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LE NATIONALISME ARABE
DANS SA PENSEE ET SA PRATIQUE
- Abordons cette partie par le bilan de la pensée nationale au début de la renaissance moderne.Le nationalisme, en tant que concept, a vu le jour en Occident avec la Révolution française de 1789 qui l'utilisa contre les systèmes monarchiques qui prédominaient en Europe. Ce concept est finalement très récent dans l'histoire de l'Europe. Il est évident que son utilisation dans le monde arabe est encore plus récente. Son contenu diffère de celui du nationalisme européen porteur, entre autres, de laïcité. Le nationalisme arabe, lui, est irrigué par la culture arabe, donc l'Islam, et cela est encore plus apparent en Afrique du Nord.
Ce qu'il convient de dire, c'est que le nationalisme, tout comme le capitalisme, le socialisme ou le communisme est une production intellectuelle d'une aire culturelle précise
l'Occident, plus précisément l'Europe. Il est porteur d e catégories propres aux valeurs de l'Europe qui conduisirent, sur le plan politique, à la laïcité par exemple et à une hostilité affirmée contre l'Eglise. Le vocabulaire utilisé par la révolution française de 1789 relativement au nom des mois, par exemple, ou
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encore la tentative d'instaurer une autre divinité que celle de l'Eglise sont caractéristiques de cette orientation.
Ce nationalisme là, transplanté en terre arabe, donc en terre d'Islam, ne pouvait pas être opératoire. Ce fut pourtant la tentation de certains, tel Michel Aflaq avec le phénomène Baath apparu en Syrie et ailleurs. Ce nationalisme là, volontairement ou non, ce nationalisme greffé artificiellement est une rupture avec le fond culturel de la région. Volontairement ou non, il a tenté de trancher la veine jugulaire de ses fondements culturels. Le fait ottoman, la problèmatique du califat malade d'Istanbul qui dominait politiquement la région, les défauts de ce système, défauts naturels à tout système politique qui perdure, ont été exploités à cette fin. Nos frères chrétiens arabes dont les motivations peuvent être discernées n'ont pas peu contribué à cette tentation de rupture au nom de ce que l'on appelle la "modernité".
- Justement, comment peut-on apprécier le Baath dont l'influence était très répandue ? Quel bilan pouvons-nous tirer de son rôle en Orient arabe, car nous ne pouvons nier qu'il ait joué un grand rôle ?
Naturellement, il a contribué à l'affermissement de la maturité politique. Mais penchons-nous d'abord sur sa cristallisation et sur ses thèses, puisqu'elles ont eu des effets désastreux. Un coup d'oeil sur ce qui se passe à Bagdad permet de voir où a abouti ce parti et quel rôle il y joue exactement ; c'est la rupture de l'Union entre l'Egypte et la Syrie en 1961 ; c'est aussi l'échec de l'Union de l'Egypte, de la Syrie et de l'Irak en 1963. Le rôle du Baath a été négatif pour tout le monde arabe.
Je l'affirme sans hésitation...
- Le Baath a tout de même joué un rôle positif dans les années trente en posant la question de l'unité et de l'émancipation du joug colonialiste, en propageant des idées sur la justice sociale, idées que Nasser lui-même a partagées lors de son avènement. Il est vrai que le Baath a changé radicalement de bord une fois arrivé au pouvoir. Y a-t-il pour vous un lien entre la pensée originelle qui a animé le Baath et les résultats auxquels il est arrivé ?
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En d'autres termes, la dictature en Irak, par exemple, est-elle le résultat d'un concept intellectuel originel ?
Je crois qu'il s'agit bien de cela en effet. La filiation intellectuelle du Baath et des partis marxistes dans le monde arabe est de toute évidence occidentale. Elle est affectée par les mêmes phémonèmes apparus en Occident. Le système occidental, sur le plan politique, mais aussi social et économique, a conduit à ce que l'on appelle le "grand enfermement". Je l'ai déjà dit ailleurs, le philosophe français Foucault l'a magistralement décrit dans son livre Surveiller et punir.. De la prison à l'hôpital, de la caserne à l'école, un système se renfermant sur lui-même s'est mis en place par touches successives, qui surveille et punit. Son expression exacerbée, renforcée par une centralisation poussée à ses limites extrêmes, c'est le stalag et sa cheminée qui fume, le goulag et la Kolyma où l'espérance de vie est de quelques mois, l'asile psychiatrique pour opposants - nouvelle forme dite civilisée de ce grand enfermement -, Hitler, Mussolini, Staline dont les noms illustrent à merveille une telle situation.
Sans doute sous une forme plus atténuée, car il s'agit d'une autre terre, d'autres valeurs, d'autres fondements intellectuels, cette greffe occidentale, par Baath interposé, a-t-elle pris chez nous. Sans doute a-t-elle secrété des phénomènes moins pervers, même avec Saddam à l'appui. Mais la filiation intellectuelle et le discours politique du Baath avec ce qui est apparu en Occident, est on ne peut plus évidente.
- Quelles sont vos remarques au sujet du mouvement nationaliste arabe en vogue dans les années cinquante et au début des années soixante, période pendant laquelle il prône le dogmatisme et la violence nationale mais qui a connu un déclin rapide parla suite ?
Le nationalisme non irrigué par notre fonds culturel n'a qu'une portée limitée. Il peut être endossé par certaines couches intellectuelles sans pour autant pouvoir constituer un levier suffisant pour une action profonde. Sous certaines conditions, il peut servir dans des circonstances, comme par exemple la libéralisation du territoire du joug colonialiste, où il garde une signification positive. Mais, dans une phase de construction du
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pays, alors que se pose le sens même de cette construction, voire le sens de la vie, il devient une coquille vide.
- Pourquoi ces partis ont-ils vu le jour en Orient et non pas au Maghreb ? D'autre part, pourquoi n'ont-ils pas réussi à influencer le Maghreb et s'y implanter ?
De fait, il est vrai qu'ils ont eu une influence limitée dans le Maghreb. Je vais exprimer mon opinion en toute franchise, et je souhaite que mes frères chrétiens arabes ne m'en veuillent pas. La raison de cette influence très limitée tient tout simplement au fait qu'il n'y a pas de chrétiens au Maghreb. Plus encore, les Maghrébins ne peuvent même pas concevoir qu'une personne puisse être à la fois arabe et chrétienne.
- Peut-être ne s'agit-il pas d'une question strictement chrétienne mais qu'elle concerne d'une manière générale les minorités en Orient ?
Oui, même les autres communautés ne sont que des éléments parmi un ensemble de causes, non une cause unique.
- Quelle est donc la différence entre "l'arabité" de l'Orient et "l'arabité" du Maghreb.
Au Maghreb, peut-être par le fait qu'il ne s'y trouve pas de minorités non musulmanes, l'arabité est l'Islam et vice versa. On est Arabe donc musulman et l'on est musulman donc Arabe. Dans la première rédaction de ce qui devint par la suite "le programme de Tripoli", agréé par le Conseil de la révolution algérienne, un chapitre traitait amplement du rôle de l'Islam en Algérie, mais également dans le monde arabe et en Afrique. A la lecture du projet de texte, Gamal Abd el-Nasser me fit remarquer qu'un tel langage était prématuré concernant l'Egypte. Des millions de coptes égyptiens risquaient de s'en inquiéter.
- Donc, vous avez abandonné ce langage ?
Oui, nous l'avons fait pour les raisons que je viens d'indiquer. C'était prématuré comme le disait le frère Nasser.
Je savais qu'au fond Nasser ne faisait aucune distinction entre l'arabité et l'Islam. D'ailleurs, la philosophie de la révolution de
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Juillet est claire à ce sujet. En tous cas, c'est ainsi que les masses ont compris Nasser.
- Il est apparu à la fois comme leader national et leader musulman dans le monde arabe et islamique.
Oui, l'impérialisme, pour sa part, le considérait ainsi et le nommait le nouveau Salah al-Din (Saladin). L'Occident a toujours compris les choses de la sorte... Aussi a-t-il vu en Nasser un prédicateur et un combattant musulman qui appelait à la violence contre lui.
En réalité, telle était bien la thèse de Nasser et l'Occident l'avait comprise avec justesse. Ceux qui ne l'avaient pas comprise ainsi, c'est qu'ils refusaient consciemment de concevoir ses idées dans ce sens.
- Le nationalisme existait avant l'Islam. Donc il est différent, distinct. Comment s'est effectuée la liaison avec l'Islam ? Nous savons que le nationalisme arabe a évolué grâce à l'Islam qui lui a fourni une grande audience ; qui a fait évoluer cette notion essentiellement linguistique et ethnique vers un sens plus large, celui de l'Islam comme culture.
Mais le parti Baath, par exemple, en est toujours au nationalisme linguistique et n'a pu accéder à l'étape de l7slam.
Avant l'Islam, il existait un nationalisme fondé sur l'histoire et un patrimoine communs. Mais quelles étaient ses manifestations ? Les Muallaqât et la guerre de Bassous ? Je caricature bien sûr, mais la caricature éclaire ce qui est incriminé. Peut-on considérer ce patrimoine comme un ancrage important ayant déterminé les événements historiques jusqu'à nos jours ? Est-il un élément fondamental dans l'immense apport universel de la civilisation arabo-islamique ?
C'est pour cette raison que nous ne pouvons dire que l'Algérie est arabe puisqu'elle était berbère. Mais certains partisans de la berbérité cherchent à surévaluer ces épisodes de l'histoire par rapport à l'histoire musulmane. L'Islam est le noyau dur de notre moi. Il a irrigué, fécondé notre vie devenue autre, sans pareille, inimitable. Tenter de privilégier la période anté-islamique, c'est succomber à des errements regrettables. Dans un écrit, je les ai fustigés en ces termes : "Contrairement aux misérables
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élucubrations et aux contorsions du journal El Moudjahid et ses hauts commanditaires, ignorants trafiquants de l'histoire et succombant à on ne sait quelles alchimies politiques de mauvais aloi, nous sommes nés véritablement en ce jour où les premiers Algériens ont fait profession de foi :'Achhadou an la illaha ilallah oua achhadou ana mohariunadane rasouloullah." Le reste, s'il doit commander parfois notre respect, ne compte pas devant ce fait éclatant, unique, irréductible.
- Pourquoi n'y a-t-il pas dans l'histoire moderne cette distinction, très nette au niveau des partis, entre l'arabisme et l'Islam ? Ou bien ce sont des partis nationaux, ou bien ce sont des partis islamiques ? Bien entendu, le colonialisme et l'Occident ont joué leur rôle à ce stade, mais cela peut-il à lui seul expliquer cette rupture ?
Ce n'est qu'un simple artifice car il n'existe historiquement, culturellement et socialement, aucune différence entre l'arabisme et l'Islam. L'arabisme sans l'Islam n'existe pas, alors que l'inverse n'est pas vrai. Mais dans la pratique, l'arabisme est la matrice de l'Islam étant donné que le Coran et le Prophète sont arabes et que durant des siècles et des siècles de l'âge d'or de l'Islam les Arabes y ont joué un rôle central. La langue arabe deviendra un jour la première langue du monde islamique dans son ensemble parce que le miracle de l'Islam est lié à cette langue. Les musulmans apprendront nécessairement l'arabe et finiront avec le temps par s'arabiser !
Je ne ressens, pour ma part, aucune différence entre être arabe et être musulman, mais je conçois cependant fort bien qu'un chrétien puisse être arabe. Cela, toutefois, je le conçois au sein de la culture musulmane. Et là, à mon sens, même un brahmane ou un juif peut l'être.
- Ces exemples ont existé aux premiers siècles de l'Islam. Ces hommes là ont déployé, islamiquement, si j'ose dire, leur génie, en tant que chrétiens et juifs, au sein de la culture arabomusulmane. Ainsi al-Akhtal était l'un des principaux poètes de l'époque omayyade bien qu'il fut chrétien. Abu 'Ubayda était l'un des principaux philologues et grammairiens de l'époque, bien qu'il fut juif...
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Il ne faut pas enfermer ainsi le concept de la langue dans les limites nationales. L'arabisme dépasse le cadre géographique et déborde le concept ethnique. L'Algérie, par exemple, n'est pas arabe ethniquement parlant, mais elle l'est du point de vue culturel... De plus, la culture islamique peut englober des nonmusulmans. Voyons le cas des juifs algériens : ils ne mangent que des mets arabes et n'aiment que la musique arabe où Oum Kalthoum se taille une large part - cela à l'exception d'une minorité de déracinés - à tel point que ceux qui ont fui l'Algérie mais qui conservent encore des amis proches, leur demandent aujourd'hui encore de leur envoyer des gâteaux algériens. Les juifs ont toujours connu une vie paisible parmi nous ; comment peuvent-ils se passer de nous ? D'ailleurs, il semble bien que nous, nous ne pouvons également pas nous passer d'eux, en tant que minorité en notre sein. Bien sûr, il y a eu des problèmes entre nous. Mais que sont-ils en comparaison de ceux qu'ils connurent en Europe ?
- Passons à la question de l'unité... Pourquoi a-t-elle subi une régression au cours des dernières années par rapport à sa dynamique des années cinquante et soixante ?
Pouvez-vous me dire pourquoi l'élan de l'émir Abd el-Kader a été brisé ? Pourquoi le Mahdi (du Soudan) a essuyé une défaite ?
En fait, ils n'étaient pas dans l'erreur. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'ils sont venus trop tôt, que les événements n'avaient pas encore mûri. En réalité, les échecs passagers sont eux-mêmes nécessaires à ce mûrissement. L'élan impétueux .des années de libération, s'il a pu ouvrir une brèche dans l'édifice de l'ordre mondial, il ne l'a cependant pas détruit pour lui en substituer un autre. Seule l'élaboration d'un projet universel, fondé cette fois sur des fondements culturels, permettra que l'on substitue à cet ordre mondial néfaste sous-tendu par la rationalité mercantile et l'exploitation, un nouvel ordre mondial plus juste. Mais nous n'avions ni assez mûri notre réflexion, ni forgé des outils adéquats qui auraient permis de garantir le succès d'une telle opération.
Pourtant, dans les années soixante, nous étions sur le point d'effectuer un pas décisif dans ce sens grâce à la Conférence afroasiatique qui devait se tenir en juin 1965 à Alger. Bandoeung
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avait signé le succès des luttes de libération nationale ; la Conférence afro-asiatique devait parachever ce succès par la création d'un autre ordre mondial plus solidaire. Le coup d'Etat du 19 juin 1965 saborda la conférence et inaugura une longue série d'autres coups d'Etat. La chute de mon régime fut le coup d'envoi donné au départ de Modibo Keita, N'Krumah, Soekarno, Goulart, Nasser, précédés d'ailleurs de Mossadegh et l'assassinat de Lumumba. La venue au pouvoir d'autres équipes plus dociles et corrompues allait retarder les aiguilles de l'histoire. La horde sioniste pouvait alors impunément déferler sur le Liban, encercler Beyrouth, bombarder sans trêve des populations civiles et parachever le crime par l'infamie de Sabra et Chatila.
Ceci ne signifie pas que c'est là un échec définitif. Je dirais même le contraire dans la mesure où nous avons commencé à être convaincus que, sans l'unité, il n'y a point d'avenir pour nous, que nous devons davantage faire fond sur nos peuples, que les dirigeants doivent créer des relais solides avec leurs peuples. La grande leçon que nous tirons de nos échecs, c'est la certitude que l'unité arabe est affaire de survie pour les Arabes. Ou bien ils s'unissent, ou bien ils sont réduits à vivre une condition d'êtres diminués. Mais, il est évident que cette union doit être forgée avec l'assentiment et l'engagement total de nos peuples.
- Quels sont, selon vous, les défauts de la pensée unioniste, ce que vous estimez immature ?
L'arabisme est, certes, un levier fécond, mais son projet à l'échelle arabe n'a que peu de chances de succès de s'imposer face à celui du système mondial qui, lui, est universel. Seul un projet à caractère universel, irrigué par notre culture, donc par l'Islam, et dans lequel l'arabisme et l'unité des Arabes seraient l'une des composantes essentielles, permettrait d'établir cette alternative qui déterminera notre avenir. Une partie capitale va se jouer. A nous de la gagner.
- Comment devons-nous appréhender l'union en fonction des données actuelles ? Ou encore, devons-nous la problématiser dans le climat et la situation actuelle où règne un régionalisme absolu ?
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Si l'union reste une exigence, sa forme reste à définir. Les pays arabes, tels qu'ils existent avec leurs frontières actuelles, peuvent s'unir dans une fédération ou confédération. Mais c'est une entreprise difficile qui exige des sacrifices. Et une fois acquise, elle exige encore plus de sacrifices et doit être défendue à tout prix ; au prix du sang si c'est nécessaire. L'histoire l'atteste, toutes les unités entre les pays sont passées par là. L'histoire de France comme celle des U.S.A ou celle de l'Allemagne ou de l'Italie. Nasser, que Dieu le couvre de sa miséricorde, aurait dû agir ainsi en 1961 lors de la sécession de la Syrie qui brisa son union avec l'Egypte.
- Pour ce qui est de votre observation au sujet de l'attitude de Nasser d l'égard du séparatisme, il faut dire que sa position était conforme d ses idées et d sa conception. En effet, il estimait que l'union moderne ne pouvait être fondée que sur le consensus populaire, en somme sur la démocratie, car pour lui le temps des conquêtes militaires était révolu et dépassé. Mais quels sont pour vous les moyens et les voies légitimes pour réaliser l'union ?
L'union intervenue entre l'Egypte et la Syrie était le fait d'un très large consensus populaire et non pas le fait d'une conquête militaire. Un enthousiasme sans précédent avait accompagné cette union et un grand espoir était né. Il fallait préserver coûte que coûte cet enthousiasme et cet espoir. L'écrasante majorité de Syriens et d'Egyptiens et de tous les peuples arabes était pour cette union qui soulevait un immense espoir. Il ne fallait pas permettre à une intrigue de sérail conduite par quelques ambitieux, de ruiner ces espoirs. Quitte, le cas échéant, à noyer cette intrigue dans le sang. Le sacrifice de ce sang aurait pu empêcher les flots de sang qui ont coulé par la suite dans cette région. Voyez combien de sang a été versé lors de l'invasion du Liban, pour ne citer que cet exemple. Voyez les dégâts de la guerre du Golfe...
- Dans les années cinquante et soixante, le redressement populaire n'était-il pas au faîte de sa puissance et de sa lancée ?
C'était une erreur de n'avoir pas combattu par les armes la sécession de la Syrie. C'est là une terrible leçon qui doit nous
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éclairer pour l'avenir. Nous ne devons à aucun prix répéter cette erreur.
- Passons maintenant, si vous le permettez, au bilan des principales expériences unionistes. Je propose, en premier lieu, que nous commencions par votre évaluation de l'expérience nassérienne et de son importance au cours de la renaissance arabe et de l'évolution culturelle moderne de notre nation arabe ainsi que du monde islamique.
Il est difficile de faire le bilan du nassérisme en quelques mots. Il s'agit d'une expérience à la fois très riche et très vaste. Néanmoins, je vais tâcher de la résumer en quelques points.
Un bilan du nassérisme implique l'évaluation, sur le pian politique, de la situation dans le monde arabe avant la révolution de juillet 1952. Cette situation se caractérise par l'existence de régimes comme celui de Farouk en Egypte, de Senoussi en Libye, de Nouri Saïd en Irak, de Abdallah en Jordanie auquel succéda son fils Hussein.
La situation en Syrie était embrouillée à souhait avec une kyrielle de coups d'Etat et une instabilité politique très prononcée. Quant à l'Afrique, elle se trouvait sous domination française. C'était là, le moins que l'on puisse dire, une situation dégradée. Le monde arabe offrait un visage défiguré ; notre volonté politique atomisée était aggravée par la défaite des armées arabes contre Israël en 1948 et les peuples arabes ressentaient douloureusement l'humiliation de cette défaite qui symbolisait l'état de notre faiblesse et de notre désarroi.
La révolution nassérienne de 1952 fut d'abord perçue dans les consciences comme un sursaut de la nation arabe face à ce défi. Les peuples arabes, avec ce qu'il y a de plus profondément enfoui en eux, leur génie, refusaient d'accepter cette défaite, tout comme ils la refuseront en 1967, tout comme ils continueront de la refuser toujours et encore jusqu'à la victoire.
Le nassérisme, c'est d'abord cela : un sursaut qualitatif opéré dans nos consciences et qu'exprime mieux que tout discours, l'injonction : "Frère arabe, redresse la tête." Des décennies et des décennies durant, nous avions vécu dans la somnolence. Ce cri surgi des tréfonds de notre être nous réveillait de cette léthargie, nous commandait de nous mettre debout. De nouveau, il nous
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fallait être, de nouveau il nous fallait recouvrer l'initiative historique et faire face à l'impérialisme triomphant.
Le panorama géopolitique de tout le Moyen-Orient allait en être profondement bouleversé. Les régimes des Senoussi en Libye, Ayoub au Soudan, Nouri Saïd en Irak, l'imam Yahia au Yémen, allaient s'écrouler sous les coups de boutoir de la révolution arabe en marche. Le royaume de Jordanie ne dut sa survie qu'à l'intervention des troupes impérialistes en Jordanie et au Liban. La grande lueur apparut en Algérie avec la révolution du ler Novembre et les luttes armées au Maroc et en Tunisie symbolisaient ce sursaut du génie arabe. Au coeur de cette action, un fait central irriguait notre combat : la Palestine. L'OLP vit le jour. De grands moments jalonnèrent notre lutte : le départ définitif des armées anglaises d'Egypte ; la nationalisation du canal de Suez ; l'agression tripartite en 1956 et son échec ; l'unité égypto-syrienne ; la victoire de la révolution algérienne et des luttes de libération en Tunisie et au Maroc, luttes aidées et soutenues sans répit par la révolution de juillet 1952. Bien sûr, il y eut des replis, des ruptures dans notre élan, des échecs aussi, mais quelque chose avait changé dans le monde arabe. Et les traces indélébiles de l'influence de la révolution de juillet 1952 marqueront la région à jamais.
Même la guerre du Ramadan d'octobre 1973 est un fait que l'on doit rattacher à l'action du nassérisme. Quia pu rendre possible ce succès - vidé de son contenu par le traître Sadate - si ce n'est les changements profonds déterminés par la révolution nassérienne au sein de la société égyptienne ? Cette armée d'étudiants et d'universitaires qui allait constituer le noyau dur de la défense égyptienne qui accomplit l'exploit de traverser le canal, qui leur avait ouvert les portes des écoles, des collèges et universités si ce n'est la révolution de Nasser ? Ce n'est certes pas au cours des trois années qui suivirent la mort de Nasser que fut construite cette armée égyptienne victorieuse. Elle le fut grâce à une somme d'efforts, aussi bien sur le plan externe pour faire face aux défis impérialistes, que sur le plan interne par des actions sociales en profondeur qui changèrent le visage de la société égyptienne, et cela depuis juillet 1952.
Nasser est le grand moment de notre histoire contemporaine. Pendant une génération, il a symbolisé ce qu'il y a de plus fécond
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et de plus riche en nous. Cela, les Arabes ne l'oublieront jamais, surtout pas le peuple algérien. La révolution algérienne fut certes aidée vigoureusement par tous les peuples arabes, cependant, jamais quelqu'un ne fit autant que Nasser pour nous. C'est pour cette raison que les Français participèrent à l'agression tripartite de 1956.
Jamais l'agression sioniste du Liban, l'encerclement et le bombardement de Beyrouth ou de Sabra et Chatila ne se seraient produits si Nasser avait été là - à moins de passer d'abord sur son corps et celui de l'Egypte. Les cinq millions de personnes qui l'accompagnèrent à sa tombe le pressentaient bien, ils savaient bien que cette disparition était pour la nation arabe, une irréparable perte qui ouvrait la voie à toutes les perversions, toutes les tragédies que nous vivons aujourd'hui. Non, les peuples ne se trompent point sur la valeur des hommes et ils savent ce qu'ils perdent lorsque leurs guides viennent à mourir.
Nasser était profondément humain. Lors de ce que l'on a appelé "la révolte kabyle" et alors qu'Aït Ahmed venait d'être arrêté, je reçus la visite inopinée d'Abd el-Hakim Amer, le Mouchir, envoyé spécialement par Nasser pour me transmettre un message. Le message verbal était bref : "Ahmed disait-il en substance, fais attention, évite de verser le sang." Le sang d'Aït Ahmed, sous-entendait-il, devait être sauvegardé. Ce message allait au-devant de mes intentions.
Encore une fois, il m'est difficile, étant donné la place qui m'est impartie ici, de faire un bilan complet du nassérisme. Ce qui restera sur les tablettes de l'histoire - et ce qui fait que son combat demeure - c'est la lutte qu'il mena contre l'impérialisme et l'ordre international qu'il incarne. C'est Bandoeung, le nonalignement, bien réel de son vivant, avec Nehru et Tito ; c'est le Caire devenu le carrefour de tous les mouvements de libération, de tous les hommes libres de ce monde ; c'est une fulgurante lueur dans le ciel arabe qui ne s'éteindra pas.
Certes, l'action de Nasser fut entâchée d'aspects négatifs, notamment la période où le Mouchir et les Moukhabarat* furent tout-puissants ; le lien avec les masses qui lui étaient pourtant
* Les services secrets égyptiens.
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acquises, aussi bien à l'intérieur de l'Egypte que dans le monde arabe, ne fut pas étayé en un lien solide, organique et l'élan de la révolution ne fut pas toujours soutenu. Malgré tout cela, malgré tous les autres aspects négatifs, l'action du nassérisme reste extrêmement positive. Elle a marqué le départ de quelque chose qui ne s'arrêtera pas.
L'histoire universelle abonde en hautes figures qui éclairent la voie suivie par leurs peuples. Il n'est pas indispensable que ces hommes hors du commun des mortels et vénérés par leurs peuples, fussent toujours vainqueurs des combats et des luttes qu'ils ont entrepris. Certains échecs, certaines défaites, ne les rendent que plus grands et plus attachants. Parfois, ces hommes prennent la dimension de géants. C'est le cas de Nasser.
- Nous autres, Arabes et musulmans, nous avons besoin d'une idéologie unitaire capable de rassembler et de polariser nos efforts. Je crois ne pas me tromper en disant qu'entre toutes les idéologies en vigueur dans le monde arabe, le nassérisme occupe la première place du fait de sa capacité - je dirais démocratique - à rassembler les masses autour de lui. D'autant plus que la génération unioniste et le courant "nationalitaire" voient dans le nassérisme l'idéologie de l'unité arabe.
Il ne fait pas de doute que le nassérisme est l'idéologie qui a le mieux réussi à rassembler les Arabes, du moins leurs forces vives. C'est également lui qui a le mieux résisté aux forces de domination et d'exploitation incarnées par le colonialisme et l'impérialisme. Mais l'impérialisme d'aujourd'hui s'est transformé. Il ne revêt plus une forme essentiellement militaire. S'il perpétue sa domination encore de nos jours, c'est surtout grâce à son savoir, ses sciences, ses technologies dont l'informatique, mis au service de ses desseins de domination et d'exploitation. Par leur intermédiaire, nos esprits s'imprègnent de formes de pensée, de comportements, de modes d'être et de pensée conformes au modèle international instauré par cet impérialisme et qui ont conduit à l'émergence de la société de consommation.
Petit à petit, nous aussi, nous nous sommes mis à l'heure de cette société de consommation. Non sans danger puisque nous risquons d'y perdre notre âme, ce que les armées occidentales et
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la colonialisation - fut-elle de peuplement comme en Algérie - n'était pas parvenu à faire.
Nos tâches essentielles ont changé de nature. La première avait consisté à libérer le sol national ; nous y avons réussi. Il s'agit maintenant de bâtir notre maison commune, d'asseoir ses bases, de fonder une société. C'est là une entreprise totalement différente, à caractère essentiellement culturel. Il s'agit aujourd'hui, pour employer un vocabulaire forgé en Occident, d'assurer le développement, le progrès, la croissance, la productivité de nos sociétés. La conférence de Bandoeung avait initié cette action et la Conférence afro-asiatique d'Alger devait la parachever. Or, il nous faut bien constater tout d'abord, qu'après les trois décennies dites "de développement" décidées par l'O.N.U et selon le sens donné à ce vocable de l'Occident, que les résultats sont négatifs. Très négatifs même puisque le problème de la faim devient de plus en plus grave et atteint des proportions planétaires.
Le développement s'est mué en mal-développement. Alors qu'il devrait être celui de notre sensibilité, de nos valeurs, de notre mémoire et de nos efforts collectifs, ce développement conçu à l'étranger pour être appliqué sur notre terreau, est un échec grave qui a exacerbé nos besoins sans les satisfaire tout en s'attaquant, non sans dommage, à notre moi, à notre identité et à nos valeurs centrales.
Nous constatons de plus en plus que toute production économique est aussi une production culturelle. Les chartes d'Alger et du Caire, conçues il y a plus de vingt ans, n'apportent pas de réponses satisfaisantes à de telles questions. De nouveaux problèmes sont apparus, de grands changements de tous ordres sont intervenus dominés par le fait culturel car ces problèmes sont aussi civilisationnels. Le système mondial est lui aussi en crise. Cette crise n'est pas seulement d'ordre économique, telle celle décrite par le marxisme ; elle n'est pas seulement cyclique; non, c'est une crise de mode d'être et de pensée, un mal de vivre généralisé, une crise civilisationnelle. Et elle n'est point passagère.
L'impérialisme que Nasser a affronté en son temps s'est transformé. Plus insidieux, il n'en est pas moins bien réel et même plus dangereux. Il nous faut de nouvelles armes pour
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l'affronter. L'impérialisme est mondial, son ordre international et ses fondements idéologiques prétendent à l'universalité. Il nous faut l'affronter en lui opposant un projet civilisationnel, lui aussi universel. Ce sont ces exigences qui expliquent la prolifération, un peu partout dans le monde arabe, des courants islamiques. La révolution islamique d'Iran, même si elle y a contribué, n'est pas elle-même à l'origine de la multiplication de ces courants islamiques. Ce sont des causes objectives qui expliquent ce phénomène, y compris l'avènement de la révolution islamique en Iran.
Le nassérisme doit actualiser, du point de vue culturel, ce qu'il porte en profondeur en lui-même. L'Islam, de nos jours, s'il a jamais cessé de l'être, devient un point focal ; l'axe essentiel de notre effort intellectuel et physique. D'où la nécessité, l'importance du dialogue entre le nassérisme et les courants islamiques.
- D'après ce que je sais, je dirais que ses priorités et ses préoccupations se résumaient, dans les années cinquante et soixante, dans la confrontation avec le colonialisme et dans l'engagement sur le front des batailles militaires et politiques. Le nassérisme accordait également une importance extrême aux aspects culturels, particulièrement à l'Islam. Il a, par exemple, développé l'institution religieuse d'Al Azhar, constitué des organisations islamiques et impulsé des conférences qui ont été à l'origine de la réouverture de la porte de l' ijtihad. Il a même exercé une action dans le domaine de l'édition pour mieux diffuser la culture islamique. Il mena aussi une action en Afrique pour propager l'Islam... Il a d'ailleurs mené de nombreuses autres réalisations...
Je n'ai jamais dit le contraire... Je dirais même que le nassérisme n'a manifesté, à aucun moment, un désintérêt à l'égard de ces aspects, particulièrement à l'égard de l'Islam. Au contraire, l'apport intellectuel du nassérisme est important dans ce domaine.
Mais, aujourd'hui, le fait prédominant est le phénomène islamique. Il y a une révolution islamique en Iran, la montée d'un courant islamique actif en Egypte même et partout, au Maghreb, dans le Golfe et ailleurs, de nombreuses organisations islamiques
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agissent. Pour ma part, j'estime que pour nous, en tant que nassériens, il est nécessaire de dialoguer avec elles, non pas pour les gagner, mais pour agir ensemble, pour les aider à se redresser et à se corriger; enfin, pour parvenir à une forme de coopération avec elles. Comme vous le voyez, cela contredit l'affirmation que le nassérisme s'est désintéressé des aspects islamiques.
Il y a actuellement d'immenses forces sur la scène arabe. Que doit faire le nassérisme ? Doit-il entamer un dialogue et rechercher une formule d'action commune ? Personnellement, je préfère la dernière des solutions.
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