du profit. Certains pourront toujours rétorquer que, par exemple, le monde islamique vit aujourd'hui grâce aux banques et qu'il ne s'en passera pas facilement. A ceux-là, faut-il rappeler que l'Islam a vécu sept siècles sans banques et a pu édifier l'une des plus belles civilisations de l'histoire des hommes. Civilisation qui

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n'a connu ni profits abjects, ni les fléaux dont nous a accablés la civilisation occidentale.


- Du point de vue strictement économique, il y a des divergences profondes entre les chercheurs et les savants musulmans sur l'existence ou non de ce qu'on pourrait appeler rigoureusement "le système économique islamique".

Beaucoup de livres ont paru sur le sujet. Des recherches ont porté sur les fondements et les règles de la théorie économique islamique et sa validité pour le monde contemporain. Bien que je considère, d'après ce que j'ai pu lire, que ces recherches sont encore incomplètes et insuffisamment élaborées pour fournir des réponses convaincantes à l'économie islamique, je peux affirmer que l'Islam peut apporter une alternative en ce qui concerne le système économique dégagé du principe du profit pour le profit et donc de l'exploitation et de l'hégémonie. Cela signifie aussi qu'il peut être adopté sans obligation de l'embrasser en tant que religion et culte. L'Islam est une religion de tolérance et de clémence, et l'Occident dans le passé, lui a été redevable dans ce domaine car il l'a aidé à démanteler un système féodal en tant que système économico-social global dans nos pays, quand l'Islam supprima la tyrannie de l'homme sur l'homme et décida que la terre revenait à ceux qui la cultivaient, c'est-à-dire à ceux dont le statut était semblable à celui des serfs et qui devinrent alors les maîtres de leurs terres. C'est cela qui explique le succès de l'Islam en Egypte, puis plus particulièrement en Espagne où sévissait le système féodal. Le seigneur était propriétaire des terres et de tous ceux qui y vivaient. II avait par conséquent le droit de vie et de mort sur "ses" paysans, droit de leur refuser le mariage, droit de saisir tous les biens de ses serviteurs. Les seigneurs féodaux possédaient leurs armées privées, leur drapeau et frappaient leur monnaie. C'est à toutes ces perversions que s'est attaqué l'Islam. Et dans certaines parties de l'Europe, l'Islam a aboli ce système.


- Beaucoup de chercheurs ont observé que vers la fin du califat abasside (750-1258), il y avait de nombreux indices laissant supposer la possibilité d'une révolution industrielle. Par conséquent, la naissance du capitalisme chez nous aurait pu avoir

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lieu bien avant l'Europe. D'autres réfutent cette thèse en posant non pas des questions techniques mais bel et bien l'antinomie Islam-capitalisme ?

L'Islam n'a pas seulement ignoré le capitalisme, mais il s'est opposé historiquement à son apparition et l'a bloqué pendant longtemps. Cette opposition ne fut pas uniquement matérielle et structurelle, mais aussi philosophique car, l'Islam ne possède pas 1"'aptitude" de secréter un capitalisme et de reproduire ses apories. Le contenu de l'Islam s'oppose fondementalement au capitalisme sur les questions de profit et d'exploitation. L'étape industrielle restera comme l'étape historique la plus monstrueuse de l'évolution du capitalisme, suivie par l'étape de l'exode massif des ruraux vers les villes; étapes chères payées par l'Occident. Un examen sérieux des faits démontre qu'il était possible aux sociétés islamiques de connaître la même évolution.

L'accumulation primitive qui a conduit d'abord à la première révolution industrielle, puis à la seconde, en Occident, a bien failli se produire chez nous. Prenons la situation des Zanj en Irak, par exemple. Elle présente bien des similitudes historiques avec la traite aux Etats-Unis. Le hasard a voulu que, de plus, les faits se situent en liaison directe avec le continent africain, et les problèmes de canne à sucre, et, d'une façon générale, les problèmes de plantation. Nous avons donc connu une opération de même nature que celle qui s'est déroulée en Occident où elle a donné les conséquences que l'on sait.

Mais chez nous, que se passa-t-il ? Quelle a été la solution ?

C'est une révolte intérieure qui éclata et supprima le phénomène à sa naissance et par là même, l'idée de l'accumulation, du profit pour le profit et de l'exploitation. C'est donc avant l'Occident que l'Islam, ayant eu à choisir, refusa de vendre son âme au diable et à la perversion capitaliste.


- C'est une observation très pertinente, car la révolte des Zanj n'a jamais jusqu'à nos jours été analysée sous cet angle ; au contraire, elle n'a fait l'objet que de vagues considérations littéraires, poétiques et théatrales...

Pas uniquement littéraires, elle a aussi fait l'objet de grossières accusations. II est certain qu'elle reste sous-analysée, et elle n'a donné lieu à aucune étude comparative avec l'évolution parallèle

A. Ben Bella

du capitalisme. C'est regrettable, car l'expérience des Zanj en Irak montre que l'Islam avait là les moyens et les possibilités de franchir un pas décisif mais qu'il a refusé de le faire pour des raisons strictement en rapport avec le credo islamique.

L'Islam ne pouvait entériner l'asservissement de Noirs musulmans, et leur révolte, conduite par des musulmans blancs, a failli faire voler en éclat le califat abasside. Un coup d'arrêt était ainsi donné à l'apparition d'un phénomène qui devait conduire, des siècles plus tard à la naissance du capitalisme en Amérique. C'est en Irak, en terre d'Islam, sous le règne des Abassides que l'accumulation conduisant à l'apparition d'un capitalisme primaire a avorté. C'est là et à ce moment que l'Islam a refusé d'endosser le capitalisme. Et c'est là son blason d'honneur, et non pas comme certains le laissent supposer, une quelconque incapacité à endosser le développement. Voilà le grand mot lâché ! Mais que signifie ce mot: développement, devenu le mot clé dans le jargon occidental ? C'est un mot piège par excellence. Dévastateur comme d'autres mots : croissance, expansion, progrès etc. Tout le vocabulaire et l'appareil conceptuel qui le sous-tend est en crise."Il faut admettre que la crise du développement est d'abord une crise de la raison et de la culture occidentale" dira Jean Marie Domenach de la revue Esprit . Le développement est devenu mal-développement. Le tiers monde crie sa faim et est écrasé de dettes. Les maladies tropicales accablent plus d'un milliard d'hommes, et l'on nous promet un avenir plus sombre encore dans ce domaine. Les agricultures du tiers monde, à de rares exceptions, sont assassinées. Mais le Nord trop bien nourri n'échappe pas lui même à cette crise, d'une manière différente, certes, mais tout aussi réelle. Les problèmes existentiels l'affectent gravement : séparation, solitude, misère affective etc. "C'est aussi que ce développement suscite et développe, si l'on peut dire, un sous-développement moral, affectif, psychologique. Il développe en même temps que des possibilités d'épanouissement humain, des caractères qui, précisément minent cet épanouissement" écrit Edgar Morin.

Lorsque certains imputent à l'Islam son "incapacité" à endosser un tel développement, c'est en fait un hommage rendu par le vice à la vertu. Mais si le développement est d'abord les latences d'un groupe ou d'un peuple, celui de sa langue, de sa

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sensibilité, de son génie propre, de sa culture, enfin, de tout ce qui donne un sens au sentiment d'être réellement soi-même, épanouissant l'effort collectif, alors ce développement là , l'Islam a prouvé qu'il peut le promouvoir au suprême degré. La civilisation islamique a été un grand moment de l'histoire des hommes. Pendant huit siècles, l'Islam a été synonyme de progrès et de développement. Alors pourquoi aujourd'hui, doutons-nous de cette capacité ?

Chacun sait que le "développement", fondé sur le principe du profit pour le profit, de la consommation pour la consommation et irrigué par la rationalité, est en crise. C'est devenu un grave sujet de discussion en Occident même. Avec Descartes et son cogito, s'est initiée une grande dérive : le quantum est devenu roi et les mathématiques élevées aux instances suprêmes. "Dans le monde, d la fois infini et soumis (prétendument) au calcul, il ne subsite plus aucune formelnorme fixe, sauf celles que fait surgir la quantité elle-même en tant que calculable. Ainsi l'évolution du savoir scientifique lui-même est de plus en plus comme une suite "d'approximations croissantes", en termes de précision de plus en plus grande (des lois, des constantes universelles etc.).Ainsi dans les affaires humaines, sociales, le point de vue quantitatif de la croissance, de l'expansion, devient absolument décisif : la formelnorme qui oriente le "développement" social et historique est celle des quantités croissantes" remarque Cornélius Castoriadis, et d'ajouter : "Pourquoi rappeler si vite et si mal tout cela ? Pour souligner le plus fortement possible que le paradigme de rationalité sur lequel tout le monde vit aujourd'hui, qui domine aussi toutes les discussions sur le développement, n'est qu'une création historique particulière, arbitraire, contingente. "

Une littérature importante, variée et parfois très autorisée, dresse un constat de faillite de l'opération de développement. Ce jugement est étayé par le fiasco des programmes des trois décennies de développement décidés par l'ONU. Jugement confirmé par les instances spécialisées relevant de l'Organisation des nations unies, telles la Banque mondiale, la CNUCED, la FAO ou l'OMS. Chose étonnante, ce sont les nouveaux physiciens - dont plusieurs prix Nobel, - Fritjof Capra, Prigogine ou Charon qui mènent cette croisade contre la rationalité. Plus étonnant encore, ils ébauchent une remise en cause fondamentale

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du concept de la matière. La matière contient du spirituel, disentils. C'est au cours d'un colloque célèbre que ce procès contre la rationalité a débuté. Le choix de la ville pour la tenue de ces assises a valeur de symbole, pour nous musulmans : Cordoue, la cité d'Averroès, d'Ibn Toufayl et Ibn Baja. L'histoire retiendra peut-être ce jour comme celui d'une mise en cause fondamentale, celui de l'ébauche d'un monde nouveau.


- Cela du point de vue économique, cependant les autres aspects ne sont pas moins importants... La question sociale, la question de la démocratie , ou choura, et la question politique d'une manière générale et même la question des dispositions du fiqh car la révolution doit être totale ou ne pas être. Une révolution partielle ne pourrait jamais être en mesure de réaliser ces tâches historiques.

Je pense que la question de la choura a une importance particulière, précisément en ce qui concerne les minorités et leurs droits dans nos pays. A mon avis, il faut mettre sur pied un cadre qui garantisse la totalité de leurs droits et plus. Je ne dis pas "la totalité de leurs droits et plus" par exagération, je pense exactement ce que je dis. Le critère pour cela est de parvenir à leur faire sentir que leur situation en terre d'Islam est meilleure que celle qu'ils connaissaient auparavant. Il faut qu'ils constatent qu'ils sont avec nous sur un pied d'égalité. Ce n'est pas moi qui dit cela, je n'invente rien, c'est ce que dit l'Islam. C'est l'esprit même du traité de Najrân, du traité de Médine. C'est l'esprit des foutouhat de l'Islam.

Il y a des questions de fiqh et de chariâ qui revêtent une extrême importance et qui nécessitent un ijtihad et une interprétation moderne nouvelle. Nous devons reconnaître que, dans ce domaine, nous ne nous sommes guère inspirés de nos grands savants, d'Al Ghazali et A1 Khawarizmi à Ibn Rochd et Ibn Khaldoun, et que nous nous sommes bornés à trois ou quatre imams. Pire, nous avons donné le coup de grâce au devoir d'ijtihad (effort d'intelligence du réel en vue de trouver des règles et des lois).

Ici en Occident, je me suis trouvé confronté à la question de l'amputation de la main des voleurs chez nous... Les Occidentaux réagissent comme s'il n'y avait que cela chez nous. En vérité, les

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médias occidentaux sont très habiles dans l'art de nous affubler de choses qui n'ont rien à voir avec ce que nous sommes en réalité. A ce genre de question, je réponds : "Rassurez-vous, nous ne coupons pas les mains avec des couteaux, nous le faisons dans des hôpitaux, avec des moyens modernes et scientifiques !" Je leur dis aussi : "Si vous aviez pris la peine de vous reporter à notre histoire, vous auriez découvert que ces opérations là sont exceptionnelles et très rares. Même en Arabie Saoudite - et là, je ne prends pas la défense de l'Arabie Saoudite mais de l'Islam - depuis 1922 jusqu'à nos jours, ces opérations ne dépassent guère la vingtaine ou la trentaine."

Puis, je dis encore :"C'est cela notre couteau, mais avez-vous vu le vôtre ? Auriez-vous oublié le grand couteau de votre guillotine, cette décapiteuse de 633 têtes algériennes, et je n'aurais pas la "cruauté " d'en comptabiliser les victimes depuis 1789 jusqu'à nos jours ! Vous en conviendrez, il n'y a aucune commune mesure."


- En Islam, on ne peut prononcer ce type de châtiment que si certaines conditions sont réunies. Si elles le sont toutes, alors intervient le principe du repentir tawba. Si l'accusé en est à son premier vol, on* lui demande de se repentir, s'il le fait, on lui épargne le supplice. Mais même pour les récidivistes, il y a des considérations qui entrent en ligne de compte pour éviter la sanction, n'est-ce pas ?

En sus de ces conditions, il y a l' ijtihad de nos contemporains. Je pense que vu l'état de guerre qu'on nous a imposé, et de la même manière qu'Omar Ibn Khattab a suspendu l'application de la charia pour cause de guerre, nous pouvons en suspendre certaines dispositions jusqu'à ce que se réalisent toutes les conditions énumérées par l'Islam pour l'édification d'une société conforme à son credo. Pour mémoire, rappelons que le deuxième calife Omar avait suspendu également l'application de la charia durant l'année de la Ramada où sévissait la famine.


- Pour en revenir au système économique en Islam, et vu ses enjeux, croyez-vous que cette appellation se réfère avec toute la précision et la rigueur requises à une quelconque réalité; les règles de ce système seraient-elles invariables ou pas ?

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En Islam, il y a un système économique stable au sein duquel les musulmans ont vécu pendant des siècles. Le grand Etat islamique et sa civilisation, qui a duré des siècles, n'ont certainement pas fonctionné sans système économique ! Cela dit, le problème reste entièrement posé quant à la manière la plus adéquate de concevoir ce système en fonction des besoins et des critères de 1985. Comment devrons-nous procéder ?


- L Islam n'a pas fixé des lois uniques, éternelles, sinon elles seraient naturellement périmées depuis fort longtemps...

C'est une autre preuve de la sagesse de l'Islam que d'avoir fixé des normes et des critères, mais d'avoir laissé aux hommes et à leur génie, le champ ouvert pour élaborer, édifier en fonction des contingences historiques. Dans le domaine économique par exemple, l'Islam a posé les bases importantes suivantes : la zakat, les aumônes, les successions, les habous, l'interdiction des intérêts usuraires qui ensemble constituent le cadre d'un système; il reste aux hommes à articuler cette base de principes en fonction des circonstances.

Par exemple, le phénomène d'accumulation des richesses par une seule personne a atteint de nos jours une ampleur sans commune mesure avec les fortunes accumulées par un Abderrahman Ibn Awf ou un Othman Ibn Affan à leur époque. Si l'on prend l'exemple des multinationales, notamment l'une d'entre elles, la General Motors, on voit qu'elle est plus puissante que beaucoup de pays, et son budget de recherches scientifiques dépasse celui de la Suisse ou de la Belgique ! Ce phénomène nécessite l'élaboration de nouveaux critères afin d'empêcher l'accumulation de la fortune entre les mains de quelques oligarchies. La sourate du Coran : "de sorte qu'il ne constitue pas un Etat par les riches d'entre vous" symbolise parfaitement la situation des multinationales dans le système mondial. Quatre cents d'entre elles contrôlent déjà les 70% de la richesse mondiale. Elles sont appelées à ne devenir que deux cents seulement. Ces multinationales constituent à ce stade d'évolution du système mondial la forme la plus achevée du capitalisme dans un monde habité par un mot clé : l'exploitation. Une réelle alternative de l'Islam devrait être conçue comme une rupture avec ce système. "L'Islam est un décret de mort pour le

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capitalisme" a dit Ikbal. Le moment est venu de transcrire ce prédicat dans les faits.

Au niveau du système politique, il faut dynamiser le principe de la choura selon les recommandations de la sourate : "leur vie en commun est l'objet de consultations entre eux". Cette consultation ou choura ne peut s'assimiler ni à une démocratie libérale, ni au système dit du centralisme démocratique. La choura doit embrasser tous les plans de l'activité sociale, économique, culturelle et finalement politique. Pourquoi insister tellement sur la choura qui n'est qu'un moyen ? Parce que dans les moyens se trouvent déjà impliqués les fins. Parce que dans ce moyen, c'est l'homme qui est à la fois le moyen et la fin.


- Si nous voulons concrétiser tout cela aujourd'hui, comment par exemple ré-appliquer la zakat ? Comment en supprimant les impôts pourrait-elle suffire aux besoins de l'Etat avec son pourcentage de 2,5 % si l'on considère les avis selon lesquels les impôts ont remplacé aujourd'hui la zakat, et que, par rapport au passé, la notion de l'Etat a beaucoup évolué. De l'Etat protecteur, aux responsabilités uniquement défensives, d l'Etat interventionniste, responsable d de nombreux niveaux de la satisfaction des besoins sociaux, la santé, l'éducation, le développement, etc. C'est cela qui est d l'origine du principe de la nationalisation ou du droit de l'Etat d'exproprier totalement ou partiellement le propriétaire privé des moyens de production.

A mon avis, c'est là que se trouve la clé de voûte du nouvel ordre mondial. Le système de la zakat, s'il est appliqué sur la base de ses principes très complémentaires entre eux, permettra à l'humanité de vivre dans l'abondance - encore convient-il de s'entendre sur la signification d'abondance et celle des besoins

Mais, pourquoi limiter notre propos à la seule zakat, pourquoi ne pas l'étendre à tout le système qui comprend habous, succession, riba ? L'expérience occidentale a démontré les aspects pervers de ses propres critères : production pour la production, le travail à la remorque de la consommation, le profit à tout prix... Ils doivent donc être prohibés et supprimés. Le travail doit avoir une finalité précise, pas uniquement celle de procurer un profit. La consommation doit différer dans son volume et son contenu et nous devons en refuser la conception occidentale. A savoir, aussi

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bien dans les degrés et niveaux qu'elle atteint dans le cas de la Suisse, par exemple, que dans le cas de la Yougoslavie ! Cette surconsommation abrite des germes destructeurs pour l'homme, notamment et pour ne citer que celles là, toutes les maladies et tumeurs malignes modernes qui sévissent sur la terre.

Nous devons définir une autre conception de la culture, une culture complémentaire et différente. Nous devons redéfinir les contenus de la production, du travail et de la consommation. Nous devons changer tous les termes de ce discours, notamment en établissant un nouveau lexique qui refléterait notre génie et notre culture propres. Nous devons en effet créer, nous-mêmes, nos discours propres et non pas nous contenter de répéter simplement ceux des autres. Nous devons mettre au point une linguistique en fonction de notre réalité. Nos efforts doivent s'élargir à tous les niveaux du réel. Nous devons étudier et revoir la question des impôts. Mais la base du nouvel ordre économique devrait être constituée par la zakat, les habous et l'interdiction de la riba. L'Etat a la possibilité d'intervenir quand cela paraît nécessaire, conformément au principe de la choura. Omar Ibn Khattab avait bien nationalisé les pâturages. Cela ne constitue pas pour autant un principe intangible, mais si cela s'avère nécessaire, tout moyen en vue du bien-être général est bon, selon un principe constant du fiqh, le droit islamique.

La différence fondamentale entre ce qui devrait être et ce que nous vivons aujourd'hui est qu'une nouvelle redéfinition est nécessaire : celle des fonctions des responsables, des bureaucrates, des administrateurs ainsi que des appareils du pouvoir pour qu'ils cessent d'être des obstacles à la volonté des hommes à gérer eux-mêmes leur vie et à décider souverainement de tout ce qui s'y rattache. Cela conformément au précepte : "leur vie en commun est l'objet de choura entre eux".


- A ce propos, la propriété privée est-elle sacrée ou non ? Le pouvoir légal peut-il exproprier, totalement ou partiellement, au nom de l'intérêt général ?

La propriété est à Dieu. C'est là un principe islamique catégorique, mais cela ne signifie pas la suppression pure et simple de la propriété privée. Dans la pratique, même les socialistes et les communistes sont revenus sur leurs positions

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antérieures concernant cette question, notamment en ce qui concerne la propriété de la terre. II s'agit donc de délimiter la propriété privée afin qu'elle ne soit pas l'apanage exclusif des riches et qu'elle ne constitue pas une source d'exploitation. Et il est impératif de faire respecter les textes catégoriques qui préviennent toute déviation éventuelle.

Tout appartient à Dieu : voilà le principe fondamental. Le reste doit être soumis à l'ijtihad et doit obéir à ce précepte suprême : la vie en communauté relève de la choura, et le peuple entier doit participer aux décisions et au pouvoir.

S'il est vrai, comme le disent certains, que la choura ne fut jamais véritablement appliquée dans l'histoire du monde musulman, les conditions de vie, aujourd'hui, en permettent l'application.

S'il était peut-être difficile aux dirigeants du temps de la Salifa (les Mouhajirins et les Ansars), de consulter tout le peuple avant de désigner le calife, de nos jours, grâce aux mass-médias et aux moyens de communication, il est possible de sonder au même instant, l'humanité entière, aux quatre coins de la planète, avant de prendre une décision.

Les conditions actuelles, et en particulier les techniques de sondage, ont évolué et permettraient à la choura d'exister véritablement et de prendre tout son sens.


- Si nous voulons, aujourd'hui, un Etat moderne idéologiquement inspiré de l'Islam, ne serons-nous pas obligés de mettre sur pied un secteur public, par exemple, en tant que pilier de l'Etat dans son acception moderne, qui se chargerait de l'essentiel des affaires sociales et économiques ? N y aurait-il pas des appareils de direction générale qui prendraient en charge les affaires de l'Etat et de la société ? Il s'agit ici de comparer les notions islamiques, qui ont fonctionné durant notre histoire ancienne, avec les notions qui ont cours de nos jours... Devons-nous tout refuser de cet ordre mondial, ou possède-t-il des règles acceptables et compatibles avec notre perspective islamique ? Quel serait le critère dans ce cas de leur acceptation ou de leur rejet ?

Il est à remarquer que la zakat, qui était sensée être collectée puis répartie localement, remplissait des fonctions très

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importantes. L'éducation par exemple, les historiens sont unanimes à le reconnaître, était subventionnée par la zakat et le niveau du système éducatif que la colonisation a trouvé dans notre pays en arrivant était d'un point de vue méthodologique supérieur à celui d'aujourd'hui, car il était le fruit d'une action populaire échappant à la tutelle de l'Etat et à ses visées politiques fluctuantes. Ce qui signifie en clair que l'Etat ne s'occupait pas de cette fonction.

En ce qui concerne l'examen de la question de l'État, les études dans ce domaine sont nombreuses et le champ d'observation particulièrement riche. Elles nous permettent de dire clairement que l'Etat est un appareil qui ordonne la société en même temps qu'il fonctionne par la violence. Et plus son importance grandit, plus les individus sont rétrécis et réduits. C'est la raison pour laquelle nous devons trouver le moyen de le redéfinir. Nous ne désirons pas la puissance et la glorification de l'Etat, mais celles de l'homme. L'Etat a évolué en contradiction avec les fins que l'homme lui avait assignées préalablement. A ce propos, référons-nous à l'Occident lui-même en la personne de Montesquieu où dans l'Esprit des lois, il écrit: "Le meilleur Etat est celui qui gouverne le moins."

Sur le plan pratique, toutes les expériences ont prouvé que tout renforcement de l'Etat s'assortit d'un rétrécissement de l'homme et de la stérilisation de son initiative et de son génie. Aujourd'hui, rien n'empêche la mise en place d'un gouvernement à la condition qu'il délègue à chaque petit village le pouvoir de gérer ses propres affaires, qu'elles soient sanitaires, éducatives, agricoles, administratives ou de transport, hormis les entreprises à caractère d'utilité nationale. Je suis favorable à l'application la plus stricte de la règle "les affaires de leur vie sont objet de choura entre eux". Pour ce qui est de l'administration, la démocratie ne doit pas être un droit exercé uniquement à l'occasion d'élections se déroulant tous les cinq ans, mais il doit être un droit exercé quotidiennement par le citoyen. Par exemple, je suis pour un pouvoir local - appelé municipal ou autre - aux vastes prérogatives, avec un conseil comprenant vingt membres élus directement, ainsi que des commissions techniques

pour l'agriculture, pour l'industrie, pour l'éducation, etc. dont
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chacune comprendrait tous les techniciens et les travailleurs concernés pour que s'établisse entre eux un dialogue direct.

Ainsi, par exemple pour la commission de l'éducation, elle devrait compter les enseignants, les élèves et leurs parents ; le dialogue et la consultation mutuels devraient être réels et effectifs, fondés sur des rapports nouveaux et équilibrés. Nous n'aurions pas alors quelque vingt conseillers municipaux, le plus souvent réduits en fait au maire et à quelques adjoints, pour gérer une municipalité, mais quelques centaines de personnes, et à travers elles, parce que reflétant les divers secteurs d'activité, tous les habitants du village réunis à leur tour lors d'assemblées publiques pour discuter du sort de leur communauté.

Dans les villes, un conseil municipal avec un pouvoir local devrait gérer la vie de la cité dans tous les secteurs : économique, industriel, culturel ou social. Sur un plan général, le pouvoir ne doit pas être délégué de manière absolue au Parlement pour un mandat de cinq ans, sinon cela aboutit à la pseudo-démocratie que nous connaissons de nos jours, à savoir celle de l'Occident, décomposée, passive, ligotée par la tyrannie de l'argent. Il est évident que s'il y a élus et mandats, ils doivent être passibles de révocation à tout moment s'ils ne donnent pas satisfaction à ceux qui les ont choisis, et cela à tous les niveaux.

Pour apporter ma contribution à l'ijtihad, je propose l'idée suivante : le modèle qui incarne le principe de la choura relève des producteurs et des travailleurs manuels et intellectuels, et même les possesseurs de capitaux doivent être représentés. Il nous faut sortir de cette démocratie fondée sur une pseudomajorité de 50 ou 51 % qui s'arroge ainsi le droit de gouverner unilatéralement l'autre moitié de la population.

Ce n'est pas là la véritable démocratie. Notre vision de la démocratie doit s'inspirer de ce que nous connaissons bien en Algérie : le droit coutumier ou djemââ. En Algérie, dans la djemââ, la décision requiert le consensus par unanimité de ses membres. C'est-à-dire jusqu'à ce que la majorité persuade la minorité de la justesse de ses choix, tout en faisant au besoin des concessions. C'est dans le sens de cette traditionnelle façon de délibérer que nos efforts actuels doivent se diriger. Bien plus que des élections, elles permettent à tous de s'exprimer, car je pense que s'il existe une minorité de 30 °lo, elle doit être équitablement

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représentée. Nos efforts de recherches doivent viser à l'élaboration d'une démocratie qui assure une réelle et active participation des citoyens à la chose publique. Sans doute, cela exigera de nous un travail de longue haleine, tant il est vrai que ce n'est pas la voie de la facilité, mais nous nous devons d'entamer cette tâche et c'est là un vaste champ ouvert à la réflexion, à l'ijtihad.


- Certains chercheurs dans le même sillage, soutiennent que l'Islam, n'ayant pas défini des lois et des règles stables dans le domaine économique et social, s'inspire toujours et de tout temps de l'ordre social le plus avancé tout en le marquant profondément de son sceau ? A l'aube de 17slam, les deux systèmes sociaux dominants étaient le système tribal qui déclinait et le système féodal en plein progrès, car il apportait la sédentarisation et l'édification de l'Etat, ainsi que d'autres caractéristiques par lesquelles il se distingue et dépasse le système tribal. L'Islam, fidèle au principe précité, en appelle-t-il aujourd'hui d l'adoption du système socialiste considéré comme plus avancé que le système capitaliste ?

L'Islam n'a jamais, au grand jamais, adopté le système féodal au contraire, il l'a totalement rejeté. Tout système social est un système complémentaire et cohérent dans sa forme comme dans son contenu, et sur cette base, le monde islamique n'a pas connu le système féodal qui a sévi en Europe. L'Islam n'a également rien pris du système libéral : il l'a refusé. Et l'Islam n'est pas plus un système socialiste. D'ailleurs, le schéma marxiste de succession des modes de production se trouve infirmé par l'histoire du monde islamique.


- Si nous voulons édifier un Etat moderne dans la perspective de la culture islamique et indépendamment de l'ordre mondial actuel, allons-nous nous arrêter devant la forme de l'Etat, comme le font certains groupes islamiques archaïsants : califat, monarchie ou république ? Allons-nous également nous arrêter devant l'adoption ou le refus de la théorie des trois pouvoirs, de leur séparation ou de leur imbrication ?

Même le Conseil islamique, à l'issue de ses propres travaux d'ijtihad, prône l'adoption d'un régime républicain ainsi que le

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principe des trois pouvoirs. Personnellement, j'émets des réserves à l'égard du pouvoir exécutif, c'est-à-dire l'Etat, dont le champ d'action, et donc les prérogatives, comme nous l'avons dit plus haut, doit être circonscrit de telle manière qu'il laisse aux citoyens la liberté de modeler leur vie.

Le centralisme exacerbé entre en contradiction avec la recommandation coranique fondamentale de la choura. En ce qui concerne le pouvoir législatif, rien n'empêche qu'il porte le nom de Majliss choura comme c'est le cas en Iran, mais il doit être relié à la production et aux entités ou petites unités. La candidature ne doit pas être individuelle, mais présentée par l'unité à laquelle appartient le candidat, afin de s'assurer qu'il est bien un véritable et légitime représentant du peuple ; d'autre part, le droit de destituer à tout moment leur représentant doit être assuré aux citoyens. En effet, si ceux-ci faillissent à leur mission, il ne doit pas être nécessaire d'attendre la fin de leur mandat et cela aurait pour avantage d'obliger le représentant à s'en tenir strictement à ses responsabilités.


- En ce qui concerne la chouxa que pensez-vous des partis en tant que formations politiques et sociales produites par la civilisation occidentale, notamment par la révolution bourgeoise? Devrions-nous les conserver, ou bien devrions-nous revenir, en les ressuscitant, d certaines formations politicosociales que nous avons connues jadis comme la tribu, les regroupements corporatifs, etc. Surtout si l'on sait que ces formations existent toujours dans certaines régions de nos pays, tenues d l'abri des ravages de la modernité ?

Rien n'empêche à ce que les partis, les syndicats ou des formes équivalentes continuent d'exister dans une première étape ; mais au cours des étapes suivantes, et avec l'évolution des pratiques d'autogestion, l'individu n'aura plus besoin d'adhérer à un parti ou à un syndicat. A mon avis, je le dis franchement, le régime de la Jamahiriya choisi par la Libye, sur un plan méthodique, est excellent. Peut-être des fautes ont-elles été commises sur le plan pratique ? Mais l'idée elle-même est pertinente. Je suis pour un pouvoir des masses et pour l'autogestion, mais sans interdire les partis au cours de l'étape transitoire. Cela doit être le fait des masses elles-mêmes, et sans intervention des autorités. La

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disparition des partis doit être le résultat d'une évolution naturelle de la société et de la prise de conscience des individus de l'inutilité pour eux de l'existence de partis ou de syndicats, du fait que leurs intérêts se trouveraient alors garantis par d'autres moyens, plus démocratiques.


- Plus précisément, ma question était de savoir si le nouveau régime serait le produit des luttes entre les tendances et les forces représentées par les partis ?

Le but final à atteindre est qu'il n'y ait plus de partis ni de syndicats. Mais il y a une différence entre la perfection et la réalité, et il se peut que le dépérissement des partis nécessite deux décennies, ou plus. L'ancien, y compris l'héritage occidental, continue d'être présent dans nos schémas mentaux, dans nos attitudes ; ses structures plus matérielles aussi. Il nous faudra quelque temps pour nous débarrasser de cet héritage ancré profondément en nous, dans les replis de nos âmes. Durant cette période, la suppression des partis et organisations politiques constituerait un danger, et l'on risquerait fort de succomber au cercle infernal de l'interdiction. On interdit d'abord cela, puis cela, et pourquoi pas ceci... et un système de tyrannie s'installe insidieusement sans dire son nom.

Beaucoup d'autres choses ne pourront être réalisées au cours de ces premières étapes qui ne le seront que corrélativement à l'évolution et à l'élévation du niveau des pratiques. Par exemple, je suis contre le principe des salaires. C'est une position que m'a inspirée l'Islam, notamment le Prophète, quand il refusa à Médine, après l'Hégire, que ses compagnons d'exil travaillent chez ses partisans médinois et qu'il réussit à créer entre eux un lien de fraternité en les transformant en associés, partageant tout ce qu'ils possédaient.

Oui, associés... Pourquoi n'appliquerions-nous pas cette fabuleuse expérience ? Le salaire est pernicieux, avec lui commence l'exploitation, timidement d'abord, puis de plus en plus inhumaine.

Mais quelle idée fantastique ! Cependant sa réalisation effective devra être le fruit des consultations et délibérations entre les hommes, que progressivement naisse un nouvel homme lié à ses valeurs constitutives et les principes de son éthique, sans

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contrainte, sans violence; le tout découlant de la transformation des critères et par le consensus autour de ces valeurs.


- Durant cette étape transitoire de la nouvelle société, l'existence de partis non-islamiques sera-t-elle tolérée dans un Etat dont l'idéologie serait inspirée de l'Islam. Je pense au Parti communiste par exemple ?

Au risque de heurter certains, je vous avoue que pour moi, le droit d'exister et de s'exprimer librement doit être valable pour toutes les familles de pensée. Refuser ce droit aux communistes peut constituer un dangereux précédent, notamment pour les non-communistes ; et puis, pourquoi cette peur des communistes? J'ai la certitude que l'Islam possède intrinsèquement les défenses qui le mettent à l'abri d'éventuels empiètements du marxisme ou d'autres idéologies.

Je suis contre l'idée véhiculée par certains groupes islamiques selon laquelle il faudrait éliminer les athées et les renégats. Je m'y refuse catégoriquement, car nous souffrons de beaucoup d'autres maux et nous devons éviter d'utiliser la violence et refuser la bigoterie et l'intolérance, d'autant plus qu'il s'agit de problèmes secondaires. Encore une fois, il y a une logique de la violence

l'intolérance, pour ce qui concerne les questions d'intérêt secondaire, inspire fatalement la manière d'aborder les problèmes d'intérêt général et fondamental. La violence contre les communistes peut faire école... La règle d'or doit être la tolérance, la miséricorde et la non-violence, sauf évidemment si la violence vise à combattre une autre violence.


- Y a-t-il dans cette société la possibilité de créer une laïcité différente de celle de l'Occident, et naturellement aussi, d'un régime théocratique ? Une laïcité qui se ressourcerait dans la civilisation de l'Islam même, celle-ci n'ayant pas fondé l'exercice direct du pouvoir par l'autorité religieuse ?

Pour ce qui est de l'opposition de l'Islam à l'exercice direct du pouvoir par l'autorité religieuse, l'histoire le montre d'une manière on ne peut plus claire. Les théologiens ont toujours été en dehors de l'exercice du pouvoir politique, même les plus illustres d'entre eux comme Ibn Taymiyyâ, Abou Hannifa, alShafii, Malek ou Ibn Hanbal. Ceux qui y ont pris part n'étaient

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pas des théologiens. Omar Ibn al-Khattab n'était pas plus savant que Ali, ni ce dernier par rapport à Abdallah Ibn Massoudi...

Dans la société moderne, les théologiens doivent constituer une référence, un recours moral et non pas constituer la source de pouvoir. D'où la nécessité, à mon avis, de les rassembler en un conseil consultatif. Telle serait, je pense, la laïcité de l'Islam.

Le laïcisme occidental, lui, est le produit d'une culture, d'une histoire aussi. En Occident, le laïcisme est né d'un besoin fortement ressenti au sein de la société occidentale par réaction au rôle joué par l'église, par la papauté et son rapport avec les pouvoirs. Parler de cette histoire, c'est également évoquer Canossa, mais aussi les guerres de religion, la guerre de Trente ans, la Saint-Barthélémy ou l'inquisition et d'autres événements tout aussi importants ayant eu une part considérable dans ce besoin ressenti, mais qu'il serait trop long d'exposer ici. Quand un Arabe ou un musulman insiste sur la notion de laïcité, il endosse, volontairement ou involontairement, une culture et une histoire qui sont le produit d'un génie étranger, sans aucune référence à sa propre culture, sa propre histoire.

Voyons cela de plus près : à un moment donné de leur histoire, les occidentaux ont décidé que Dieu et le christianisme n'étaient plus opératoires dans leurs concepts de la société, voire de la vie elle-même ; le Siècle dit des "lumières" a été un grand moment dans cette nouvelle orientation. Pour sa part, l'histoire du monde islamique n'a jamais évolué dans un sens identique ou même parallèle. Même les plus grands bouleversements qui sont intervenus au sein de la société islamique - révolutions ou schismes - se sont réclamés de l'Islam. D'un Islam plus pur, plus authentique, à l'intérieur de l'Islam et non pas à l'extérieur et surtout pas contre lui. Et cela pour une raison fort simple : c'est que toute action qui ne se serait pas située à l'intérieur de l'Islam n'aurait pu être opératoire, aurait perdu son sens et n'aurait pu constituer en aucune façon le levier d'une entreprise ayant quelque chance de succès. Et parler de laïcisme en terre d'Islam, c'est ignorer un fait aussi irréfragable.

II n'est peut-être pas inutile de relever que l'Eglise, la papauté sont elles-mêmes des productions culturelles strictement occidentales. Le christianisme, né en terre arabe, est devenu tout autre chose en Occident. Parler de laïcisme pour ce qui nous

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concerne, c'est succomber à un langage formé ailleurs et exprimant une réalité ignorant notre culture et notre histoire.

Notre lexique regorge aujourd'hui de semblables notions qui charrient une histoire et une culture généralement occidentales, que nous utilisons à tort et à travers, sans sens critique. Je me refuse par ailleurs à utiliser dans notre contexte le principe

rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Cela, c'est une formule propre au christianisme. Pour nous, c'est une rupture avec la notion fondamentale du tawhid. Pour nous, la vie ici bas et celle de l'au-delà forment une seule entité, l'une complétant l'autre. "Vis dans ce monde comme si tu devais vivre éternellement, et vis pour l'au-delà comme si tu devais mourir demain" dit le hadith. Ce rapport d'unicité dans une harmonieuse dialectique permanente, c'est là toute la symbolique du credo unitaire, du tawhid en Islam.


- Mon propos ne visait pas la laïcité occidentale en tant que méthode et régime mais, conformément aux sources qui sont les nôtres, la possibilité pour nous d'imaginer une forme intermédiaire de laïcité qui engloberait, sans les séparer comme en Occident, l'Islam et la société civile.

La nature même de l'Islam et celle de son discours qui s'adresse à tous les êtres humains sans distinction de croyances, nous apparaissent allant dans le sens d'une telle forme de laïcité. Comme beaucoup d'autres faits, par exemple : le contrat de mariage chez nous, contrairement au christianisme, est un contrat purement civil n'ayant aucune empreinte religieuse, sans aucune condition sinon le consentement mutuel entre les deux parties.

Cette forme de laïcité à laquelle je pense, pourrait être adoptée par des peuples et des régimes qui peuvent adhérer à l'idéologie islamique sans pour autant en embrasser la foi, et sans oublier les minorités qui vivent dans le monde de lIslam.

C'est cela le rôle de l' ijtihad. Il faut noter qu'en Islam, sur les six mille versets coraniques, selon Ibn al-Kayem et d'autres, seuls deux cents traitent de questions liées à la législation et au culte, alors que tout le reste des versets concerne la vie et les hommes. D'autre part, l'Islam nous recommande l'ijtihad.

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Reste la question des minorités ou des peuples nonmusulmans. Nous, nous posons des critères et des principes pour les musulmans ; que les autres y prennent quant à eux ce qu'ils veulent. Nous sommes contre l'oppression culturelle ou la domination d'une culture sur une autre. Nous sommes pour des rapports humains fondés sur l'égalité intrinsèque des cultures et contre toute visée dominatrice, oppressive ou hégémoniste d'une culture sur les autres. Qu'ils prennent ce qu'ils veulent dans l'Islam. Quant à nous, nous avons la certitude que l'Islam est le meilleur recours, le moyen le plus sûr pour l'humanité d'atteindre ses fins.

Dans le monde islamique, les minorités doivent consentir librement à vivre sous la bannière de la culture islamique, tout en jouissant d'une totale liberté de culte. De notre côté, nous devons une totale tolérance à des minorités qui ont vécu parmi nous plus de quatorze siècles, cohabitant dans une symbiose dont on retrouverait difficilement l'exemple dans d'autres communautés. Cela dit, nous devons définir un statut moderne pour ces minorités. Prenons le cas des juifs, par exemple, qui ont toujours vécu à nos côtés, je pense qu'il faut leur garantir une représentation au Majliss de la choura proportionnelle à leur nombre, voire plus ! Ne serait-ce pas là s'inspirer tout simplement de l'esprit du traité de Najran qui stipulait que les armées islamiques ne pouvaient traverser le territoire chrétien sans leur accord ou sans contrepartie ? Moderniser ce statut, en prenant en considération les sensibilités propres à ces minorités, est une chose à la portée de l'ijtihad. Ces minorités doivent se sentir en totale sécurité et libres de se réaliser.


- Dans la pratique, comment aborder, selon vous, les problèmes des minorités ethniques et religieuses dans le monde arabe ?

Le problème, c'est que l'Etat chez nous est devenu une notion centrale, rigide dans ses fondements, alors que la notion d'Etat, synonyme de Nation, est complètement étrangère à notre culture. Cette notion n'est d'ailleurs pas très ancienne dans la culture occidentale puisqu'elle ne remonte qu'à la révolution française de 17$9 où elle est apparue en réaction au féodalisme européen. Ce sont les Etats en place dans le monde arabe qui ont donné

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naissance aux problèmes kurde, berbère, druze, chiite, chrétien, ou juif... car ils se sont renfermés sur eux-mêmes. A l'origine, il n'existe pas de frontières à l'intérieur du monde arabe et islamique. C'est une notion étrangère. Le problème est né à partir du moment où nous avons adopté les idoles modernes, produites par l'Occident et introduites chez nous à notre corps défendant. Directement ou indirectement, nous avons épousé les vues de l'Occident inspirées par le Léviathan de Hobbes.


- Parleriez-vous de terres islamiques, par exemple, d la place de nation ?

L'idée même de nation est étrangère à notre culture, à notre lexique. Elle n'existait même pas avant 1789 en Europe. Les rois et féodaux d'Espagne et d'Autriche furent combattus par des révoltés dont le mot d'ordre était l'idée du nationalisme. L'Islam rejette cette idée tout simplement parce qu'il impose aux musulmans de vivre solidaires, comme un seul corps, ou en termes plus modernes, en confédération ou fédération. Ce qui, à mon avis, répond bien aux défis de notre époque et à la nécessité pour nous de nous constituer en un grand bloc pour résister à l'hégémonie du bloc occidental. N'est-il pas dit: "Et la main de Dieu est avec la communauté" ?

Après de longues guerres entre ces pays, la France, la GrandeBretagne et l'Allemagne se sont unies, pourquoi ne pas nous unir avec le Maroc et nos autres voisins du Maghreb ? L'unité c'est l'âme de l'Islam ; c'est aussi celle de notre époque. Peut-être, le nationalisme en tant qu'idée dont nous avons usé pour combattre le colonialisme, fut-il une bonne chose en son époque mais aujourd'hui, elle ne doit pas nous pousser à nous replier à l'intérieur de frontières fictives.

Il est nécessaire de supprimer les frontières, d'abord dans le monde arabe où elles sont devenues de véritables murailles de Chine. Et je n'exagère pas du tout. Pour preuve, comparons respectivement les frontières entre deux Etats arabes et deux Etats européens ! Dans un premier temps, nous devons, pour le moins, nous constituer en wilayas relativement vastes : celles de la Syrie, du Maghreb, de l'Egypte... En vérité, les frontières actuelles sont l'aveu d'une faiblesse certaine et d'un manque

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d'audace ! Nous devons imaginer une forme adéquate et moderne de l'unité du monde arabe et islamique.


- Avant de s'attaquer, pour le changer, à l'ordre mondial, il nous faut révolutionner notre ordre intérieur. Comment pouvons-nous unifier les confessions musulmanes et venir à bout du confessionnalisme, idéologie de division, açabiya ?

Seul l'ijtihad nous permettrait de venir à bout de ces divergences, car les confessions sont des produits politiques ; c'est la politique qui a créé ces problèmes, et c'est par elle qu'ils trouveront des solutions. Il faut cependant séparer les confessions et les écoles de fiqh, madhahib, qui constituent un enrichissement pour la pensée, l'ijtzhad. Elles doivent continuer à exister et à se développer. Notre erreur, c'est d'avoir transformé les madhahib et les confessions en préceptes et de nous y être enfermés, alors qu'en réalité, les divergences n'excèdent guère les questions secondaires et les détails. Or, nous voici aujourd'hui , à jeter l'anathème les uns sur les autres. Il y a cependant des efforts et des tentatives de rassemblement des rangs musulmans qui me rendent optimistes ; ainsi celles du cheikh Mahmoud Shaltout, cheikh Mohammed Abou Zahra, l'imam Khomeiny et d'autres encore...

Je souffre, lorsque j'entends qu'au Liban, au sein des moujahidin, il existe encore des clivages comme chiite, druze, sunnite ... Nous devons nous unir et saisir les circonstances actuelles de jihad et de lutte pour renforcer la cause de l'unité.


- Le statut d' ahl dhimma par exemple, en ce qui concerne les affaires des minorités religieuses en terre d'Islam, comment le considérer à l'époque actuelle ?

Nos ancêtres, en leur temps, ont fourni l'effort nécessaire en élaborant le statut d'ahl dhimma ; à nous de faire un effort équivalent pour élaborer un système adéquat à notre époque. Je propose que pour ce qui relève de leurs affaires religieuses, on leur laisse l'entière liberté de les gérer à travers des institutions inspirées de leurs religions. En ce qui concerne les affaires publiques, ces minorités doivent être représentées dans toutes les institutions politiques et législatives. Les portes de l'Etat doivent être ouvertes à tous et un système juridique doit être mis en place

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pour faire respecter ce droit. Le chrétien et le juif doivent être assurés qu'ils vivent dans une société qui leur garantit tous les droits à une vie digne à tous égards. Pour réaliser un tel objectif, nous les appelons à joindre leurs efforts aux nôtres.


- A ce propos, il y a des gens qui soutiennent que l'Islam interdit au non-musulman d'occuper la fonction de cadi. Dans le même sens, et dans la majorité des pays arabes, l'armée, par exemple, est interdite d'accès d certaines minorités.

Je ne vois même aucune raison à leur interdire l'accès à la magistrature, à la Sûreté ou l'armée, ainsi qu'à n'importe quelle fonction publique ou privée... et ceci sans aucun complexe ou ostracisme.


- Récemment encore, a rebondi la controverse dans le monde arabe et islamique sur le droit d'user de la violence, l'assassinat ou l'attentat, pour s'opposer d des régimes dictatoriaux qui sévissent contre nos peuples, qu'en pensez-vous ?

Hélas, ces régimes n'ont laissé à l'opposition aucun recours, hormis la violence, pour se faire entendre. Ils l'ont étouffée, marginalisée, de telle sorte qu'il ne lui reste qu'à se ceinturer de dynamite et à foncer sur la cabine de commande pour faire sauter tout le navire.

En énumérant les obstacles qui nous barrent la voie du salut, j'ai dit que l'ordre mondial actuel est le premier d'entre eux, le deuxième étant les régimes sévissant dans nos pays. J'ai précisé aussi qu'il faut s'attaquer d'abord au deuxième obstacle avant de passer au premier. Franchement, et je le dis en désespoir de cause, sans violence, nous ne réaliserons rien. Je le dis avec le même regret qui s'exprime dans le verset : ... "Vous êtes contraints au combat."

 

 
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