Kevin MacDonald : Culture De La Critique – Les Juifs Et La Gauche (2)
Le communisme et l’identification juive en Pologne
Les travaux de Schatz sur le groupe de communistes juifs qui sont arrivés au pouvoir en Pologne après la Deuxième Guerre mondiale, qu’il appelle la génération, nous importent car ils mettent en lumière les processus d’identification de toute une génération de Juifs communistes en Europe de l’Est. Contrairement à ce qui s’est passé en Union Soviétique, où la faction la plus juive menée par Trotski a été vaincue, nous pouvons suivre en Pologne les activités et les identifications d’une élite communiste juive qui a pris le pouvoir et l’a tenu pendant une longue période.
La grand majorité des membres de ce groupe avait été socialisée dans des familles juives très traditionnelles, où
la vie domestique, les coutumes et les folklore, les traditions, les loisirs et les relations entre générations étaient imprégnés de normes et de valeurs essentiellement juives […] Le noyau de l’héritage culturel leur fut légué dans les formes par la pratique et l’éducation religieuse, les cérémonies, les contes, les chansons, en écoutant les histoires narrées par les parents et grands-parents et les discussions des adultes. Ils étaient donc pourvus de ce solide noyau d’identité, de valeurs, de normes et d’attitudes quand ils entrèrent en rébellion en tant que jeunes adultes. Ce noyau dut subir des transformations au cours des processus d’acculturation, de sécularisation et de radicalisation, qui allaient parfois jusqu’au rejet explicite. Il n’en reste pas moins que cette couche profonde allait filtrer toutes leurs perceptions ultérieures. (Shatz, The Generation : The Rise and Fall of the Jewish Communists of Poland, p. 37-38.)
Remarquons ici les implications des processus de fausse conscience : les membres de la génération niaient les effets de cette expérience intégrale de socialisation, laquelle devait pourtant déteindre sur toutes leurs perceptions postérieures, de telle sorte qu’en un sens tout à fait réel, ils ne savaient pas à quel point ils étaient juifs. La plupart d’entre eux parlaient yiddish dans la vie quotidienne et n’avaient qu’une faible maîtrise du polonais, même après leur incorporation dans le parti. Ils ne fréquentaient que des Juifs, qu’ils rencontraient dans le monde juif du travail, du voisinage et dans les organisations sociales et politiques juives. Une fois devenus communistes, ils se marièrent entre eux et leur vie sociale se déroulait en yiddish. Comme c’est le cas de tous les mouvements intellectuels et politiques juifs que nous étudions dans ce traité, leurs mentors et leurs influences déterminantes étaient tous des Juifs ethniques – singulièrement Trotski et Luxembourg – et quand ils faisaient mention de leurs héros personnels, tous étaient des Juifs dont les exploits prenaient des dimensions quasi-mythiques.
Les Juifs qui intégraient le mouvement communiste ne rejetaient pas au préalable leur identité ethnique, nombre d’entre eux « chérissaient leur culture juive […] et rêvaient d’une société dans laquelle les Juifs seraient et resteraient juifs » (ibidem p. 48). De fait, il n’était pas rare du tout que des individus combinassent une forte identité juive avec le marxisme et des mélanges variables de bundisme et de sionisme. En outre, le marxisme se recommandait aux Juifs polonais dans la mesure où ils savaient que les Juifs avaient obtenu des positions de pouvoir et d’influence très élevées en URSS et qu’ils avaient mis en place un système d’éducation et de culture juive. En Union Soviétique comme en Pologne, on voyait le communisme comme une puissance opposée à l’antisémitisme. Contradictoirement, le gouvernement polonais excluait les Juifs du secteur public, instituait des quotas dans les universités et les professions libérales et boycottait officiellement des entreprises juives. Très clairement, les Juifs voyaient dans le communisme quelque chose de bon pour eux-mêmes. C’était le mouvement qui ne mettait pas en péril la perpétuation du groupe juif, qui leur promettait pouvoir et influence et qui mettait fin à l’antisémitisme d’État.
A une extrémité du spectre de l’identification juive, on trouvait les communistes qui avaient commencé leur carrière dans le Bund ou chez les sionistes, parlaient yiddish et travaillaient entièrement dans un milieu juif. Les identifications juives et communistes étaient aussi sincères l’une que l’autre et sans ambivalence. Aucun conflit n’était perçu entre ces deux sources d’identité. A l’autre bout du spectre de l’identification juive, on trouvait des communistes qui pourraient avoir voulu édifier un État « desethnicisé », sans perpétuation du groupe juif, bien que les preuves de cette volonté soient loin d’être suffisantes. Dans la période qui précède la Deuxième Guerre mondiale, même les plus « desethnicisés » des Juifs ne s’assimilaient qu’extérieurement en s’habillant comme des Gentils, en adoptant leurs prénoms (ce qui peut ressembler à une tromperie) et en apprenant leur langue. Ils cherchaient à recruter des Gentils dans le mouvement, mais ne s’assimilaient pas à la culture polonaise et ne cherchaient pas à le faire.
Ils conservaient les « attitudes hautaines et méprisantes » traditionnelles chez les Juifs, face à ce qu’ils considéraient, en bons marxistes, comme une culture « attardée » de paysans polonais (ibid. p. 119). Même les communistes juifs les plus assimilés, ceux qui travaillaient dans les grandes villes avec des non-juifs, s’indignèrent profondément du pacte germano-soviétique de non-agression et furent soulagés au déclenchement de la guerre entre ces deux puissances, ce qui indique clairement que leur identité personnelle juive n’était pas restée loin de la surface. Le Parti Communiste de Pologne (PCP) avait soin de promouvoir les intérêts juifs et n’obéissait pas aveuglément à l’Union Soviétique. A ce titre, Schatz considère que si Staline a dissout le PCP en 1938, c’est à cause de la présence de trotskistes en son sein et parce qu’il s’attendait à ce que celui-ci s’opposât à l’alliance avec l’Allemagne nazie.
Dans mon livre Separation And Its Discontents, j’affirme que l’ambivalence dans l’identification est un trait constant du judaïsme depuis l’époque des Lumières. Il est intéressant de remarquer que les militants juifs polonais montrent une telle ambivalence, qui provient en dernière analyse de la contradiction qu’il y a « entre la croyance d’une sorte d’existence collective juive, mêlée au rejet d’une telle communion ethnique, qui était considérée comme incompatible avec la division en classes et nuisible à la lutte politique en général ; entre la volonté de maintenir un type de culture juive spécifique, mêlée à l’idée qu’il ne s’agissait que d’une forme ethnique particulière du message communiste qui devait servir à incorporer les Juifs dans la communauté socialiste polonaise ; entre la volonté de conserver des institutions juives à part, tout en désirant éliminer la séparation juive comme telle » (p. 234).
Nous allons observer que les Juifs, y compris les Juifs communistes aux plus hauts échelons du gouvernement, continuaient de se voir comme un groupe soudé et identifiable. Bien que le caractère spécifiquement juif de leur expérience collective n’apparût pas à leurs propres yeux, celui-ci n’échappait pas aux yeux des autres, cas frappant de fausse conscience que nous scruterons plus tard en étudiant le cas des Juifs gauchistes américains.
Ces communistes juifs élaboraient des rationalisations et des auto-tromperies quant au rôle du mouvement communiste en Pologne, de telle sorte qu’on ne peut pas tirer, à partir du manque de preuves de leur identité ethnique juive affirmée, un manque d’identité juive tout court.
Des anomalies cognitives et émotionnelles – des déformations, des blocages et des mutilations de la pensée et du sentiment – étaient le prix à payer pour conserver leurs croyances intactes […]. L’ajustement de leurs expériences à leurs croyances se faisait par le truchement de l’interprétation, de la suppression, de la justification ou du déni argumenté. (ibidem p. 191)
Autant ils étaient capables d’appliquer avec talent leur pensée critique en analysant de façon pénétrante le système socio-politique qu’ils rejetaient, autant ils étaient bloqués quand il s’agissait d’appliquer les mêmes règles et exigences d’analyse critique au système qu’ils considéraient comme étant l’avenir de toute l’humanité. (ibid. p. 192)
Cette combinaison de fausse conscience rationalisée et d’une très forte teneur en identité juive peut se lire dans les propos de Jacub Berman, un des plus hauts dirigeants polonais de l’après-guerre. (En Pologne, tous les dirigeants communistes dans la période 1948-56 : Berman, Boleslaw, Bierut, Hilary Minc, étaient juifs). Au sujet des purges et des meurtres de milliers de communistes, dont de nombreux Juifs, en URSS dans les années 1930, Berman déclare ce qui suit :
J’ai tâché du mieux que j’ai pu d’expliquer ce qui se passait, de clarifier les tenants et aboutissants, les situations très conflictuelles et remplies de contradictions internes où Staline devait se trouver et qui l’ont contraint à agir comme il l’a fait et à exagérer les erreurs de l’opposition, lesquelles prirent des proportions grotesques dans les accusations judiciaires, et à nouveau gonflées par la propagande soviétique. Il fallait beaucoup d’endurance et de dévouement pour accepter ce qui se passait, malgré toutes les distorsions, les insultes et les tourments. (in Toranska, « Them » : Stalin’s Polish Puppets p. 207)
En ce qui concerne son identité juive, Berman répondit comme suit, alors qu’on s’enquérait de ses plans pour l’après-guerre :
Je n’avais pas de plan particulier. Mais je savais qu’en tant que Juif, je ne pourrais pas postuler aux postes les plus élevés. Mais cela ne me gênait pas de ne pas être aux premiers rangs, non pas que je fusse si humble de nature, mais parce qu’il n’y a pas besoin d’être sous les feux de la rampe pour détenir le véritable pouvoir. Ce qui m’importait, c’était d’exercer mon influence, d’apposer mon sceau lors de la formation si compliquée des gouvernements, ce que je faisais sans devoir m’exposer. Évidemment, l’exercice demandait une certaine agilité. (ibidem p. 237)
Nous voyons clairement que Berman se voit comme Juif et qu’il est conscient que les autres le voient ainsi, et qu’il faut donc faire adopter artificieusement un profil bas à sa personnalité publique. Berman fait aussi remarquer qu’il fut, en tant que Juif, soupçonné pendant la campagne anti- « cosmopolite » qui commença en URSS à la fin des années 1940.
Son frère, membre du Comité Central de l’Organisation des Juifs Polonais (laquelle voulait mettre sur pied une culture juive laïcisée dans la Pologne communiste), émigra en Israël en 1950 pour fuir les conséquences de la ligne antisémite adoptée en Pologne, sous inspiration soviétique. Berman explique qu’il n’a pas suivi son frère en Israël malgré les demandes pressantes de celui-ci : « J’étais bien sûr intéressé par ce qui se passait en Israël, d’autant plus que je connaissais bien ceux qui y allaient » (ibid. p. 322). Évidemment, son frère ne le considérait pas comme non-Juif, mais comme un Juif qui devait émigrer en Israël à cause de l’antisémitisme naissant. La proximité des liens de famille entre un très haut cadre du gouvernement communiste polonais et un militant de l’organisation qui promouvait la culture laïque juive en Pologne indique que même chez les plus assimilés des communistes polonais de l’époque, on ne voyait pas d’incompatibilité à s’identifier comme Juif et comme communiste.
Tandis que les membres juifs du PCP considéraient le parti comme avantageux pour les intérêts juifs, celui-ci était vu par la gentilité polonaise, même avant la guerre, comme « pro-soviétique, anti-patriotique et ‘pas vraiment polonais’ d’un point de vue ethnique » (Schatz, op. cit. p. 82). La perception de ce manque de patriotisme était la source principale de l’hostilité populaire envers le PCP.
D’un côté, pendant la plus grande partie de son existence, le PCP était en guerre non seulement contre l’État polonais, mais aussi contre l’ensemble du corps politique, y compris contre les partis d’opposition institutionnelle de la gauche. D’autre part, aux yeux de la grande majorité des Polonais, le PCP était un agent étranger et subversif aux ordres de Moscou, qui avait juré de détruire l’indépendance de la Pologne, gagnée de haute lutte, pour la faire entrer dans le giron soviétique. Appelée « agence soviétique » et « commune juive », l’organisation était vue comme une conspiration dangereuse et fondamentalement non-polonaise qui cherchait à saper la souveraineté nationale et à restaurer sous une autre forme la domination russe. (Coutovidis & Reynolds, Poland, 1939-47, p. 115)
Le PCP soutint l’Union Soviétique lors de la guerre soviéto-polonaise de 1919-20 et l’invasion soviétique de 1939. Il accepta la frontière soviéto-polonaise de 1939 et se montra assez indifférent au massacre des prisonniers de guerre polonais pendant la Deuxième Guerre mondiale, alors que le gouvernement polonais en exil tenait une position nationaliste sur ces questions. L’armée soviétique et ses alliés polonais, « déterminés par de froides raisons de calcul politique ou sous la pression des nécessités militaires, ou les deux ensemble », laissèrent l’insurrection de l’Armée de l’Intérieur, fidèle au gouvernement non-communiste en exil, être écrasée par les Allemands au prix de deux cent mille morts, ce qui anéantit « la crème de l’élite militante anti-communiste et non-communiste » (Schatz, op. cit. p. 188).
L’artifice consistant à gommer la physionomie juive du mouvement communiste était aussi de mise dans la ZPP (sigle de l’Union des Patriotes Polonais, une vitrine communiste au nom orwellien, que l’URSS avait créée en vue de l’occupation de la Pologne après la guerre). Mis à part les membres de la génération dont la loyauté était tenue pour certaine et qui en formaient le noyau dirigeant, les Juifs étaient dissuadés de rejoindre cet organisme, de peur qu’il n’apparût comme trop juif. Toutefois, on le permettait aux Juifs qui pouvaient passer physiquement pour des Polonais.
On les invitait à s’enregistrer en tant que Polonais ethniques et à changer leurs noms. « On ne le demandait pas systématiquement, car avec certains d’entre eux, il n’y avait rien à faire : ils avaient l’air vraiment trop juifs. » (ibidem p. 185)
Quand ce groupe accéda au pouvoir après la guerre, il servit les intérêts politiques, économiques et culturels des Soviétiques, tout en promouvant avec véhémence les intérêts spécifiquement juifs, par exemple en détruisant l’opposition politique nationaliste qui professait un antisémitisme ouvert, en partie motivé par l’idée que le groupe juif favorisait la domination soviétique. La purge du groupe de Wladyslaw Gomulka après la guerre fut l’occasion de la promotion des Juifs et du bannissement total de l’antisémitisme. Qui plus est, la polarisation entre le gouvernement communiste polonais sous domination juive et soutenu par les Soviétiques d’une part, et la clandestinité nationaliste et antisémite d’autre part, permit au pouvoir communiste d’obtenir l’allégeance de la grande majorité de la population juive, alors que le gros des Polonais non-juifs était en faveur des partis anti-soviétiques.
Il en ressortit un antisémitisme encore plus marqué. A l’été 1947, environ 1500 Juifs avaient été tués dans des incidents enregistrés dans 155 localités. Le cardinal Hlond, au sujet d’un incident où 41 Juifs furent tués en 1946, remarquait que le pogrom s’expliquait par le fait que « les Juifs occupaient des positions dominantes dans le gouvernement polonais et s’efforçaient d’implanter un type d’État dont les Polonais, dans leur majorité, ne voulaient pas » (id. p. 107).
Le pouvoir communiste sous domination juive s’évertuait à maintenir et à ressusciter la vie juive en Pologne de façon à ce que, comme en URSS, on n’eût pas à craindre un quelconque dépérissement du judaïsme en régime communiste. Dans la « vision ethno-politique » de ces militants juifs, la culture juive laïque devait se perpétuer en Pologne avec l’aval et le soutien de l’État. Dans ces conditions, tandis que le pouvoir faisait campagne contre le pouvoir politique et culturel de l’Église catholique, la vie collective juive s’épanouit dans l’après-guerre. Des écoles et des publications en yiddish et en hébreux furent lancées, toute une variété d’organisations culturelles et d’entraide sociale pour Juifs furent mises sur pied. Une partie non-négligeable de la population juive trouva un emploi dans les entreprises coopératives juives.
Ajoutons à cela que le gouvernement sous domination juive voyait la population juive, où l’on trouvait beaucoup de gens qui n’avaient jamais été communistes, comme
un réservoir de gens fiables à rallier au projet de reconstruction du pays. Même s’il ne s’agissait pas de vieux camarades éprouvés, ils avaient l’avantage de ne pas avoir de racines dans les rapports sociaux de la société anti-communiste. Ils étaient étrangers à ses traditions historiques, n’avaient aucun lien à l’Église catholique et étaient détestés par les ennemis du régime. Par conséquent, on pouvait compter sur eux et leur attribuer des postes. (id. p. 212-13)
Avoir des origines juives étaient un avantage dans le recrutement des agents des services de sécurité intérieure. La génération des communistes juifs avait bien vu que son pouvoir dérivait entièrement de l’Union Soviétique et qu’elle allait devoir employer la coercition pour se faire obéir d’une société non-communiste foncièrement hostile. Le noyau dur des services de sécurité était formé de Juifs qui étaient déjà communistes avant l’établissement du pouvoir communiste polonais, mais il s’adjoignit l’assistance d’autres Juifs sympathisants du régime et détachés de la société au sens large. Ce genre de faits accentua d’autant plus l’image populaire du Juif en tant qu’agent de l’étranger et ennemi des Polonais ethniques.
Les agents juifs des forces de sécurité intérieure semblent avoir été motivés par une haine personnelle et par le désir de vengeance, lié à leur identité juive :
Leurs familles avaient été assassinées et la clandestinité anti-communiste leur apparaissait comme la continuation de cette même tradition antisémite et anti-communiste. Ils haïssaient autant ceux qui avaient collaboré avec les nazis que ceux qui s’opposaient au nouvel ordre des choses, sachant qu’en tant que communistes, ou en tant que communistes et que Juifs, on les haïssait au moins autant. A leurs yeux, l’ennemi était fondamentalement le même. Les vieilles calamités devaient être punies et les nouvelles empêchées, une lutte sans merci devait être menée pour ouvrir la voie à un monde meilleur. (id. p. 226)
A l’image de ce qui eut lieu en Hongrie au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la Pologne se polarisa de telle sorte qu’une classe dirigeante et administrative à dominante juive – soutenue par le reste de la population juive et par le pouvoir militaire soviétique – se rangea en ordre de bataille contre la grande majorité de la gentilité indigène.
Leur rôle d’intermédiaire transforma ces anciens outsiders en élite de fait de la Pologne, et ces anciens hérauts de la justice sociale allèrent très loin pour protéger leurs prérogatives, à grands renforts de rationalisation et d’auto-tromperie. Par exemple, quand un transfuge révéla en 1954 le style de vie luxueux des membres de l’élite (Boleslaw Bierut avait quatre résidences secondaires et les clés de cinq autres [in Torenska, op.cit. p. 28]), leur corruption et leur rôle d’agents soviétiques, il y eut des ondes de choc aux niveaux inférieurs du parti. D’où l’on peut voir clairement le rôle joué par les revendications de supériorité morale et d’altruisme dans l’élaboration de la fausse conscience de ce groupe.
Les efforts déployés pour donner un air polonais à ce pouvoir dominé par les Juifs, n’eurent pas le succès escompté, compte tenu du trop faible nombre de Polonais fiables et capables d’occuper des positions dans le parti, la haute administration, l’armée et les services. On favorisa donc les Juifs qui avaient coupé les ponts officiels avec la communauté, ceux qui avaient changé leur nom ou ceux qui pouvaient passer pour Polonais par leur aspect physique ou leur manque d’accent juif. Quelles que fussent les définitions que ces individus se donnaient à titre personnel, ceux qui les recrutaient à des postes de pouvoir prenaient comme critère leur extraction ethnique perçue, clé de leur fiabilité. La situation qui s’ensuivit ressemblait à beaucoup d’égards à celle des sociétés traditionnelles, où Juifs avoués et Juifs cachés entretenaient entre-soi leurs réseaux économiques et politiques.
A côté du groupe des hommes politiques influents, trop restreint pour être qualifié de catégorie sociale, on trouvait les soldats, les apparatchiks et les administratifs, les intellectuels et les publicistes, les policiers, les diplomates et enfin les militants du secteur juif. Il y avait aussi la masse des gens ordinaires – employés, artisans et ouvriers – qui partageaient une même vision idéologique, une même expérience historique et les mêmes aspirations ethniques. (Shatz, op. cit.p. 226)
Il faut remarquer que lorsque la domination politique et économique juive diminua graduellement dans la deuxième moitié des années 1950, un certain nombre d’entre eux retrouva un emploi dans les entreprises coopératives juives. Les Juifs purgés des services de sécurité intérieure reçurent l’assistance d’organisations juives financées par des Juifs américains. Peu de doutes subsistent au sujet du maintien de leur identité juive et de la perpétuation du séparatisme économique et culturel juif. A ce titre, après l’implosion du régime communiste polonais, « de nombreux Juifs, y compris des enfants et petits-enfants d’anciens communistes, sortirent du bois » (Anti-Semitism Worldwide 1994 p. 115). Ils revendiquèrent leur identité juive et renforcèrent d’autant plus l’idée que beaucoup de communistes juifs étaient en fait des crypto-Juifs.
Quand le mouvement anti-sioniste et antisémite d’Union Soviétique passa en Pologne, après le changement de ligne vis-à-vis d’Israël à la fin des années 1940, il y eut une nouvelle crise d’identité, issue de la croyance en l’incompatibilité entre communisme et antisémitisme. On y répondit soit par l’ « abnégation ethnique » – en faisant des déclarations niant l’existence de l’identité juive – soit tout simplement en faisant profil bas. Mais en vertu de la très forte identification au système parmi les Juifs, la tendance générale était à la rationalisation, y compris au moment où les Juifs étaient évincés des positions de pouvoir.
Même quand les méthodes devenaient plus dures et douloureuses, quand on était forcé d’avouer des crimes non-commis et à dénoncer les autres, et quand on se rendait compte des torts commis par des moyens qui violaient la morale communiste, les convictions idéologiques de base demeuraient inchangées. Par conséquent, la folie sacrée triompha, même dans les cellules de prison. (ibidem p. 260)
Pour finir, la campagne anti-juive des années 1960 s’alimenta de l’affirmation que les Juifs communistes de la génération s’opposaient à la ligne politique de l’Union Soviétique pro-Arabe au Proche-Orient.
A l’image de ce qui est arrivé aux autres groupes juifs au travers des âges, les purges anti-juives ne les firent pas abandonner leur engagement envers le groupe, même si le prix à payer était une persécution supplémentaire. Au contraire, cet engagement se fit plus fort encore :
Discipline idéologique inébranlable et obéissance jusqu’à la mauvaise foi… Ils voyaient le parti comme la personnification collective des forces de l’histoire et se voyaient eux-mêmes comme leurs servants. Ils l’exprimaient par du dogmatisme téléologico-déductif, de l’arrogance révolutionnaire et de l’ambiguïté morale. (ibid. p. 260-61)
En effet, on constate que la cohésion du groupe de la génération augmenta en même temps que ses revers de fortune. Comme leurs positions étaient érodées par le nationalisme polonais et l’antisémitisme naissant, ils devenaient de plus en plus conscients de leur appartenance au même groupe. Après leur défaite finale, ils perdirent très vite toute identité polonaise et assumèrent ouvertement des identités juives, en particulier en Israël, destination de la plupart des Juifs polonais. Ils auto-critiquèrent leur anti-sionisme et se firent les ardents partisans d’Israël.
Pour conclure, nous nous appuierons sur Schatz qui montre que la génération des Juifs communistes et de leurs partisans ethniquement juifs doit être considérée comme un groupe et un agent historique juif. Les preuves indiquent que ce groupe a servi des intérêts spécifiquement juifs, en particulier la continuation de groupe juif en Pologne, alors même qu’ils tâchaient de détruire des institutions comme l’Église catholique et d’autres expressions du nationalisme polonais au service de la cohésion sociale des Polonais. Le pouvoir communiste combattit l’antisémitisme et promut les intérêts économiques et politiques des Juifs. Même si la reconnaissance subjective de l’identité juive était certainement variable au sein de ce groupe, les preuves indiquent une forte teneur d’identité juive submergée de fausse conscience, même chez les plus assimilés d’entre eux. La séquence tout entière illustre la complexité de l’identification juive et l’importance de la fausse conscience et de la rationalisation au cœur du judaïsme en tant que stratégie évolutionnaire de groupe.
La mauvaise foi et la rationalisation étaient massives quand il s’agissait, pour le pouvoir sous domination juive et ses partisans juifs, d’éliminer les élites nationalistes gentilles, de s’opposer à la culture nationale polonaise et à l’Église catholique tout en édifiant une culture juive sécularisée, de servir d’agent de la domination soviétique en Pologne et de bâtir ses propres succès économiques, tout en administrant une économie qui imposait privations et sacrifices au reste du peuple pour l’atteler au char soviétique.
Kevin MacDonald : Culture de la Critique
- Préface à la première édition brochée