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COMPARAISON ENTRE DEUX EXPERIENCES
LA REVOLUTION ALGERIENNE
ET LA REVOLUTION PALESTINIENNE.
- M. le Président, en partant de votre combat et de votre longue expérience concrète de révolutionnaire, nous allons tenter d'établir une comparaison entre vos idées - compris vos conceptions pratiques - et la réalité de la résistance palestinienne et de certains aspects de la cause palestinienne et du conflit araboisraélien.Pour commencer, je voudrais vous demander si vous avez toujours suivi le déroulement de l'expérience de la résistance palestinienne, depuis ses débuts en 1956 ou même depuis sa gestation. Avez-vous connu, par exemple, certains de ses dirigeants avant le coup d'Etat et votre incarcération en juin 1965 ?
Oui, je connaissais des militants et des responsables du Fath depuis déjà longtemps. J'ai été le premier dirigeant arabe à les accueillir à Alger avant 1965. Je me souviens d'ailleurs qu'en agissant ainsi, j'allais à l'encontre d'une position de la Ligue arabe. Même le frère Abdel Nasser avait quelques réticences à l'égard du Fath. Cependant, j'estimais qu'à partir du moment où ils affirmaient leur intention de libérer la Palestine par les armes,
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je ne pouvais les abandonner et mon devoir était de les aider. C'était une question de principe.
Je me rappelle, d'ailleurs, avoir dit, mot pour mot, ceci à Nasser: "Pardieu, ces hommes m'inspirent une confiance que je n'éprouve pas pour "l'autre homme"."
- Abou Ammar était-il parmi ceux que vous aviez rencontrés ?
Je ne me souviens pas qu'Abou Ammar fut parmi eux. Mais je me rappelle clairement de la rencontre que nous avions organisée pour Abou Iyad avec Che Guevara.
Dès cette époque, j'appelais de tous mes voeux le déclenchement d'une action révolutionnaire armée sur le territoire de la Palestine. Peu de temps après mon arrestation, j'ai appris le déclenchement de la lutte armée et sa recrudescence après la défaite de 1967. Depuis je n'ai cessé de suivre avec attention la lutte de la résistance palestinienne. J'ai toujours soutenu que la cause palestinienne est au centre de notre lutte.
- Pensez-vous aujourd'hui que la création du Fath, au début des années soixante, a été l'oeuvre du courant réactionnaire arabe?
Je ne le crois pas. Il se peut que des tentatives de ce genre aient eu lieu à cette époque. Le Fath a surgi en tant que phénomène exprimant les aspirations du peuple palestinien. Cependant, je ne vois pas où vous voulez en venir, c'est la première fois que j'entends cette opinion ! Ces questions se posent-elles vraiment aujourd'hui ?
- Oui, on les a posées. Il existe d ce sujet une opinion précise connue depuis longtemps.
Je dois avouer que je l'ignore étant donné que je me trouvais en prison.
- Ceux qui le pensent disent : le Fath a été créé justement d cette période par le courant réactionnaire pour faire face au projet nationaliste, c'est-d-dire pour affronter Nasser et pour contrecarrer la révolution arabe. On en donne pour preuve le fait que le premier slogan du Fath, d cette époque, était "l'implication". C'est-d-dire impliquer l'Egypte dans une guerre
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avec Israël au moment où Nasser repoussait cette éventualité. Il fallait, selon lui, commencer par lancer le développement, accroître le niveau des infrastructures de la société arabe et réaliser un minimum d'unité arabe avant de s'engager dans la guerre qui, pensait-il, dépasserait le cadre d'une guerre contre le seul Israël, mais serait une guerre opposant deux mondes, deux civilisations.
D'une manière générale, ce courant d'opinion reproche au Fath de s'être placé en position de confrontation avec Nasser et le nassérisme, jusqu'à sa disparition en 1970. Le Fath a même été jusqu'à accuser Nasser de trahison alors qu'il entretenait de bonnes relations -qu'on pourrait confondre avec une dépendance- avec la plupart des régimes arabes réactionnaires et particulièrement ceux qui, historiquement, se situaient d l'opposé de Nasser et du nassérisrne.
Nasser peut avoir commis des fautes. Quelle entreprise humaine, surtout quand elle recouvre un champ immense comme ce fut le cas de Nasser, en est exempte ? Mais en prendre prétexte pour mettre en doute la grandeur de son entreprise est une injustice criante. Cela est d'autant plus impardonnable lorsqu'il s'agit de révolutionnaires qui, moins que tout autre, ne devraient tomber dans ce travers. Les dirigeants du putsch d'Alger, eux, ont profité de la défaite de 1967 pour dénigrer Nasser et, plus généralement, tous les hommes du Machrek arabe.
- A la lumière de votre expérience de dirigeant de la grande Révolution de Novembre, vous serait-il possible de procéder d une comparaison entre les deux expériences algérienne et palestinienne ; leurs conditions objectives, les erreurs et les obstacles, les défis, la méthode et l'approche, les facteurs de succès ici, et les causes d'échec là ?
La comparaison peut se situer à plusieurs niveaux, mais elle est difficile car les conditions diffèrent beaucoup.
1. Conditions géographiques, par exemple. L'Algérie possède des montagnes élevées et des forêts sur une superficie de 3,5 millions d'hectares ; par ailleurs, l'Algérie est très vaste et s'étend sur 2,3 millions de km2. Par contre, la Palestine est un petit pays qui ne possède ni montagnes, ni forêts. La différence fondamentale réside dans la nature du sol.
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2. Le colonialisme d'implantation est le même dans les deux pays. Il y avait chez nous un million et demi de colons armés ; les fermes chez nous, tout comme les kibboutz en Palestine, étaient de véritables forts retranchés, prêts à parer à toute attaque.
3. En raison de ces conditions particulières à la Palestine, la résistance est obligée d'agir essentiellement à partir de l'extérieur, c'est-à-dire des territoires arabes, même si l'action intérieure doit être permanente.
4. Une vérité doit cependant être dite : nos frères du Maghreb ont fait preuve de beaucoup de patience et ont supporté les conséquences de notre révolution, bien plus que ne l'ont fait les frères du Machrek à l'égard de la résistance palestinienne. La Tunisie et le Maroc ont partagé nos malheurs jusqu'à notre indépendance. Si l'attitude des deux régimes a parfois été négative, les peuples tunisien et marocain, eux (et parfois même celle de leurs gouvernements), ont été réellement sublimes.
5. Caractéristique particulière à l'Algérie : le bouillonnement politique qui, au sein du même parti, du même courant, s'est poursuivi sur vingt-huit années... Au moment du déclenchement de la révolution, le dernier d'entre nous avait déjà dix à quinze ans de vie militante derrière lui, dans le parti. Ce phénomène a favorisé une homogénéité dans l'approche et la pensée des responsables algériens certainement bien plus profonde que celle qu'a pu connaître la révolution palestinienne où le temps de cette maturation fut plus court. Par ailleurs, l'homogénéité et la maturation furent plus profondes chez nous qu'au sein de la résistance palestinienne parce qu'aussi nous avions suivi un même sillage, nous étions le produit d'un même parti, d'une même sensibilité politique qui, de 1926 à 1954, avait creusé le sillon de la révolution et semé les graines de la révolte.
6. Une autre différence fondamentale qui, celle-là n'est pas favorable à la révolution algérienne, tient au fait que la révolution palestinienne a réussi à élaborer une forme d'action collective plus efficace que la nôtre. Cette carence nous a coûté cher et nous fit perdre beaucoup d'énergie et de sang dans les querelles et les affrontements avec le courant de Messali Hadj. Non seulement cela a retardé notre victoire sur la France, mais encore cela a développé chez nous des tendances antidémocratiques dont on a ressenti les effets négatifs même après
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l'indépendance et, sans doute, de nos jours encore. Par ailleurs, ces affrontements sanglants ont occasionné une perte considérable de cadres politiques expérimentés qui auraient été très utiles dans la période de reconstruction du pays.
- La résistance palestinienne connaît, elle aussi, de violents conflits, souvent très sanglants, entre ses différentes composantes. Et cela, depuis les premiers mouvements séparatistes d'avant 1970 jusqu'à ceux qui ont ébranlé le Fath récemment.
Mais ce n'est pas comme ce que nous avons connu où l'affrontement a duré jusqu'à la fin de la révolution, causant une grave hémorragie. Il est vrai que nous avons finalement unifié la révolution, mais à quel prix !
7. Autre différence, à l'avantage, cette fois, de la révolution algérienne : notre révolution n'a pas varié dans ses revendications depuis son déclenchement jusqu'à sa victoire finale. Nous avons réclamé l'indépendance et nous avons combattu pour l'unité du pays. Nous n'avons jamais négocié ces principes fondamentaux. Nous n'avons pas varié d'un iota notre ligne de conduite à propos de ces objectifs. L'indépendance aurait d'ailleurs pu être acquise, avant même 1962, si nous avions accepté de faire des concessions concernant certaines régions.
- Les Français ont-ils essayé d'accorder l'indépendance d certaines régions et pas d d'autres ? Etait-ce une tentative pour diviser les rangs de la révolution et briser l'unité de l'Algérie ?
Ils l'ont tenté non pas une fois, mais de nombreuses fois ! Mais nous avons toujours réagi unanimement et nous avons élaboré des points très clairs sur lesquels nous n'avons jamais varié; ne fut-ce qu'un seul jour. Nous avons combattu toute tendance séparatiste ou indépendantiste qui ne respectait pas l'unité du pays. La guerre a duré plusieurs années de plus parce que nous avons refusé l'amputation d'une partie du Sahara ainsi que le souhaitait la France qui voulait conserver la mainmise sur le pétrole et le gaz.
8. Autre différence, cette fois en faveur de la révolution palestinienne : si la révolution algérienne a interpellé la conscience du monde révolutionnaire et humaniste, la révolution palestinienne, elle, a joué un rôle encore plus grand à l'échelle
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mondiale. Elle a réellement fertilisé tous les mouvements révolutionnaires, elle a irrigué toutes les révolutions, qu'elles soient rouges, blanches, noires ou jaunes, de l'Amérique dite latine au Japon en passant par l'Europe. La révolution palestinienne a joué un rôle historique important en faveur de tous les hommes libres dans le monde. Je souhaite vivement que ce rôle se poursuive parce qu'il sert non seulement la cause arabe et islamique, mais aussi celle du tiers monde et de tous ceux qui luttent pour l'avènement d'un monde meilleur.
- On pourrait dire de la résistance palestinienne qu'elle a gagné le monde en se perdant elle-même ?
Je ne le dirai pas et je ne le crois pas. A mon avis, la révolution palestinienne, de par sa nature, n'est pas une révolution locale, mais une révolution mondiale. Si une brèche importante a été ouverte dans le système mondial grâce à l'indépendance de l'Algérie, la victoire de la révolution palestinienne aura une signification plus importante encore. C'est la raison pour laquelle ce système s'attachera à faire avorter à tout prix cette révolution. Son succès, en effet, remettrait en cause les intérêts de ce système qui sont immenses dans cette région. D'abord ses intérêts matériels, dont le pétrole et le gaz, mais également stratégiques dans cette région charnière du monde.
A travers la lutte de la Palestine, dans laquelle sont impliqués tous les Arabes, les musulmans, les pays du tiers monde et même les forces saines qui émergent en Europe, va se jouer une partie capitale pour l'avenir du monde.
Je ne me place pas en simple spectateur, je dis cela en tant que révolutionnaire fort de sa propre expérience. Aujourd'hui, je suis un Palestinien du sein de la cause palestinienne. Je me sens même plus Palestinien qu'Algérien. Et tous les arabes sont, en ce sens, des Palestiniens d'abord.
Je ne suis pas sorti de prison pour reprendre le fardeau du pouvoir; le pouvoir ne m'intéresse pas en lui-même sauf s'il doit aider à libérer la Palestine. Je le dis sincèrement. Il m'est impossible d'admettre que seuls les dirigeants palestiniens doivent déterminer le sort de la Palestine. Mon sort est le leur, le destin de la révolution palestinienne est celui de tout le monde arabe.
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- Si l'on compare la contribution des peuples du Maghreb à la révolution algérienne et celle apportée par les peuples arabes du Machrek à la révolution palestinienne, peut-on dire que la contribution du Liban est insuffisante comparée à celle de la Tunisie et du Maroc ?
Pardieu, jamais ! Le Liban a donné plus que n'ont donné la Tunisie et le Maroc réunis ! Le Liban est l'unique exception, le seul pays qui se soit engagé si loin avec la résistance palestinienne, au point de faire corps avec elle. Aujourd'hui, le peuple libanais, c'est le peuple palestinien et vice versa. Le peuple libanais est un peuple de géants que, toutefois, je ne distingue pas des autres composantes du peuple arabe partout ailleurs. Seulement, l'absence d'un gouvernement fort, puis son effondrement, ont beaucoup aidé le peuple libanais dans sa tâche. Certains considèrent cela comme du désordre et de l'anarchie. Nullement! C'est la vie même qui sourd des entrailles du Liban, la créativité, l'ingéniosité, la générosité absolue ! La véritable anarchie réside dans les idées imposées par les appareils, les polices, les services de renseignement et les politiques débiles avec la trahison des dirigeants. La véritable anarchie, c'est cellelà, débilitante, stérile. L'autre, c'est la vie et la liberté invincible des hommes qui vivent et meurent debout, ces sublimes porteurs de barbe qui font trembler le monde qui s'abrite dans le bunker dérisoire des super-marchés de la société de consommation.
- C'est une belle définition de l'anarchie et de la liberté, de la stérilité et de la créativité !
Oui, le meilleur régime dans le monde (dit-il en souriant) est celui du Liban et peut-être, dans une moindre mesure, celui de l'Italie. L'Italie, parce que les gouvernements y sont faibles, que les appareils policiers et autres y sont quantité négligeable.
- Revenons à la participation des peuples arabes dans la confrontation avec Israël. La Syrie, par exemple, et abstraction faite de son régime, a sacrifié beaucoup de martyrs dans la guerre contre Israël. Et ces martyrs, après tout, appartiennent au peuple syrien.
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Quand ils ont pu le faire et quand ils n'en ont pas été empêchés par leurs gouvernements, tous les peuples arabes se sont engagés physiquement pour la cause palestinienne. Je ne fais pas de distinction entre le peuple libanais et les autres peuples arabes. Le peuple libanais et le peuple syrien sont semblables. La différence réside dans les régimes. L'Egypte, par exemple, a donné plus de martyrs que le peuple palestinien lui-même. Il y a des chiffres irréfutables ! Néanmoins, alors qu'elle s'est engagée dans toutes les guerres, en en supportant le poids essentiel, il faut le reconnaître, il n'y a pas eu en Egypte une réaction pbpulaire à l'image de ce qui s'est passé au Liban. Il s'agit là d'un exemple rare qui n'a pas son équivalent dans l'histoire.
- Y a-t-il eu aussi des abus de la part des révolutionnaires algériens à l'encontre des Tunisiens et des Marocains quand ils se sont repliés dans ces pays ?
Oui, il y a eu quelques abus, mais pas de l'ampleur de ceux qui ont eu lieu au Liban. Les frères tunisiens et marocains les ont considérés en quelque sorte comme un tribut versé auDjihad. Il faut dire aussi que ces abus n'ont jamais créé une situation grave à l'encontre des masses populaires et vis-à-vis des gouvernements.
- Croyez-vous à la possibilité d'une action sérieuse pour la libération de la Palestine qui compterait uniquement sur le peuple palestinien ?
Jamais. C'est impossible. Je le répète, de l'issue de ce conflit dépend le sort de tous les Arabes et de tous les musulmans. Toutes les forces du système mondial se sont rangées derrière Israël pour leur faire face. Cela, parce que notre victoire en Palestine signifie à la fois l'effondrement de toutes les stratégies de l'Occident et la libération de tous les peuples opprimés.
- Cependant, le Fath et la résistance palestinienne ont été fondés sur le principe que la Palestine pourra être libérée grâce à des moyens entièrement locaux.
Sans sous-estimer les potentialités du peuple palestinien, on ne doit pas oublier les données historiques qui imposent une autre direction et une autre ampleur à la bataille. Ainsi que je l'ai dit, tout le monde arabo-musulman et le tiers monde sont concernés
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et l'ampleur de la bataille s'inscrit dans ce cadre là. Ceux qui voudraient lui donner une autre dimension que celle là commettraient une grave erreur d'appréciation.
- La bataille est donc arabo-islamique et mondiale. Elle exige une refonte des structures sociales, politiques et culturelles et implique une unité arabe.
Israël incarne en réalité toutes les contradictions auxquelles nous faisons face. C'est pourquoi les exigences de renouveau résident dans la libération de la Palestine. Nous nous constituons nous-mêmes à travers notre riposte au défi. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé, sur cette même terre, lors des Croisades.
La Palestine sera le terrain de la grande confrontation décisive entre le système mondial dans sa totalité et les forces arabes et islamiques dans leur intégralité. La Palestine est un petit pays, mais son combat est plus important que ne le fut jamais celui de l'Algérie, par exemple. Elle constitue un noeud capital et sans doute décisif pour l'avènement d'un autre ordre mondial.
- Les Israéliens ne cachent pas, d'ailleurs, qu'ils représentent la dixième croisade.
L'Occident ne dissimule pas non plus qu'Israël est l'une de ses positions avancées pour protéger la civilisation occidentale et le système mondial face à l'Islam et à l'Orient !
- Selon votre conception globale relative d la cause palestinienne, l'Iran serait la première révolution d poser les véritables dimensions internes et externes de la cause palestinienne et d avoir conscience de sa réelle importance ?
Oui, la preuve en est qu'elle formule ses conceptions et ses idées par référence au combat de la Palestine et à la marche sur Jérusalem.
- Qels sont, selon vous, les difficultés, les pièges et les contradictions dans lesquels la résistance palestinienne est tombée ?
A mon avis, l'erreur principale des dirigeants palestiniens est qu'ils se sont rangés aux côtés des régimes arabes et qu'ils n'ont pas compris que ce sont les masses arabes qui constituent leur
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véritable profondeur stratégique. Voilà la grave faute stratégique commise par la résistance. Si ce point était clarifié, les conditions et la situation actuelles au Moyen-Orient arabe seraient totalement différentes. Alors que l'imbrication des situations sur la scène arabe le nécessitait, il y eut un moment où la résistance palestinienne aurait pu réellement changer les choses. Il aurait fallu pour cela qu'elle ait une vision plus large de ses objectifs. Finalement, la révolution palestinienne s'est rangée derrière les superstructures de la patrie arabe et a fini par s'y intégrer, au détriment des masses arabes. En se transformant, elle aussi, en un pesant appareil, elle a commencé à accumuler les erreurs en voulant affronter Israël sur son propre terrain, en pratiquant une politique qui ressemblait plus à celle d'un Etat qu'à celle attendue d'un mouvement révolutionnaire et en créant une armée d'un style conventionnel, pourvue d'un armement lourd, comme si elle n'avait rien retenu des leçons infligées par les défaites des armées arabes pourtant plus puissantes.
Si Israël est une entité fragile, elle est néanmoins dotée d'une armée puissante et ce n'est pas une guerre classique qui en viendra à bout. Cette entité finira par s'écrouler inéluctablement sous le poids de plusieurs facteurs. Il faut que nous l'affrontions par une longue guerre d'usure, à tous les niveaux, chaque jour, chaque minute, chaque seconde, goutte de sang contre goutte de sang, voire un Israëlien contre dix des nôtres, il faut être prêts à payer ce prix.
Actuellement, nous ne pouvons pas parler d'un véritable front puisque nous n'avons qu'une seule "fenêtre" qui est le Sud-Liban, qui, à lui seul, épuise Israël. On peut imaginer quel serait le sort d'Israël si tous les fronts avaient été ouverts ! Le Liban a mis à nu Israël. II nous montre ce qu'il convient de faire.
- Quelle a été votre expérience en ce qui concerne les rapports de votre lutte de libération avec les Etats arabes ? Alors que vous avez afrmé dès le début le caractère arabe de votre révolution, avez-vous réussi d préserver votre indépendance de décision ? Ou bien vous êtes-vous intégré aux autres régimes arabes en leur permettant d'intervenir dans vos affaires intérieures ? Comment avez-vous pu concilier ces différentes exigences ?
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En général, nous avons sauvegardé notre liberté de décision. Il y a eu de rares moments où les relations avec les régimes tunisien et marocain ont dépassé les limites qui faillirent se transformer en une dépendance nuisible pour la marche de la révolution.
La révolution palestinienne doit sauvegarder l'indépendance de ses décisions, elle ne doit pas permettre aux régimes arabes de lui imposer des positions qui sont contraires à l'intérêt du peuple palestinien. En fait si le monde arabe était pourvu de gouvernements révolutionnaires, la libre décision de la révolution palestinienne serait conforme à celles de ces régimes, il n'y aurait pas de contradictions.
- La résistance palestinienne avait, au début, fait sienne cette thèse de non-immixion des régimes arabes dans ses affaires intérieures, mais elle n'a appliqué ce principe que par rapport aux régimes révolutionnaires, alors qu'elle a permis aux régimes réactionnaires d'intervenir dans ses affaires, ses décisions et sa stratégie.
Dans la pratique, il est difficile d'interdire toute intervention. Par exemple, les Arabes doivent, par principe, intervenir dans l'affaire palestinienne puisqu'elle est arabe et qu'ils sont concernés ; l'inverse est également vrai; si la situation était saine.
- Avez-vous un projet précis sur la question de la libération de la Palestine?
Nous avons déjà évoqué au cours de cet entretien tous les grands problèmes qui se posent actuellement aux Arabes, aux musulmans et d'une manière générale, au reste du monde. Nous avons également parlé des aspects économiques, politiques, culturels, sociaux et même militaires, de ces questions. Ce sont autant d'éléments constitutifs du projet de libération de la Palestine.
Nous sommes placés devant deux contradictions essentielles
1) le système mondial ; 2) les régimes arabes. Aucun objectif ne peut être atteint si nous ne commençons pas par neutraliser d'abord la seconde contradiction.
La question de la Palestine est liée organiquement à tous les éléments de l'action que nous devons nécessairement entreprendre pour changer la face du monde. Le sort de la
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Palestine dépend de la pertinence de la méthode employée, de la guerre d'usure, de la confrontation avec l'Occident, de la maîtrise de nos richesses et, avant tout, de la concrétisation de l'unité.
- Donc, pour vous, la libération de la Palestine dépend plus de la réalisation d'un vaste projet de civilisation que du sort des armes ?
Au sein de la résistance palestinienne, il y a toujours eu un courant pour qui le fusil est plus important que les idées ; ce n'est pas l'idée qui dirige le fusil, mais l'inverse...
C'est faux. L'idée est le fondement de l'action ; c'est elle qui conduit le fusil. Il est vrai que, parfois, le fusil est essentiel, à la condition qu'il soit fixé sur un objectif. N'est-ce pas là la signification de la parole de Dieu : "Tu n'as pas lancé quand tu as lancé mais c'est Dieu qui a lancé." Ce verset ne signifie-t-il pas que la volonté de Dieu devance l'acte de lancer et le dirige ? La volonté de Dieu est en vérité une fin et le fusil n'est que le moyen.
- Comment la résistance palestinienne, en tant que révolution, doit-elle traiter avec le système mondial, ses institutions,ses lois, ses règles et ses forces influentes puisqu'il est inéluctable qu'elle doive en passer par là ?
Que l'on traite avec les forces, les institutions, les Etats et l'opinion publique d'Occident, soit, mais à la condition expresse que nous ne devenions pas leurs prisonniers ! Pour la survie et la sauvegarde de ses intérêts, l'Occident en effet tente toujours de phagocyter tout phénomène révolutionnaire, de l'émasculer en le diluant pour mieux le récupérer.
- Peut-on traiter ou coopérer avec des forces juives dans le monde ?
La révolution peut traiter avec toutes les forces conformément au principe que je viens d'exposer. Il est vrai qu'en Occident, des individus ou des groupes souhaitent eux aussi un changement, mais cela ne doit pas nous faire perdre de vue notre orientation ou notre méthode. Le reste n'est que mots creux.
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- En tant que révolutionnaire, estimez-vous acceptable que la résistance palestinienne traite avec des forces juives de l'intérieur d'Israël ? Quelles que soient leurs identités et leurs idéologies ?
Je ne peux absolument pas approuver cela pour la simple raison qu'en traitant avec n'importe laquelle de ces forces, on reconnait en fait Israël.
Je vais vous raconter un épisode de mon expérience qui n'est pas connu : le ler mai 1963 ou 1964, je ne sais plus exactement, je fus invité en Union soviétique pour assister à la fête des travailleurs. Au cours des festivités au Kremlin, auxquelles assistaient tous les représentants des partis communistes dans le monde, y compris ceux du monde arabe (je me rappelle que Khaled Bagdache, du PC syrien, était venu me saluer en compagnie de sa femme), un dirigeant soviétique me demanda avec insistance de serrer la main au représentant du parti communiste israélien. Je refusai catégoriquement. Et aujourd'hui encore mon attitude serait la même.
- Certains estiment qu'il est possible de tirer profit des 'forces démocratiques" de l'intérieur d'Israël.
Cela signifie la reconnaissance d'Israël. On ne peut pas éluder cette signification. D'autre part, c'est une erreur fondamentale stratégiquement. Je vais donner un autre exemple de mon expérience au sein de la révolution algérienne, car nous aussi, nous avons connu ce problème.
A la veille de l'indépendance, alors que la France avait perdu définitivement toute illusion d'écraser la révolution, des colons français, dans une ultime manoeuvre pour préserver leurs privilèges et conserver leurs biens, ont demandé à négocier avec les dirigeants de la révolution pour rester en Algérie après le départ des troupes d'occupation. Le gouvernement provisoire qui s'était installé à Alger durant la période transitoire précédant les élections à l'autodétermination approuva le principe de ces négociations. Le jour même, je diffusai un communiqué à partir de Tunis dans lequel je refusais catégoriquement qu'une minorité française reste en Algérie, affirmant qu'il m'était impossible de concevoir que dans mon pays une minorité française continue de disposer des principales richesses. Pourquoi alors aurions-nous
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fait tant de sacrifices et versé tant de sang ? Accepter cela, c'était accepter d'hypothéquer notre après-indépendance.
- Il y a une génération de juifs qui sont nés et ont grandi en Palestine occupée. Comment devons-nous traiter avec eux, quelle doit être notre attitude d leur égard ?
Ce problème a deux aspects.
Ils ne pourront pas rester en Palestine lorsqu'elle sera libérée. En Algérie aussi, il y avait des Français qui y étaient nés, qui y avaient vécu depuis toujours. Ils étaient Algériens à plus d'un titre et pourtant ils ont quitté l'Algérie dès qu'ils ont compris qu'elle serait indépendante. De même, les juifs vont fuir la Palestine parce qu'ils ne peuvent vivre parmi nous, même si nous les acceptions. C'est une question de climat politique et culture psychologique aussi.
Quant à nous, pourquoi les rejetons-nous ? Parce qu'ils représentent un foyer culturel étranger, une tumeur maligne greffée sur notre corps pour nous détruire. L'accepter, c'est accepter notre mort. J'estime que nous devons poser avec sincérité le problème des juifs sépharades dans nos pays, bien entendu, à l'intérieur du cadre de la sphère culturelle araboislamique. Ces juifs sépharades, bien qu'ils soient souvent encore plus féroces que les Occidentaux dans la guerre contre nous et qu'ils nous vouent encore plus de haine du fait du lavage de cerveau dont ils sont victimes, sont en réalité des orientaux, dans leurs traditions et leurs habitudes. Nous devons accepter leur présence à long terme car, depuis toujours, ils ont été parmi nous.
J'estime donc qu'il faut, d'un point de vue théorique, envisager d'accepter les juifs sépharades dans nos pays, naturellement sous la souveraineté de la culture arabo-islamique. Dans la pratique, ils partiront parce qu'ils n'accepteront jamais de vivre parmi nous dès lors qu'Israël se sera effondré. A propos de cette attitude, je vais vous raconter une autre anecdote personnelle : après l'indépendance, je me suis rendu à Maghnia, mon village natal, pour voir ma mère. Puis, de là à Tlemcen, visiter des amis avec lesquels j'ai passé une partie de mon enfance et de mon adolescence. A Tlemcen, on vint me prévenir qu'une dame assez âgée du nom de "Mademoiselle Antonini" voulait me voir. Je me suis naturellement souvenu d'elle. Cette dame
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enseignait à l'école de mon village et était respectée de tous. Je l'ai reçue et elle m'entretint sur le même ton qu'elle employait lorsque j'étais son élève. Après le thé traditionnel, je lui demandais quels étaient ses projets, ce qu'elle comptait faire.
Elle me répondit: "J'ai passé toute ma vie ici entre Maghnia et Tlemcen, mais maintenant je vais partir en France."
Je lui dis : "Pourquoi ne restez-vous pas ici, pourquoi ne continuez-vous pas d vivre parmi nous, nous vous respectons et nous vous aimons."
Elle justifia sa décision en me disant ceci : "Mon seul espoir était de vivre ici jusqu'à ma mort, d'autant plus que c'est toi qui est Président. Je t'aime comme mon fils et j'aime l'Algérie comme mon pays. Pourtant, je me sens incapable de continuer d y vivre. Je te parle en toute franchise. J'ai vécu ici toute ma vie, c'est vrai. Mais le pays avait aussi un certain mode de vie. Aujourd'hui, avec l'indépendance, il vit d'une autre façon. Tout commence d changer. A mon âge, je ne peux pas supporter cette nouvelle situation. Cela m'est impossible ne serait-ce que d'un point de vue affectif. Mais je te dis cela en toute franchise et affectueusement. Je te souhaite le bonheur dans tout ce que tu accompliras avec ton peuple. Mais, moi, je ne peux pas, psychologiquement, supporter cette situation."
Avant de partir, cette dame est venue me voir une deuxième fois pour me dire: "Ahmed, je t'offre ma maison."
Je lui dis : "Offrez-la d l'Etat, moi je ne peux pas l'accepter."
"Non, me dit-elle, je ne veux pas que l'Etat la prenne, je te l'offre d toi." J'ai finalement dû, par égard pour elle, accepter et satisfaire à son ultime demande, mais, ensuite, je remis la maison sous la propriété de l'Etat.
Cette réaction psychologique est caractéristique. Elle se répètera avec les juifs d'Israël quand nous libèrerons la Palestine, si Dieu le veut.
- Comment pourrons-nous accepter même le juif arabe qui a fui son pays pour Israël et où il est devenu un soldat qui combat contre son pays d'origine ?
Je ne crois pas que la majorité de ces juifs puissent revenir et vivre tout à fait normalement dans nos pays.
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Voyez le cas des juifs algériens. Sur les cent mille environ que comptait l'Algérie, trois mille seulement sont restés, les autres ont émigré bien qu'il n'y ait jamais eu d'agression contre eux et pourtant ils sont partis en France.
- N'ont-ils pas combattu avec les Français ?
Il y a des juifs qui, effectivement, ont combattu avec les Français, mais peut-être serez-vous surpris si je vous disais que des juifs ont aussi combattu avec nous dans les rangs de la révolution. Jusqu'à présent, je conserve des relations amicales avec des amis juifs algériens, bien qu'ils se trouvent maintenant en France, et qui avaient été inquiétés à cause de moi après le coup d'Etat.
- Que pensez-vous de la revendication de la résistance palestinienne : "Une Palestine laïque et démocratique", ce mot d'ordre ne nuit-t-il pas d la nature arabe et islamique de la Palestine ?
Je crois surtout qu'ils s'en servent comme d'une couverture. Cependant, j'estime qu'il faut être clair, qu'il faut utiliser un langage révolutionnaire tout à fait clair.
- Que pensez-vous aussi de l'idée : 'Un Etat palestinien sur toute parcelle évacuée par Israël"?
C'est une erreur qui peut coûter très cher. S'il était créé, ce serait au prix de son intégration dans la stratégie hostile aux Arabes et dans le réseau du système mondial.
- Vous ne pensez pas, ainsi qu'on le prétend, qu'il serait possible de faire de ce mini-Etat une base révolutionnaire d'où l'on pourrait lancer des opérations et affronter Israël ?
J'exclus totalement qu'un tel Etat puisse être révolutionnaire ou que ses dirigeants puissent prétendre l'être car il recèle une contradiction essentielle dans ses principes mêmes. L'approche qui conduit à un tel mini-Etat ne peut pas déboucher sur une entité révolutionnaire. Au contraire, ce serait l'inverse. Les dirigeants de ce mini-Etat seraient nécessairement hostiles aux Arabes, à l'arabisme et à lâ libération de la Palestine.
Itinéraire 257
- Dans le cadre des données de la situation actuelle au MoyenOrient, quelle serait, selon vous, d la lumière des aspects culturels et idéologiques que nous avons évoqués, la meilleure voie pour favoriser une action efficace de la résistance palestinienne ?
Nous avons une base qui s'appelle le Liban. Elle est notre dernière tranchée. Par ailleurs, nous devons agir pour changer la situation dans toute la région périphérique et d'abord en Egypte. Les liens entre les deux peuples arabes frères du Liban et de la Palestine doivent se raffermir sur de nouvelles bases, une nouvelle forme, et avec des moyens nouveaux pour que la révolution palestinienne au Liban redevienne féconde et irradie à nouveau tout son environnement arabe.
Je crois d'ailleurs que l'échec de la résistance palestinienne au Liban est dû au comportement négatif de certains de ses membres. La présence de la révolution palestinienne au Liban est une nécessité impérieuse. Encore faudrait-il qu'elle respecte la condition de laisser le peuple libanais libre d'organiser son combat comme il l'entend. Combat qui rejoint fondamentalement celui des Palestiniens.
- Enfin, quelle lecture faites-vous de la réalité intérieure palestinienne marquée par des déchirements, des luttes intestines, des liquidations ? Qu'en pensez-vous ? Est-elle porteuse d'espoir ou de désespoir ?
Je considère que la direction actuelle de la résistance engage la révolution palestinienne dans une voie sans issue. La lutte contre Israël est une lutte historique. II se peut que nous subissions des échecs pendant un temps (que Dieu nous en garde 1). Mais même en admettant cette hypothèse, même dans ce cas, nous n'avons pas le droit de barrer le chemin devant les nouvelles générations et d'hypothéquer les chances de nouvelles actions qui incarneraient l'espoir des Arabes, des musulmans et des hommes libres dans le monde.
- Comment jugez-vous les tentatives de changement d l'intérieur de la résistance palestinienne ?
Le changement dans la révolution palestinienne est une question capitale et il est inéluctable. Ce changement doit se situer au niveau des thèses, du style et des comportements. Ce doit être
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un changement en profondeur. Avec l'aide de Dieu, nous le mènerons à bien. Il ne faut pas sous-estimer le puissant génie et les ressorts insoupçonnés de nos peuples. Et même si le combat est long et semé d'embûches, je sais, je suis sûr que nous vaincrons.
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