de la cour d'appel de Paris
Par Jean-Louis TRISTANI
(Maître assistant à l'U.E.R. de sciences sociales de l'université de
Paris 5 (Sorbonne), licencié en théologie, agrégé de philosophie)
Cette pénible affaire Faurisson, dont vous avez à connaître, soulève des problèmes relevant de nombreuses disciplines dont les principales sont, outre le droit et l'histoire, l'éthique, la science politique, la sociologie et, tout particulièrement, l'anthropologie des religions, qui est mon domaine d'enseignement et de recherche.
Ayant pris connaissance du dossier, assisté aux audiences et lu les jugements des 3 et 8 juillet 1981, j'ai pu constater que le caractère religieux de cette affaire, à première vue peu apparent, l'emportait sur tous les autres au point de mettre en danger les positions de la justice comme de la science.
C'est donc en qualité d'anthropologue que j'ose vous soumettre les raisons qui m'ont conduit à cette conclusion.
Un examen approfondi et comparatif des fondements doctrinaux du judaisme et du christianisme fait apparaître une constante: certains événements y revêtent l'éminente signification d'une intervention divine dans l'histoire des hommes.
Pour le judaisme, c'est le passage de la mer Rouge par les Hébreux sous la conduite de Moise. La Bible en propose deux récits, l'un miraculeux où la mer s'ouvre pour laisser passer le peuple juif. L'autre version fait intervenir une cause naturelle: Yahvé envoie un grand vent qui repousse ou assèche les eaux.
Dans le christianisme, l'événement "historique" fondateur est la résurrection du Christ, sans laquelle, écrit l'apôtre Paul, "notre foi est vaine".
Ces "événements" articulent si totalement le mythe à l'histoire qu'il est aujourd'hui très difficile de les soumettre aux exigences d'une critique historique rigoureuse. La résurrection du Christ présente ici l'exemple type. L'hypothèse d'une supercherie fomentée par les apôtres, outre qu'elle est historiquement indémontrable, est fort peu satisfaisante. L'historien se trouve démuni s'il s'en tient aux règles de sa discipline, et c'est principalement par le biais du postulat de l'inexistence de Dieu qu'il met en doute l'historicité de cette résurrection. Le propre d'un postulat celui d'Euclide est le plus célèbre est de ne pouvoir se démontrer.
En revanche, si Dieu existe, il serait philosophiquement inconséquent de ne pas tenir compte de lui dans notre histoire. Hegel en a montré la lumineuse nécessité dans toute son oeuvre et plus particulièrement dans ses Leçons sur la philosophie de la religion, où l'histoire et la pensée humaines sont réparties en trois règnes, celui du Père, du Fils et de l'Esprit.
L'Holocauste, qui présente l'une des figures les plus populaires du judaisme contemporain, s'inscrit ainsi dans une longue tradition. Il fait corps avec ce qu'il faudrait appeler l'"invention de l'Israel"1, de l'Israel d'aujourd'hui. Le génocide hitlérien perpétré dans les chambres à gaz, l'Exodus et la création de l'Etat israélien n'accèdent-ils pas en effet à la signification éminente qu'eurent jadis la servitude en Egypte, l'Exode et l'installation en Terre promise?
L'histoire religieuse se différencie cependant de l'histoire par l'appel au prodigieux.
Or, si nous nous en tenons au principal document dont personne ne conteste l'authenticité ou la bonne foi, le Journal du médecin S.S. J. P. Kremer, rien ne démontre en effet, déclare M. Faurisson, que les "actions spéciales" auxquelles il relate sa participation aient été des gazages d'êtres humains.
N'est-il pas surprenant, dit-il ensuite, que les archives concentrationnaires qui se trouvent à Coblence, Arolsen et Orianenburg aient été si peu étudiées? Leur traitement démographique permettrait cependant d'obtenir une fourchette raisonnable sur le nombre réel des déportés et de faire le compte des disparus.
Ne tient-il pas du prodige, conclut-il enfin, qu'une extermination de six millions de juifs dans des chambres à gaz n'ait laissé subsister que des témoignages ambigus ou contradictoires, des aveux malgré tout suspects et aucune preuve matérielle ou documentaire d'une véritable solidité?
Dans le jugement rendu le 8 juillet 1981 par la première chambre civile du tribunal de Paris, il est écrit que M. Robert Faurisson affirme a sur un ton quasi messianique, être porteur d'une "bonne nouvelle" (page treizième). Certes. Je me demanderais cependant si ce ton messianique et cette bonne nouvelle ne seraient pas les contrepoints du messianisme holocaustique. Le ton messianique de l'énoncé "les chambres à gaz n'ont pas existé" n'a-t-il pas pour fonction de souligner le contexte messianique de l'énoncé contradictoire "les chambres à gaz ont existé"? Supposons que je veuille mettre ironiquement en question le dogme central du christianisme, je dirai en effet: je vous annonce une bonne nouvelle: "Jésus-Christ n'est pas ressuscité." Qui ne voit alors que le ton kérygmatique de mon propos est emprunté aux écrits néo-testamentaires eux-mêmes?
Nous ne sommes ici pas loin du scénario imaginé dans un roman anglais When it was dark, dont S. Freud nous donne l'admirable résumé suivant: "L'auteur imagine une conspiration ourdie par des ennemis de la personne du Christ et de la foi chrétienne qui prétendent avoir réussi à retrouver à Jérusalem un caveau et, dans ce caveau, une inscription par laquelle Joseph d'Arimathie avoue avoir, pour des raisons de piété, enlevé clandestinement, trois jours après ses obsèques, le corps du Christ de sa tombe pour le transporter dans ce caveau. Cette découverte archéologique signifie la ruine des dogmes de la résurrection du Christ et de sa nature divine et a pour conséquence un ébranlement de la culture européenne et un accroissement extraordinaire du nombre de violences et de crimes de toutes sortes, jusqu'au jour où le complot des faussaires est découvert et dénoncé23."
Cette parabole devrait nous servir de talisman dans l'affaire présente. Qu'elles aient existé ou non, les chambres à gaz fournissent l'un des moments principaux du récit fondateur dans lequel s'enracinent la légitimité de l'Etat israélien, de ses revendications territoriales ainsi que de sa politique envers les Palestiniens, mais aussi la légitimité des institutions politiques occidentales postérieures à la Deuxième Guerre mondiale. Les chambres à gaz jouent, dans le système actuel des représentations, le rôle dévolu naguère à l'enfer. Si le socialisme promet de faire descendre le paradis sur la terre, le national-socialisme y fit déjà monter l'enfer. Toute vision messianique s'appuie, hélas! sur une hallucination diabolique introduite dans l'histoire.
La "légèreté" reprochée à M. Faurisson ne serait-elle pas plutôt d'avoir sous-estimé l'importance de cette fonction religieuse qu'ont acquise les récits sur les chambres à gaz et le génocide? La même question vaut d'ailleurs pour M. Serge Thion car, du point de vue anthropologique où il devient indispensable de se placer pour comprendre cette affaire, l'alternative première n'est pas entre vérité historique et vérité politique mais entre vérité historique et vérité religieuse3. Cela n'est pas une simple querelle d'école: lorsqu'une vérité politique est d'abord et avant tout une vérité religieuse, il devient naif de s'étonner que cette vérité politique échappe, comme par enchantement, aux prises de la critique et de la raison. L'on doit même au contraire s'attendre à ce qu'une guilde de caractère sacerdotal se donne la mission sacrée de monter la garde autour des énoncés dogmatiques pour tenir l'opinion publique en respect.
L'originalité anthropologique de ces religions séculières4 qu'ont été et que sont à des titres divers, les fascismes, le marxisme soviétique et l'Holocauste est de dénier à leurs fondations tout caractère religieux en invoquant les évidences de l'histoire. A la différence de la résurrection du Christ, les chambres à gaz ne présentent, à première vue, rien de surnaturel. Je dis "à première vue", car une lecture méditée du récit publié par celui qui devrait en être le témoin privilégié, M. Philip Muller, ne peut que suggérer cette surnature, dans l'arborescence symbolique de son imaginaire5.
En conséquence, cette guilde sacerdotale ne sera pas composée principalement de rabbins, de pasteurs et de prêtres, mais d'universitaires, de journalistes, de juristes, etc. Ceux-ci n'auront de plus aucunement conscience de constituer rien de tel et c'est au nom de l'histoire ou du droit que se sont exprimés MM. Pierre Vidal-Naquet, Jacques Le Goff et Me Robert Badinter.
Je dois encore constater que cette "légèreté" faurissonienne fut, hélas! partagée par les magistrats qui l'ont condamné. Les conclusions du ministère public de la première chambre civile laissent transparaître, sans l'identifier, la nature religieuse de l'accusation lancée contre M. Faurisson.
M. le premier substitut estime, en effet, "qu'il y a lieu de prononcer la condamnation morale que réclame [sic] les associations demanderesses" (p. 26 des conclusions) et remarque que "le présent litige aura eu à tout le moins un mérite: celui de rappeler aux générations qui n'ont pas vécu ces atroces périodes l'existence et la réalité des camps de concentration" (p. 27). Je pense que M. le premier substitut fut ici victime d'un lapsus calami. Au lieu de "chambres à gaz", il écrit "camps de concentration" dont M. Faurisson n'a jamais mis en doute l'existence ni la réalité. "Légèreté", sans doute? Je laisse ces vétilles pour traduire en termes simples les conceptions profondes du ministère public: M. Robert Faurisson ne croit pas au dogme des chambres à gaz et, de ce fait, il pervertit les jeunes générations.
Comment ne pas découvrir la ressemblance de cet énoncé à celui d'une très ancienne accusation d'impiété? Je ne crois pas manquer au respect en rappelant que, en l'an 399 avant Jésus-Christ, Mélétos et quelques citoyens d'Athènes introduisirent devant les tribunaux une accusation pour impiété contre Socrate, fils de Sophronisque. Socrate, dirent ces quidams, n'honore pas les dieux que la cité révère et pervertit la jeunesse.
Pour prévenir toute confusion, je dis bien que je ne compare pas M. Faurisson à Socrate mais l'accusation portée contre mon collègue à celle qui conduisit Socrate à la mort.
La seule forme de religion légale compatible avec la laicité républicaine est la célébration de la mémoire des citoyens morts pour la patrie. Cette célébration possède ses lieux de culte, la tombe du soldat inconnu et les innombrables monuments aux morts de nos communes. L'anthropologue notera ici que, à l'exception de la L.I.C.R.A. et du M.R.A.P., toutes les associations assignatrices ont pour objet statutaire, qui "la solidarité du souvenir des martyrs et leur culte, qui "l'entretien par toute propagande appropriée du souvenir de ceux qui sont morts pour la France", qui "la protection de la mémoire des déportés assassinés d'Auschwitz et la poursuite de l'action nécessaire à la recherche et au châtiment de leurs bourreaux"...
J'appelle enfin l'attention sur l'énoncé de l'objet statutaire de l'association Fils et Filles des déportés juifs de France: "Le regroupement des enfants des victimes de l'Holocauste, la défense de la mémoire de leurs parents et la lutte contre l'oubli ou la dénaturation de leur tragique destin." Le culte de la mémoire des déportés français d'origine juive s'identifie purement et simplement ici avec le cuite holocaustique, sans que ladite association apparaisse ordinairement comme une association cultuelle ou une congrégation religieuse.
Les frontières nécessairement imprécises du culte républicain rendu aux citoyens morts pour la France ont été utilisées au profit d'une religion qui n'a plus rien de républicain: le judaisme holocaustique. Dès lors, quiconque "dénature leur tragique destin", c'est-à-dire refuse le credo holocaustique, porte "un préjudice moral" à cette honorable association, se voit assigné devant les tribunaux de la République française une et indivisible pour être vulgairement sanctionné comme s'il avait compissé la tombe du soldat inconnu!
Il est tout à fait légitime que, à la suite des persécutions et massacres de caractère raciste perpétrés par le gouvernement d'Hitler, une immense réprobation se soit élevée parmi les survivants et qu'elle ait pris, chez beaucoup, la force d'une conviction religieuse. La représentation populaire de l'Holocauste, en donnant au sacrifice du peuple juif une forme christique, a singulièrement oeuvré à la réconciliation entre chrétiens et juifs, et l'anthropologue ne peut que s'en réjouir. Il arrive cependant un moment où le bénéfice d'un consensus social de nature religieuse s'épuise pour laisser apparaître sa face d'ombre, c'est-à-dire d'intolérance, et pis d'inquisition! Or, n'est-ce pas à vous déguiser en inquisiteurs que vous invitent inconsciemment les parties civiles et demanderesses à partir du moment où le "préjudice moral" allégué résulte en fait d'un délit d'impiété?
Je ne pense aucunement que cette subversion de la laicité républicaine soit délibérée ni de mauvaise foi, en raison même de son caractère religieux. C'est pourquoi je répugne à l'emploi de termes comme supercherie ou escroquerie. S'il y a supercherie ou escroquerie dans la religion, ces mots n'ont plus, en tout état de cause, leur signification usuelle et je dois dire qu'à ma connaissance l'anthropologie des religions n'est pas encore parvenue à lui fournir une formulation satisfaisante.
La mission constitutionnelle des tribunaux républicains n'est-elle pas alors de se montrer vigilants à l'extrême lorsque semblables associations s'acharnent sur un citoyen pour ne pas se laisser entraîner, comme cela vient d'être le cas, à entériner de pures et simples accusations d'impiété envers une religion particulière qui se masque statutairement derrière le culte de la mémoire rendu aux citoyens morts pour la patrie?
Cette vigilance ne devient-elle pas chaque jour plus urgente dans un monde où les fanatismes religieux, que l'on pouvait croire assoupis, renaissent pour s'affronter avec une violence meurtrière, tout spécialement au Proche-Orient où chrétiens, juifs et musulmans s'entre-tuent avec une désespérante monotonie?
La voie de la paix ne passe-t-elle pas par l'éradication des fanatismes? Au moment où le président de la République a commencé de s'entremettre en vue d'un règlement pacifique, ne serait-il pas opportun de modérer les certitudes holocaustiques dont se nourrissent l'intransigeance et l'arrogance de certains dirigeants israéliens? Tout le monde en ressent obscurément les trop évidentes exagérations, mais personne n'a le courage politique d'en débattre.
Notes1. Je m'inspire du titre que Mme N. LORAUX a donné à sa thèse: L'Invention d'Athènes, Mouton .
2. Essais de psychanalyse, Payot, p. 118 .
3. Vérité historique ou vérité politique? La Vieille Taupe .
4. J'emprunte cette formulation à mon maître Raymond Aron .
5. Trois ans dans une chambre à gaz d'Auschwitz, Pygmalion/Gérard Watelet.
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